- Alors comme ça ta copine s'est défilée ?

Le jeune Sylphe qu'affrontait Yggdrasia avait pris une posture étrange ; ses bras étaient pliés devant lui comme s'il avait anticipé une attaque qui ciblait sa poitrine, alors que son ennemi n'avait pas fait mine de bouger le petit doigt depuis son récent retour dans l'arène.
Quel est l'intérêt de porter des griffes aux poignets dans de telles conditions ?
Ulrich, que son maître avait pourtant bien refroidi tout à l'heure, affichait un sourire carnassier.

- Rien de grave : elle sera la prochaine à tâter de mes rafales !

- Je me sens plus à l'aise qu'elle quand il est question de punir les vilains garçons dans ton genre, expliqua l'Hamadryade, narquoise. Tu as de beaux ongles, tu sais ?

Le Sylphe poussa un cri rageur en écartant violemment les bras. De ce geste naquit une forte tempête ! Yggdrasia dut lever le bras devant son visage pour s'en protéger.
Bien campée comme elle était elle ne risquait pas de s'envoler, mais qu'adviendrait-il si Ulrich aurait le malheur de se jeter sur elle dans ces conditions ?

- Tu veux les voir de plus près ? Pas de problème : j'arrive !

Propulsé par son élément de prédilection, le Tempétueux fondit sur elle en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire !
La fille des bois se servit de son bras déjà dressé face à son adversaire en le recouvrant d'une épaisse couche d'écorce. Le bouclier artisanal supporta les assauts, et de nombreux copeaux de bois volèrent en tout sens, soufflés par les interminables bourrasques qui se dégageaient du Sylphe.
Celui-ci jubilait en voyant qu'Yggdrasia ne faisait que se défendre.

- Alors ? t'as fini de sourire, l'épouvantail ? (Avec un sourire de forcené, il s'acharnait sur le pavois.) Parce que moi ça ne fait que commencer !

En l'espace d'une poignée de secondes, le bouclier de l'Hamadryade fut éventré comme une grenouille dépecée sur une planche d'autopsie.
S'imaginant bien qu'il tenait son adversaire acculée, Ulrich ramena une de ses griffes en arrière et y concentra une grosse partie de son aura venteuse !

- Voici venir le coup de grâââââce ! annonça-t-il, plein de vigueur. Uryyyyyyaaa-

Des vestiges du pavois d'Yggdrasia émergèrent des cordages aussi souples que solides ! Gardés jusqu'alors enroulés dans l'écorce protectrice, ils faisaient aussi partie intégrante de l'avant-bras de leur invocatrice.
Profitant du fait que le vent autour d'Ulrich s'était amoindri, l'Hamadryade put contre-attaquer proprement en enroulant ses créations noueuses autour des membres tendus du Sylphe.

- AaAagGh ? D’où ça sort, tout ce merdier ?! Relâch-m-

- Ahyyyyyaaaaaah !

Ignorant les bêtises proférées par l'insolente créature des airs, Yggdrasia tira sur ses liens et se mit à tournoyer sur elle-même. Pendant l'opération, elle obtint le soutien inopiné du vent, qui la cernait elle et son prisonnier. Celui-ci continuait de hurler avec véhémence. Yggdrasia ne l'écoutait pas, trop occupée à gagner en force centrifuge.
Une fois qu'elle eut estimé avoir assez secoué son gros paquet à jurons, l'Hamadryade leva ses bras tendus et les ramera lestement contre le sol glacé.
L'impact donna lieu à un réseau de fissures, et l'arène entière en trembla !
Les bras de l'Hamadryade reprirent forme humaine comme elle se redressait, ses yeux vert braqués sur la somptueuse surface de verre défoncée par ses soins.

- Tu récoltes ce que tu as semé, l'Impétueux. Rien que des hématomes de la couleur des fruits pourris !

Un grognement se fit entendre au moment où Yggdrasia se détournait de la zone d'affaissement.
Elle y coula un vague regard par-dessus son épaule avant de s'en éloigner sagement, feignant d'ignorer ce petit désagrément sonore.
La voix d'Ulrich se manifesta en un souffle rauque.

- Reste là...

Il y eut du mouvement dans cette atmosphère devenue instable : le vent tourbillonnait, fouettant les visages comme à l'approche d'une tornade !
L'Hamadryade, humant le danger, cessa aussitôt d'avancer. Les pans de sa robe légère et ses longues couettes s'agitaient au gré des courants d'air de moins en moins cléments.

- Oui ? Un coup de main, peut-être ?~

En réponse à cette réplique l'arène fut instamment cernée par une dizaine de colonnes d'air vrombissantes ! Ulrich bondit hors de son trou, couvert de la tête aux pieds par une aura profondément perturbée.
Il était furieux à n'en pas douter !
Mais tout autant abîmé. Rude avait été sa rencontre avec le sol.

- JE NE PEUX PAS PERDRE !

Yggdrasia haussa les épaules et se fendit d'un petit sourire aguicheur.

- Oh mais si tu le peux !

- FERME-LA !

- Seulement si tu m'y obliges.

La répartie de la Fille des bois n'étant décidément pas à son goût, Ulrich recourut à ses plus grands moyens en intimant à ses ébauches de tornade de la disperser aux quatre vents.
L'étau chaotique se referma aussitôt sur l'Hamadryade dans un vacarme de tous les diables !
L'enceinte de l'arène, envahie par des tessons de nuages cristallisés et autres débris résultant des divers combats y ayant été menés, devint très vite invivable pour n'importe quel être vivant normalement constitué.
Le cataclysme dura une bonne quinzaine de secondes avant de s'estomper brutalement, ne laissant à la vue de tous qu'un espace de combat ravagé par la fusion de plusieurs colonnes d'air en un point précis.
Tout pantelant après avoir puisé autant dans ses réserves, Ulrich scrutait son œuvre de pure destruction. Il éclata de rire en avisant quelques résidus végétaux et sylvestres éparpillés ça-et-là. Il y avait tellement de morceaux que pour lui cela ne faisait aucun doute : sa dernière attaque avait littéralement démembré l'Hamadryade !

- UUUAAAH HA HA HA HA ! Ça t'apprendra à me prendre de haut, l'épouvantail ! AH HA HA HA HA ! (S'apprêtant à pousser un autre cri de triomphe, Ulrich se tourna vers son public.) Regardez, vous autres ! Admirez le résultat de mon... Hein ?

Une exclamation de stupéfaction généralisée paralysa le Sylphe.
Craignant le pire, il suivit fébrilement le regard des spectateurs et tourna la tête...
Sa robe blanche en lambeaux, ses longs cheveux relâchés et en pagaille sur sa tête, Yggdrasia jaillit du ciel comme une comète !
Son poing droit encore recouvert d'une fraîche couche d'écorce, l'Hamadryade le projeta droit dans la face sidérée de son adversaire. Emportée par son élan, elle dut accompagner sa chute, qu'elle amortit avec le corps du Sylphe.
Nouveau crash test, nouveau bruit de fin du monde !
Yggdrasia s'extirpa de cet énième creux monumental.
Son corps mince et pratiquement dénudé ne comptait que quelques lacérations. Des blessures bénignes en comparaison de ce qu'elle venait de faire subir au Sylphe, ce dernier gisant à ses pieds comme une vulgaire poupée de chiffon.
Quelques vestiges de l'armure dont elle s'était encombrée pour survivre à l'apocalypse d'Ulrich étaient encore fixés à sa peau lisse...

- J'aurais mieux fait de te proposer un bon coup de poing, cracha-t-elle à un Ulrich complètement hors service. (Elle le gratifia d'un coup de pied avant de promener son regard sur les alentours. Notamment sur les reliquats de cette seconde peau qu'elle avait endossée à l'insu du Sylphe.) Tu fantasmais sur ma mue ? Répugnante pensée ! Rien ne vaut la beauté de l'authentique~

Ulrich n'étant pas en état de l'écouter, Yggdrasia se pencha sur lui pour tâter son pouls. Il battait encore mais c'était vraiment limite, constata-t-elle. Elle avait bien failli le tuer avec son attaque plongeante ! En même temps, s'il n'avait pas eu la folle idée de la catapulter dans les airs avec son fichu accouplement de tornades, Yggdrasia n'aurait jamais été propulsée si haut alors qu'elle comptait simplement encaisser le cataclysme, protégée dans son blindage écologique.
Elle se pinça les lèvres et secoua la tête, puis fit signe au personnel du navire Sylphe de passer le balais.

- Allez, allez ! 'Faut que ça tourne ! Au suivaaaant !

Il s'était passé bien des choses dans le lointain. Maître Karine, Yajirobé et Marisa avait entendu les éléments rugir avec force pendant quelques longues minutes. Le trio avait fait fi de l'eau sacré durant ce laps de temps, inquiets de savoir si oui ou non le mal viendrait à eux. Mais il n'en fut rien ; ils eurent droit à un nouveau moment d'accalmie qui leur permit justement de se pencher sur la récompense de la vaillante petite fermière.
Elle ne s'était jamais autant battue de toute sa courte vie en si peu de temps, et espérait vraiment que cette fameuse eau en valait la peine !
Elle observa son entourage...
Le minois de l'Ermite n'affichait pas grand chose de rassurant - comme d'habitude, hein ! - et celui de Yajirobé ne témoignait que d'un profond écœurement. Il fixait la gourde que transportait Marisa avec force désapprobation.

- Ce truc est infect, déclara le rônin à l'attention de Marisa. Pour un type à peu près humain, ça tient du poison ! Tu veux un bon conseil ? Bois pas ça.

- Mais c'est pour ça que j'ai grimpé cette tour et que j'ai couru après le chat ! répondit la fermière en gonflant les joues. (Elle croisa le regard de maître Karine et se reprit aussitôt.) Je veux dire maître Karine.

- As-tu remarqué des changements en toi depuis le moment où tu as escaladé ma tour ? s'enquit-il, ignorant l'offense comme si elle n'avait jamais eu lieu.

Marisa hocha la tête de bon cœur !

- Je me sens beaucoup plus légère ! Et peut-être plus forte aussi.

- Bien. Alors tu n'auras pas suivi mon enseignement pour rien, conclut le sage. Que tu acceptes de boire l'eau sacrée ou non, tu peux t'estimer heureuse d'avoir traversé autant d'épreuves en si peu de temps. Ce n'est clairement pas donné à tout le monde. Certains y ont passé plusieurs années, je te le rappelle.

Un peu embarrassée par sa prouesse, Marisa baissa les yeux sur le récipient. Elle souriait toujours - car il avait de quoi !

- Oui. Vous avez raison mais...

- Il faut que je te mette en garde, la coupa maître Karine. Si cette eau est réputée pour avoir le pouvoir de réveiller le potentiel qui sommeille chez certaines personnes particulières, elle n'en demeure pas moins un poison mortel pour d'autres. Personne ne t'en voudrait de ne pas tenter l'expérience.

- C'est la décision la plus sensée qu'on puisse prendre, intervint Yajirobé en croisant le regard de Marisa.

Elle s'abstint de tout commentaire et, songeuse, déposa de nouveau les yeux sur le trésor qu'elle avait entre les mains.
Il eut un blanc sonore, seulement perturbé par le miaulement du vent...
Marisa tourna la tête et projeta son regard par-delà les piliers de la tour Karine. En direction du ciel, où à des kilomètres d'ici se battaient ses deux amies, qui lui avaient touché mots de cet endroit.
Yggdrasia et Ryanne n'auraient jamais agi de la sorte si elles ne l'avaient pas jugée capable de surmonter cette ultime épreuve !
Empreinte de détermination, Marisa reporta son attention sur le propriétaire de la tour et son assistant obtus. Elle hocha énergiquement la tête.

- Je vais le faire, décida la fermière. Et prendre mon destin en main, comme dirait Ryanne ! Si elle m'a amenée ici, c’est en connaissance de cause.

- Tu es aussi folle à lier que les autres ! lâcha Yajirobé avec une vilaine grimace. Cette cochonnerie va te tuer !

Le poing sur la hanche, droite et fière, Marisa lui adressa un clin d’œil.

- On ne peut pas savoir sans avoir essayé. (Elle leva la gourde et s'exclama Santé, mon poulet !

Puis elle but avec audace - ce jusqu'à en avoir les joues rebondies !
Elle jongla une dernière fois du regard entre un maître Karine soudain pris de sueurs froides et un Yajirobé choqué, avant d'avaler le tout avec un gros bruit de déglutition.
Un autre blanc sonore de quelques infimes secondes...
Comme rien ne se passait Marisa leva les mains, l'air de dire « Et donc ? ».
L'instant d'après elle se figea, les yeux ronds comme des soucoupes ! Une douleur sans nom la saisit aux tripes et la fit se plier en deux sous les yeux de son assistance. Elle hoqueta quelques mots incompréhensibles, s'effondra sur les genoux, puis se recroquevilla par terre en position fœtale en évacuant d'horribles cris.
Yajirobé grimaça, autant gêné par ce à quoi il assistait que par ce qu'il entendait.

- Je me disais bien qu'il manquait quelque chose, grinça le rônin. Ça aura juste pris un peu plus de temps qu'avec le dernier cas social.

- Tais-toi, lui intima maître Karine. Et sois attentif. Dans le pire des cas, nous la forcerons à vomir.

Ce n'était pas dans leurs habitudes, et le regard que lui lança Yajirobé trahissait cet état de fait. Mais à circonstances particulières, mesures exceptionnelles !
Au loin, les nuages semblaient avoir mystérieusement proliféré.
L'ermite était habité par un très mauvais pressentiment...

- Épreuve ou non, je ne tiens pas à ce que ses amies nous retrouvent avec son corps inanimé sur les bras. Pourvu que les choses se tassent - et vite.

- Surprenant, articula Cavrum, les yeux rivés sur la plate-forme sylphe meurtrie. Qu'une créature aussi menue puisse déployer une telle force... C'est à n'y rien comprendre.

Je souriais en l'écoutant nous faire part de sa stupéfaction.
Tous ignoraient de quel produit était issu Yggdrasia. Même si je ne m'étais pas attendu à ce qu'elle développe pareille puissance en un délai si restreint, je la savais parfaitement capable de nous surprendre ! En tant que créature expérimentale et descendante d'un peuple magique, la pire des choses à faire était de la sous-estimer. Il faut dire que nous lui avions fait face à deux - Arcadia et moi - pour la calmer, à l'époque.
Sans le soutien de ma prodigieuse fille, l'issue du combat n'aurait peut-être pas été si bénéfique pour nous trois.

- Ces terrestres n'ont vraisemblablement rien à voir avec leurs semblables, surenchérit Blackwind, qui s'était passé de commentaire jusqu'ici. Le Tempétueux a mis toutes les chances de son côté mais cela n'a pas suffit.

Dans sa longue robe blanche et noire, Assula, son spectre en main, s'était avancée pour mieux observer Yggdrasia. Même si son visage n'affichait pas une once de peur ou d'appréhension, quelque chose dans son attitude me disait qu'elle était entrain de revoir ses plans. Elle était prévenue : son opposante sortait du lot !

- C'est une chance que j'aie pu la voir à l’œuvre face à Ulrich, admit-elle. Les pouvoirs de cette fille sont tels qu'elle mérite notre entière attention.

En voici une belle preuve d'humilité ! Cela nous changeait du Sylphe dernier mentionné, que je vis d'ailleurs rapatrié prestement sur la navire dans un état on ne peut plus déplorable.
C'est à peine si Blackwind, son seigneur et maître, lui avait prêté attention.

- Hé ! intervins-je avec un fin sourire. Qu'est-ce que vous vous imaginiez, fiers Sylphes ? Mon amie n'est pas venue ici pour faire jolie. Elle est tout à fait irremplaçable et n'a pas fini de vous en mettre plein la vue ! Comprenez une bonne fois pour toute que la confiance que je lui accorde est à la hauteur de ses talents~ (Mon sourire s'accentua quand mon regard croisa celui d'Assula.) Et je sais aussi rien qu'en vous voyant que vous ne commettrez pas les mêmes erreurs que le dénommé Zéphros. J'ai hâte de voir à nouveau votre magie à l’œuvre, Tisseuse de Nuages ! Votre art est d'une beauté saisissante, il est vrai. Voyons maintenant s'il mettra à mal les capacités innées d'une Hamadryade.

- Oui, répondit spontanément la magicienne céleste. Même si je ne trouve aucun attrait au combat de manière générale, je suis curieuse de voir votre amie nous dévoiler toute l'étendue de son talent.

Elle se détourna de moi pour s'entretenir avec son chef placide.
Cette Sylphe se départageait de ses semblables de part son caractère - elle était d'un calme ! J'aurais rencontré toutes les peines du monde à la faire sortir hors de ses gongs dans un duel en bonne et due forme. Sans doute même n'aurais-je pas employer cette stratégie face à elle, car elle était vouée à l'échec et ce serait très certainement retournée contre moi.
J'éprouvais un très léger pincement au cœur à la seule pensée de devoir laisser ce combat prometteur entre les mains de mon amie...
En fait, j'espérais surtout qu'Yggdrasia savourerait la confrontation autant que moi je m'émerveillerai d'assister à leurs échanges pétris de magie.

- J'ai presque l'impression d'avoir perdu au change, murmurai-je sans me rendre compte de la proximité de Cavrum l'Inébranlable.

- Tu as beau dire mais tu regrettes quand même d'avoir cédé ta place à cette fille-plante, remarqua-t-il.

- C'est une Hamadryade, le rattrapai-je. Et je n'irais pas jusqu'à dire que je le regrette, non. C'est bien moins fort que cela ! La nuance est belle et bien là...

- Peut-être. (Il risqua un regard autour de lui pour voir si quelqu'un lui prêtait attention, puis reprit sur le ton de la discussion.) Pourquoi tiens-tu tant à te mesurer à notre chef ?

Je lui répondis d'une manière similaire - sans qu'un seul échange de regard n'ait jamais lieu entre nous :

- Par simple curiosité professionnelle, me justifiai-je. Je m'attends à ce qu'il ait du répondant. Je m'attends à être surprise. Et je souhaite ardemment à ce qu'il me pousse à user de magie comme je n'en ai jamais trouvé usage auparavant.

- Et où sont les intentions louables, là-dedans ? Je ne ressens que de l'égoïsme.

- Vous avez bien raison : elles sont très discrètes.

Il ne put s'empêcher de hausser un sourcil invisible et de me couler un regard interrogateur.

- Plait-il ?

- Si le cœur que je mets à vous combattre tour à tour peut vous ouvrir les yeux et vous permettre de vous faire une meilleure opinion des « terrestres », grand bien vous fasse ! Dans le cas contraire, je m'en fiche un peu. Toujours est-il que si je l'emporte, j'obtiendrai la garantie de la bouche-même de votre chef que vous laisserez la tour Karine en paix. (Je fis une courte pause, le temps qu'il ingurgite tout ça et que je réfléchisse à ce qui allait suivre) Maintenant, si vous le voulez bien, posons-nous la question suivante : est-ce qu'un seul d'entre-vous est en position de me faire la morale ? Sachant que vous n'hésitez pas à piller tout ce qui à le malheur de chatouiller les nuages sous prétexte fallacieux que c'est là votre territoire ?

La réponse se faisait désirer, mais elle finit malgré tout par pointer le bout de son nez.

- ...Non.

- Mais vous partagez quand même cette folle idée que le ciel est vôtre, je me trompe ?

Elle ne tarda pas ce coup-ci.

- Oui.

Les lèvres toujours étirées par un demi-sourire, je secouai la tête.

- L'hésitation est le début de la sagesse, soufflai-je. Dommage que je ne l'ai pas sentie dans cette dernière réponse. Décidément ! Vous comme moi avons encore beaucoup de choses à apprendre.

Je repérai un mouvement de foule dans mon champ de vision périphérique. C'était Assula accompagnée de ses Initiées. Après une brève concertation, elle les congédia poliment pour se rendre, seule, dans l'enceinte magique qu'elle avait bâtie en compagnie de ses paires.

- Le prochain combat est sur le point de commencer, constatai-je avec enthousiasme. Mettons de coté notre petit débat et prenons le temps d'écouter ce que votre vent chéri a à nous souffler~

Se faisant, je ne me doutais pas un seul instant que le soit-disant et auto-proclamé seigneur de cet élément avait entrepris quelque chose de sombre et de malvenu dans notre dos...

La Tisseuse de Nuage et Maîtresse des Initiées pénétra dans l'enceinte avec le port gracieux d'une reine et le calme d'une prêtresse. En terme de beauté, elle éclipsait tous les occupants du navire Sylphe ! Elle était la représentation parfaite que l'Homme se fait des êtres de l'air.
En face d'Assula, Yggdrasia patientait tranquillement. Elle n'avait pas bougé depuis tout à l'heure et, juste après s'être occupée de ses plaies mineures, avait levé ses yeux verts sur la Sylphe - et ne l'avait pas lâchée depuis.
C'était à se demander si l'Hamadryade allait vraiment se résoudre à taper sur pareille créature.
Elle souriait de son expression... la plus gourmande ?

- Ah ! Nous y voilà, princesse céleste, se réjouit-elle. Ça n'aura pas été une mince affaire ; le sabreur et l'enfant vaincus, il est temps pour moi de passer au dessert~

Son interlocutrice, nullement perturbée par ces dires, restait digne.
Sa voix était à l'image de l'espace de combat qu'elle avait façonné (dans son état initial) : cristalline, et très douce.

- Je ne saurais vous dire si vos propos m'offensent ou m'honorent, répondit la magicienne de l'air. En revanche, je peux vous dire que je ne suis pas une « princesse ». Céleste, peut-être. Mais certainement pas une « princesse ».

Comme frappée de stupeur,Yggdrasia ouvrit les yeux en grand, leva les mains et recula les épaules.

- Ah bon ? Vous en avez pourtant la prestance... (Elle termina avec un mouvement de tête et un sourire aguicheurs) Princesse~

Assula ne fit pas mine de ciller. Imperturbable, elle reprit sur le même ton :

- Vous avez une idée bien arrêtée sur ma personne, semble-t-il. Je perdrais mon temps à essayer de vous recadrer, damoiselle des bois. (Elle leva son sceptre.) M'accorderiez-vous un instant ? J'aimerais que ces lieux retrouvent leur beauté originelle.

Sans attendre de réponse, la Sylphe frappa le sol de son bâton. A son contact, une onde magique se propagea dans toute l'arène, traversant les pieds nus d'Yggdrasia comme s'ils n'avaient jamais existé. Les failles dans le verre se résorbèrent, de même pour les creux en tout genre - aussi grands fussent-ils. Les remparts cotonneux qui délimitaient la zone de combat gonflèrent comme des ballons. Une douce brise soufflait maintenant autour de la Sylphe.
Les cheveux bruns de cette dernière remuaient paresseusement dans son dos.
Yggdrasia trouvait sans doute la vue saisissante. Pour une fois, elle ne fit aucun commentaire à ce sujet :

- Charmante intention ! Ça m'embêterait presque de devoir redéfaire tout ça. (Elle écarta les mains comme pour s'excuser par avance.) Mais je n'ai pas le choix, princesse. J'ai passé un contrat avec ma sœur des bois ; je vais le respecter. Alors, en garde !

D'un revers de main, Yggdrasia expédia une salve de petits pois vampiriques sur son adversaire !
On ne peut plus réactive, celle-ci leva sa main gauche et dévia les projectiles en intensifiant son vent.

- Le combat a déjà commencé au moment où mon sceptre à touché le sol, lui annonça la Sylphe. Regardez vos pieds.

Yggdrasia obéit et les découvrit prisonniers d'une couche translucide et indolore.
Elle releva aussitôt la tête.

- Hé ! C'est de la triche, ça ! Protesta-t-elle. C'est bien la peine de t'avoir accordé ton instant !

Assula eut un sourire diplomatique.

- Rien ne vous y obligeait. Et vous ne m'avez pas répondu non plus.

Elle brandit son sceptre et prononça une brève incantation ; autour d'elle, la petite brise prit une autre ampleur : on aurait dit que des rubans fait d'éther serpentaient dans l'air !
Assula chantonna quelque chose de joli et le vent transformé se précipita sur Yggdrasia, œuvrant pour la cause de sa nouvelle maîtresse. Très vite, l'Hamadryade en fut prisonnière ; ses bras comme ses pieds ne pouvaient plus remuer d'un pouce !

- Hgggnn ! Depuis quand l'air est-il aussi solide ? gémit-elle, la poitrine également compressée.

Précautionneuse, la Sylphe ne s'arrêta pas là : elle acheva d'immobiliser son adversaire en soufflant quelques paroles magiques à ses nuages chéris, qui eurent aussitôt fait d'abandonner de faire office de rempart pour s'accrocher à la peau-même de la délicieuse fille des bois. Ne dépassait plus que sa tête ! Apparemment pas assez bavarde au goût de la Maîtresse des Initiées :

- Ma prochaine attaque sera la dernière, la prévint Assula. Mais je n'aime pas infliger. Alors je vais plutôt vous demander de renoncer à la victoire, à haute et intelligible voix. Le ferez-vous, damoiselle des bois ?

L'intéressée avait les traits du visage crispé dans l'effort.
Assula secoua la tête.

- La force pure ne vous permettra pas de vous libérer - Cavrum lui-même n'en serait pas capable. Vous êtes sous l'emprise de trois de mes sorts, ne l'oubliez pas. Abandonner serait plus sage que de continuer à vous ridiculiser...

- Hmmmnnn-NAN ! Quand on veut, on peut !



Subitement, les unes après les autres, de grosses pointes crevèrent les nuages comme si elles avaient poussé depuis l'intérieur. En émettant ses protestations, Yggdrasia avait fait en sorte de modifier la structure de son corps et d'y déployer d'énormes épines.
Assula ne s'était pas attendu à pareille métamorphose.
Elle n'avait pas l'air contrariée pour autant, car la Sylphe leva de nouveau son sceptre et l'emprise des nuages devint tout de suite plus oppressante ; les épines furent submergés.

- Vous ne me laissez pas le choix.

Contre toute attente, Yggdrasia sourit comme une prédatrice - de toutes ses dents !
Les épines jaillirent de nouveau de la couche blanche et cotonneuse puis se mirent à bouger dans tous les sens, un peu comme les dents d'une scie sauteuse.
L'Hamadryade n'eut plus qu'à écarter vigoureusement les bras pour briser l'étau magique !
Pas le moins du monde gênée par sa nudité, elle répéta l'opération avec ses pieds avant de s'exalter :

- Ça fait longtemps que j'ai cessé d'être une petite fleur inoffensive, « damoiselle des airs » ! Nul ne peut m'enraciner, parce que je suis plus libre encore que l'air !

- En voilà une fille agaçante et impudique...

La Sylphe se remit à incanter et les nuages devenus obsolètes s'envolèrent comme des soucoupes sous les yeux d'une Yggdrasia prête à répliquer.
Elle s'en abstint toutefois - et elle eut bien raison de douter de son ouverture : Assula transforma les nuages en une averse de blocs de glace.

- Ouulaaaah ! Auuuucun végétal n'apprécie les grêlons !

A côté des épines qui affleuraient sur sa peau apparut un fort supplément d'écorce. Yggdrasia leva les bras au-dessus de sa tête casquée dans l'espoir de parfaire sa protection. Elle reprit du mouvement aussi, peu désireuse de finir enfouie sous une montagne de glaçons.
Hélas la manœuvre ne suffit pas : l'armure improvisée, choc après choc, se fendillait comme une noix sous les coups d'un maillet !
L'Hamadryade se reçut un gros glaçon dans le dos et poussa un cri purement féminin.

- Kyaaaah ! F-Ffrrrrroid !

Elle frissonnait sur place, plus trop capable de se mouvoir. Assula ne l'observait plus que du coin de l’œil, manifestement gênée par la vue du corps de la dryade. L'écorce brisée volait çà et là, morceau par morceau. Yggdrasia en était arrivée à se constituer un parasol de fortune, qui lui aussi succomba à la lourde pluie. Du coup, elle finit par se jeter par terre, les mains sur la tête, à attendre que les nuages se calment...
Et c'est ce qu'ils firent au bout d'un certain temps.
Leur manipulatrice s'approcha à pas lents du corps détendu d'Yggdrasia malgré sa réticence de poser son regard dessus. Elle y était bien obligée pour juger si oui ou non la victoire pouvait être proclamée.

Alors que la Sylphe avançait parmi les nombreux vestiges de l'armure en écorce, leur ancienne propriétaire se redressa vivement en s'aidant de ses mains.
Assula manqua trébucher en arrière, surprise de la voir encore bien portante malgré tous les grêlons reçus.

- Qu'est-ce que j'ai dit tout à l'heure?~

- C-Comment ?

- Au sujet de la fleur que j'étais, lui rappela Yggdrasia en bondissant sur ses pieds. Et que je ne suis plus ! (Elle jeta un rapide coup d’œil alentour et, la main en porte-voix, siffla : ) L'heure est venue de se lever, les Enfants ! Maman Yggdrasia vous a trouvé un joli jouet~

Elle frappa du pied comme pour réveiller la marmaille, qui prit forme à partir des restes abîmés de son équipement prétendument abandonné.
Assula se vit contrainte d'empoigner son bâton à deux mains et de repousser les Fils de la Nature à la hâte ! Il y en avait tellement, de ces créatures à la peau de bois, aux yeux d'un vert luisant !
Bien trop pour qu'elle puisse se concentrer sur autre chose.
Yggdrasia trouva un créneau et, avec un certain talent pour le vol, parvint à arracher le sceptre des mains de la Tisseuse de Nuages.

- Non ! Hurla la Sylphe désarmée en tendant la main vers Yggdrasia. Rends-le moi tout de suite !

Une tornade à l'horizontale fonça droit sur la chapardeuse, emportant dans son sillage quantité de ses Fils de la Nature. L'Hamadryade se dévia juste à temps tandis que ses petits collaborateurs se jetaient sur la Sylphe, la recouvrant presque des pieds à la tête !

- Hors de question, « damoiselle des airs », sourit vicieusement Yggdrasia. Tu n'en auras pas besoin pour divertir mes petits loups ! Regarde comme ils s'accrochent à toi. Comme ils t'aiment!~

Assula ne poussait plus que des cris étouffés sous ce tumulte de bras et de jambes courtaudes.
La maîtresse de cette diabolique engeance siffla entre ses doigts ; les envahisseurs de bois se métamorphosèrent en plusieurs petits tas d'une épaisse mousse.
Au bout de quelques secondes, la Sylphe avait pris la place d'Yggdrasia dans une autre sorte de geôle.
Toute pétillante, l'Hamadryade fit quelques pas en avant en faisant tourner le sceptre de la Sylphe à la manière d'un bâton de majorette.

- Et voici le clou du spectacle, s'exclama-t-elle en tendant le bras vers Assula, j'ai nommé l'Arroseuse-Arrosée ! (Elle se campa juste devant sa prisonnière impuissante, reposant la queue du sceptre au sol.) Je disais donc avant que mes enfants ne t’assaillent de toutes parts : autrefois j'étais fleur, depuis je suis passé au rang de forêt~

Couverte de mousse jusqu'au cou, Assula n'était manifestement plus capable d'utiliser le vent à sa guise. Sa dernière attaque lui avait sans doute coûté beaucoup de magie, ou alors avait-elle fini par se rendre compte qu'il n'est pas toujours bon de trop se reposer sur son accessoire ; quand il passe entre les mains ennemies, la situation devient vite épineuse.

- Libérez-moi sur-le-champ ! exigeait-elle.

Yggdrasia fit mine de tendre l'oreille.

- Et le mot magique ? Celui qui me déclarera vainqueur ?

- Je ne vous ferai pas ce plaisir !

- Ça tombe bien que vous me disiez ça, princesse. Vous l'ignorez sans doute mais je le savoure déjà ; en plus de dévorer votre magie, cette mousse dans laquelle je vous ai empêtrée est reliée à mon sens du toucher.

Les yeux d'Assula s'agrandirent en conséquence.

- Pardon ?!

Yggdrasia réprima un frisson de plaisir.

- Je vous sens comme blottie contre moi, princesse~ Cette mousse trempée qui vous colle à la peau et qui traverse vos vêtements me procure de chaleureuses sensations ! Un festin garanti pour la dryade que je suis.

Empourprée, la Tisseuse de Nuages remuait la tête dans tous les sens, avide d'une liberté qu'elle n'était pas prête d'obtenir.

- Aaah !! Arrêtez, monstre obscène ! Je suis une Sylphe, par tous les célestes ! Qu'est-ce qui vous passe par la tête ?!

- Des pensées qui font de moi ce que j'ai toujours été, résuma Yggdrasia en haussant les épaules. Dois-je introduire une liane entre ma seconde peau et la vôtre pour pimenter notre union ET attenter à votre vertu ? ou bien... (Elle soupesa le sceptre avec un sourire cruel.) Dois-je briser votre trésor en deux comme une vulgaire brindille ?

- V-vous n'oseriez pas ?! Ce spectre est un héritage millénaire ! Non seulement vous abîmerez une partie du patrimoine Sylphe, mais en plus de cela vous insulterez tous les célestes ici présents !

- J'en tremble ! minauda l'Hamadryade, qui reprit aussitôt son sérieux : Dites le mot magique.

- Je ne le prononcerai pas !

- C'est vous qui voyez...

Le bâton entre ses mains, Yggdrasia s'apprêtait à le casser en deux quand soudain le vent se mit à rugir avec force ! Il repoussa l'Hamadryade sur cinq mètres et s'aventura prestement autour de la prison végétale. Des stries noires s'y frottèrent, lacérant le diabolique édifice sur toute sa largeur !
Libérée de ses tourments, Assula s'effondra hors de sa geôle. Son corps fatigué et humidifié s'affaissa contre celui de son seigneur et capitaine fraîchement intervenu.
Le Sylphe la souleva et considéra sa mine épuisée.

- Elle en a assez dit, conclut Blackwind en amenant son regard sur Yggdrasia. Et toi tu en as assez fait.

Il ouvrit sa main. Un autre courant d'air mystique souffla, décoiffa l'Hamadryade, puis disparut dans le néant.

- Hé ! Non mais dites donc ! Qui vous a permis d'intervenir dans notre... où est passé le sceptre ? (Elle releva les yeux et s'avisa de sa présence dans le poing du Sylphe.) Comment est-ce que... ?

- Qu'importe, la coupa Blackwnind en confiant le bâton et la Tisseuse de Nuages à deux Sylphes en renfort, tout juste descendus du navire volant. A moins que tu ne tiennes à l'apprendre en poussant tout dernier souffle, dryade ? Je n'aurai aucune pitié.

Il avait l'air... passablement remonté, et j'ajouterais à cela pas le moins du monde affecté par la beauté plastique de ma terrible amie.
J'intervins de façon aussi surprenante que le seigneur de ces Sylphes - en apparaissant dans le dos d'Yggdrasia. Elle sursauta au point de manquer me balancer son coude dans le nez.

- Aaah ! bon sang, Ryanne ! Ne refais plus jamais ça ! s'écria-t-elle. Tu sais très bien que je suis hyper sensible après une ponction d'énergie !

Je levai les mains devant moi en signe d'apaisement.

- Première nouvelle, dis-je en toute honnêteté. Comment aurais-je pu le deviner, d'ailleurs ?

Elle eut l'air un peu stupide. Je balayai ma question d'un geste pour en revenir au sujet le plus urgent/important :

- Je prends le relais. Tu t'es bien battu... même si la fin était un peu olé-olé !

Elle me gratifia d'un clin d’œil aguicheur - dangereusement aguicheur.
Je m'efforçai de fixer mon attention sur Blackwind.

- Ça, ça s'appelle se donner en spectacle façon nymphe ! Ose me dire que tu n'en as pas profité pour te rincer l’œil, hm?~

Je poussai un profond soupir et, toujours sans la regarder, passai une main devant sa silhouette. Le Tisse-Rune que composait ma propre tenue s'étendit comme un serpent et, en un tourne-main, confectionna une robe violette flambant neuve à cette irrécupérable nudiste.

- Pff ! Rabat-joie, grommela-t-elle.

- Retourne là-haut avec les autres, je te prie, dis-je sans quitter des yeux Blackwind. Tu fais attendre notre noble seigneur, et moi par la même occasion~

Mentalement, je m'en frottais les mains. J'attendais ce moment avec tant d'impatience !
Yggdrasia leva la main dans un geste évasif et fit volte-face.

- C'est ça, sœur indigne ! Amuse-toi bien avec le beau gosse. Même s'il m'a l'air du genre bien dégourdi, ça m'étonnerait qu'un type aussi respecté que lui ne soit pas déjà maqué avec quelqu'un. C'est sans doute pour ça qu'il m'a empêché de siphonner sa précieuse Tisseuse de Nuages. Pfft ! Quel barbe !

Je la laissai radoter en paix. Blackwind restait impassible, aussi droit et fier que le titre dont il se targuait auprès des siens prêtait à penser. Lorsque Yggdrasia fut bel et bien partie, nous nous mîmes en garde, l'arme au poing ; la Caladbolg pour moi, le katar noir comme l'obsidienne pour lui.
Nous savions tous les deux qu'il serait plus intéressant de croiser directement le fer plutôt que de jouer des poings.

- Tu as oublié de faire tes adieux à ton amie, me fit-il remarquer de sa voix la plus sombre. Quoique cela n'aurait pas été très utile : elle te rejoindra dans l'autre monde aussitôt que je me serai débarrassé de toi.

- Vous ne manquez pas d'humour ! répliquai-je avec un fin sourire. J'espère pour vous que votre art sera à la hauteur de vos promesses.

- Le désespoir aura tôt fait de te serrer la gorge, sorcière ! Une juste récompense pour l'imbécile que tu es d'avoir eu la présomption de vouloir mener bataille en territoire ennemi. (Son sourire se fit mauvais.) N'as-tu pas peur pour ces trois âmes que tu as abandonnées au sommet de cette tour ?

Je fis quelques passes pendant qu'il cherchait à m’émouvoir.

- Du tout, rétorquai-je. L'un d'eux est un maître - sans omettre la petite dernière : une apprentie guerrière au cœur d'or ! Vous auriez été bien stupide d'y envoyer un détachement en notre absence. Et puis je doute que vous ayez eu l'impudence de le faire : nous vous avons maintenu bien occupés, tous autant que vous êtes !

Nous commençâmes à tourner en cercle sans jamais cesser de nous observer.

- En effet, me fit-il, confiant. Le spectacle était assez divertissant ; les résultats beaucoup moins, en revanche. Mais je ne peux pas en vouloir à mes subalternes d'avoir échoué face à des semi-humains. La vie apporte son lot de surprises.

- Certaines plus plaisantes que d'autres, complétai-je avec ironie.

Nous frappâmes en même temps et nous eûmes le même réflexe ! L'acier noir rencontra le fer mauve sans qu'aucun de nous deux ne prenne l'avantage. Nos regards se croisèrent de nouveau ; je trouvai cela dommage de ne pas pouvoir lire grand-chose dans celui de mon opposant - à cause de son fichu masque vénitien.

- Ta mort me rendra plus fort ! me cracha-t-il au visage.

Le combat reprit sans que j'eus le temps de comprendre le véritable sens de ces paroles.

- Elle ne cessera donc jamais de crier comme ça ? s'énervait Yajirobé en se bouchant les oreilles. Plus que la tuer, ce poison qu'elle a ingéré va tous nous rendre sourds si ça continue !

Maître Karine observait la jeune fermière en essayant de garder espoir. Pour cela, il ne se fiait qu'aux détails positifs - même les plus infimes ! - comme l’acoustique de l'enfant, un peu moins assourdissant que tout à l'heure, et la force de sa poigne, visible dans la mesure où elle se tenait le ventre. Elle respirait toujours, sans quoi elle n'aurait plus eu la force de hurler à s'en casser la voix.

- On ne peut plus la faire vomir, déclara l'Ermite en regardant le rônin.

Pas en lui insérant deux doigts dans la gorge en tout cas ! C'était plus un coup à les perdre qu'autre chose.

- Il nous faut continuer de croire en elle. Il ne nous reste plus que ça.

Yajirobé devint blanc comme un linge.

- Et en lui faisant avaler un senzu ? s'enquit-il, guère rassuré.

Maître Karine secoua la tête.

- Elle le recrachera dans le meilleur des cas ou s'étouffera avec dans le pire. Sans compter qu'il ne l'aidera pas à combattre les effets de l'eau sacrée.

- ...Tu le leur annonceras ?... Quand elles reviendront ? De moins en moins optimiste, il ajouta : Si jamais elles reviennent.

- Tu m'énerves, répliqua le vieux sage. Arrête de douter et cesse de-

Il s'interrompit et dressa la tête.
Yajirobé le regarda, ravala sa salive, tenta de suivre la trajectoire de son regard et, sans constater quoi que ce soit d'étrange sinon l'attitude de l'Ermite, le pressa :

- Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi tu... ?

- Une présence, répondit-il. Je viens de la sentir. Ça ne peut pas être un Sylphe puisqu'on ne peut pas les pister...

- Alors quoi ? fit Yajirobé en posant une main prévenante sur la garde de son sabre. Qu'est-ce que ça peut être ?! (Modérément gêné par les cris de la rousse, il parcourut l'endroit du regard, dans un sens puis dans l'autre. Ses yeux s'arrêtèrent sur un pilier derrière lequel une étrange fumée noire se tortillait, et s'étirait lentement dans toutes les directions.) Là !

Il plissa les yeux au-dessus de ses joues rondelettes et pointa du doigt le phénomène. Un intrus Sylphe choisit cet instant pour sauter par-dessus la rambarde en poussant un rire méchant. Il disparut dans les nuages qui englobaient maintenant le domaine de l'ermite.
L'Ermite ne savait pas trop quoi penser de la situation...

- Tu t'es planté j'ai l'impression, murmura Yajirobé en scrutant tout de même l'étrange fumée sans oser s'en approcher. C'était bien un de ces lâches de Sylphe.

- Non, rétorqua maître Karine. Ce n'est pas sa présence que j'ai senti.

Il observait fixement le mal difforme et à fortiori magique gesticuler comme s'il essayait de se stabiliser. L'énergie émanant de cette entité innommable était pour le moins contrariante. Elle germait doucement mais sûrement.
On ne pouvait rien espérer de bon venant de cette chose.

- C'est la sienne, avoua maître Karine. Mais il y a quelque chose de... confus.

Marisa poussa un cri qui se mua en un gémissement plaintif. Elle transpirait par tous les pores de sa peau mais, constata l'expert à moustaches et à fourrure, son état n'avait pas empiré.
Enfin une bonne nouvelle - ou disons plutôt le début d'une bonne nouvelle ?
Yajirobé, qui avait baissé les yeux sur la jeune fermière à demi-consciente, les releva sur l'être informe protégé par le pilier. Au moment où il ouvrit la bouche, il en sortit un hoquet à la vue de la silhouette à peu-près humanoïde qui venait de se détacher de la fameuse fumée - pour une obscure raison celle-ci avait subitement cessé de grossir.
Le rônin échangea un regard avec maître Karine.

- Fais ton possible pour empêcher cette chose de s'approcher de la petite.

Yajirobé savait que le maître de la tour ne quitterait pas son domicile sous prétexte qu'une fumée mouvante et polymorphique y avait trouvé refuge. Il craignait aussi, lui, le samouraï sans maître, de ne pas pouvoir revenir en ces lieux si jamais il cherchait à s'enfuir loin, très loin de cette galère impossible à sonder.
Il ne lui restait plus qu'une option : tenter de faire face, d'affronter cette créature irréelle et, possiblement, de la détruire !

J'assénai un revers oblique au capitaine Sylphe, qui l'évita en se baissant promptement, quand je sentis un trouble à des lieux de l'arène, dans les environs de la tour Karine.
Qu'est-ce que c'était ? m'étais-je demandé alors que Blackwind me voyait momentanément figée par ma détection d'énergie.
Il ne s'était pas défait de son sourire depuis que nous avions entamé ce duel. J'avais d'ailleurs remarqué autre chose d'encore plus exaspérant au cours de notre bref mais non moins énergique échange de coups...
Nous nous séparâmes sur une vive passe d'armes.
Je raffermis ma prise sur le manche de la Caladbolg.

- Vous ne vous battez pas sérieusement, lui dis-je sur un ton de reproche. Que cherchez-vous à faire ? à gagner du temps ? mais dans quel but ?

Il adopta une posture inédite, son katar noir pointé vers moi.

- A toi de le deviner, répliqua-t-il. Mais sache que lorsque ça arrivera il sera déjà trop tard.

Des volutes de ténèbres à la consistance douteuse apparurent autour de sa silhouette, puis de ses membres lorsqu'elles se resserrèrent tels des anneaux. C'était là son aura venteuse, devinais-je. L'essence de son pouvoir qui lui valait le respect de ses hommes. Blackwind était enfin décidé à me montrer l'étendue de ses capacités tant redoutées !
Il fallait que je me concentre avant tout sur la présente situation.

- J'ignore ce que vous mijotez mais je puis vous assurer que, quelque que soit le coup fourré, vous allez vous en mordre les doigts !

Je tendis la main avec l'intention de lui faire subir toute la pression de ma Télékinésie Zélodienne. Blackwind eut un mouvement de bras ; mon attaque invisible fut avortée, bloquée par un mur venteux aussi sombre que la tenue de son invocateur.
Suite à cet échec, le seigneur des Sylphes me décrocha un sourire en coin des plus irritant.
Je ne laissai rien paraître - sinon la surprise du moment - mais le voir ainsi, avec ses airs de type intouchable et confiant, m'énervait quand même pas mal !

- Oublie ta magie : elle n'aura pas le moindre effet sur moi.

- Mais bien sûr !

Je fondis sur lui comme un oiseau de proie. Son aura venteuse s'agita d'entrée de jeu, et comme mue par une volonté propre, riposta en m'envoyant de tranchantes extensions d'un noir d’encre ! J'en esquivai trois avec force mouvements vifs avant d'en voir une se diriger juste sous ma gorge.
Ce fut à mon tour d'allumer la flamme de mon Ki et de m'en entourer !
L'onde de choc résultante déstabilisa le vent noir, qui perdit de sa substance. J'eus la satisfaction de voir les traits de mon ennemis s'étirer sous le coup de la surprise. Il dut se battre en retraite et opposer sa lame à la mienne pour ne pas se retrouver avec plusieurs nouveaux orifices dans le corps.
Le combat avait gagné en intensité !
Je donnais des coups mais Blackwind esquivait ou paraît avec l'agilité d'un voltigeur. Il se permettait aussi de contre-attaquer. Cela dit ses assauts ne m'inquiétaient guère : ils ne m'atteignaient pas et je leur répondais bien !
Mon coup droit frôla la poitrine du Sylphe ténébreux, perturbant le flux d'air mystique qui lui cerclait le corps.
Il baissa brièvement les yeux sur son pourpoint.

- Quelle imprudence, souffla-t-il.

- Soyez-le encore un peu plus et vous en souffrirez beaucoup.

- Oh ! Mais je ne parlais pas de moi.

Je haussai un sourcil d'incompréhension.
Blackwind écarta les bras - un geste audacieux, une garde grande ouverte !
Impossible de laisser passer pareille invitation, aussi décidai-je de frapper un grand coup avec mon épée ensorcelée quand je fus soudain pris de vertige. A ce désagrément s'ajoutait un autre non moins atypique : l’apparition de voix d'outre-tombes, spectrales, qui dans l'instant me firent froid dans le dos.
Stupéfaite, je clignai des yeux sur place en faisant la grimace.
J'avais la très mauvais impression que le plus petit de mes membres refusait d'obéir à mes injonctions.

- C-Comment... ?

Au moment où je levai les yeux devant moi - à l’endroit précis où aurait dû se trouver Blackwind - je me rendis compte un peu trop tard de la gravité de la situation.
J'eus un réflexe spontané mais quelque chose de froid me traversa le bas du dos.
La douleur fut cinglante avant même que je ne baisse les yeux sur la pointe du sombre qui dépassait de mon ventre !
C'était celle du katar de mon redoutable ennemi.
Tout en sentant un goût métallique sur ma langue, je lui coulai un regard de pure stupéfaction par dessus mon épaule.
Avec froideur, il m'expliqua :

- Mon espace vital est mortel pour tout ceux qui osent y mettre un pied. Sorcière ou pas, tu ne fais pas exception.

Je portai une main tremblante à ma plaie, lâchant mon épée de l'autre.
Me pensant hors jeu, il délogea sa lame d'un coup sec et m'expédia au sol d'un violent coup de pied dans le dos. Toute fébrile, du sang plein la main, je roulai sur le sol givré avant de m'y immobiliser. Dans ma tête, à travers le lien spirituel qui me reliait à Yggdrasia, j'entendis son cri du cœur et la peur qui la gagnait. Tout cela s'était substituait au chœur de plaintes fantomatiques émanant du territoire corrompu par mon adversaire.
"Ta mort me rendra plus fort", avait-il dit.

- J'ai manqué ta colonne mais ça n'a pas d'importance ; ton rein ayant été touché, tu te videras de ton sang en moins de deux minutes. D'ici-là, tu auras juste assez de temps pour...

- Vous remercier ! le coupai-je avec véhémence.

Ma tentative désespérée de lui projeter un concentré de Ki - Exilium ! - de plein fouet fut couronnée de succès : le Sylphe, emporté par le rayon, traversa la zone de combat et disparut au loin, parmi les nuages de son Assula chérie !

- Rrgh !... Je l'ai sentie passer, cette attaque... pernicieuse.

Je parvins à me relever sur un genou branlant avant de songer immédiatement à ce qu'il me fallait faire pour survivre à cette fichue hémorragie.
Mais c'est alors que, du plus profond de mes entrailles, je sentis le trouble qui m'avait préalablement miné le morale gagner en intensité.
Je dressai la tête non sans me fendre d'une sacrée grimace.
Plus de doute possible : quelque chose de gros et de terrible était en train de se produire à la tour Karine !

- Chaque chose... en son temps.

Je sentais par le biais du lien spirituel que j'avais avec Yggdrasia qu'il y avait de l'agitation sur le navire Sylphe. Sans doute que le fait que les occupants aient vu leur chef projeté au loin par un rayon laser n'y était pas pour rien, et sans doute aussi que mon amie à moitié végétale veillait à ce qu'aucun des célestes ne descende à ma rencontre.
Je pris une grande inspiration avant de me plonger entièrement dans le Cœur de pierre.
Mon rythme cardiaque se stabilisa aussitôt, le sang cessant de cogner à mes tempes.
Il ne me restait que très peu de temps pour me raccommoder, aussi dus-je recourir au Compartimentage de l'Esprit afin de réduire de façon drastique le délai de cette double manœuvre à laquelle je m'employais.
En usant de tout mon art, je traçai mollement une Rune «Berkano » autour de mon horrible plaie au ventre. L'impulsion magique qui lui permit de produire son petit effet me soulagea en grande partie de la douleur et de la grosse fuite de sang : un barrage de mousse violette prit immédiatement forme, obstruant les deux nouveaux orifices que comptaient mon tronc.
J'avais par la même occasion souffler l'incantation « Absulit qui Dedit » ; de ce fait le cataplasme magique obtint son pouvoir de guérison, et ce sans même que je ne subisse le double de la souffrance prodiguée par le passage du Katar de Blackwind à travers mon rein - comme cela aurait dû être le cas dans des conditions normales.
Salvatrice était la fameuse Rune de la Maturité et de la Réincarnation !
Sans elle, j'aurais déjà passé l'arme à gauche, noyée dans mon propre sang...
Je poussai un gros soupir d'aise lorsque je pus enfin cesser de survoler ma blessure de la main ; la magie continuait d'opérer en tâche de fond par le biais de Berkano, de sorte à ce que je n'ai plus besoin de m'y concentrer.
J'ouvris les doigts en demandant mentalement à la Caladbolg de réintégrer ma main - ce qu'elle fit sans demander son reste !

- Merci, dis-je en baissant les yeux sur le visage que composait sa garde. Il va falloir que tu me rendes un autre service.

- Je combattrai à vos côtés, m'assura mentalement la Caladbolg, inflexible. Maintenant et jusqu'à la fin, Maîtresse.

- Non, m'empressai-je de lui répondre. Pas cette fois.

- Que voulez-vous dire ? Je ne puis vous laisser aussi affaiblie. Votre Maître lui-même ne le cautionnerait pas !

J'eus un sourire osé.

- Affaiblie, hein ? Hé ! Quelque chose me dit que je le serai encore plus d'ici quelques instants...

Je fis affluer une partie non-négligeable de Ki dans la paume de ma main droite.

- Vous parlez par énigmes, me fit remarquer la Caladbolg. Mon expérience à vos côtés m'a appris que ce n'est jamais bon signe.

C'est dans toute sa splendeur que le grand méchant de cette histoire pleine de rebondissements refit son apparition ! Blackwind surgit des nuages comme une fusée lancée à plein régime et posa souplement pied à terre - ou disons plutôt sur le sol lisse de notre espace aérien. Les jambes fléchies suite à son preste atterrissage, il releva lentement la tête et se redressa de toute sa hauteur. Il n'avait pas l'air contrarié par son pourpoint déchiré et la légère brûlure qu'occupait son poitrail musclé.
Au-dessus de nous, sur le navire Sylphe donc, plusieurs ovations lui furent lancé.
Pour ma part, les encouragements d'Yggdrasia me suffisaient amplement.

- J'aurais dû te trancher le cou juste après t'avoir transpercée, soupira le Sylphe en baissant les yeux sur son vêtement déchiré. Cela m'aurait évité ce genre de désagrément.

- Avec des « si » on pourrait changer beaucoup de choses, lui répondis-je avec un détachement similaire au sien. Mais je n'aurai pas besoin de ça pour vous refaire une beauté.

Il me toisa de haut, et en profita accessoirement pour estimer la réelle ampleur des dégâts qu'il avait engendré.

- Une bien belle promesse, commenta-t-il. Tu ne trompes personne, tu sais ? Si te relever t'es encore possible, me combattre et l'emporter relève de la chimère.

Je quittai ma position basse afin de me retrouver - plus ou moins - à sa hauteur.
J'avais de la chance dans mon malheur : Blackwind était du genre à bien aimer s'entendre parler ; entre-temps ma plaie se résorbait lentement mais sûrement.
Je me mis à fendre l'air avec la Caladbolg comme si je me portais comme un charme. En réalité, les mouvements exécutés tiraient sur ma blessure.

- Quel mal avez-vous fait pleuvoir sur la tête de mes amis, espèce de monstre au sens de l'honneur plus que douteux ?

- J'attendais que tu me poses la question, sourit-il de façon sinistre. Je me doutais bien que tes pouvoirs te permettraient de la sentir.

- La sentir ?

- L'éclosion de la Tempête des Affres, révéla-t-il. Pendant que tu nous narguais sans aucune retenue, j'ai envoyé l'un de mes hommes poser une balise dans votre précieuse tour. A l'heure qu'il est, tes alliés doivent déjà avoir eu un avant goût de l'enfer.

Je raffermis ma prise sur la Caladbolg.
La perfidie de ce Sylphe me répugnait, et plus encore l'idée qu'une personnalité aussi caustique que la sienne cherchât à s'élever au-dessus de tous ses semblables !
Malgré tout ma colère fut vite contenue, le Cœur de pierre me permettant de garder la tête froide.

- Très mauvaise nouvelle donc, conclus-je. Et que ferez-vous lorsque ce cataclysme aura ravagé les lieux et tué mes amis ? Vous foulerez tranquillement cadavres et décombres sans le moindre regret, puis vous prendrez tout bêtement ce qu'il y a à prendre, c'est cela ?

- C'est plus ou moins l'idée que je me fais de l'avenir.

- Je me porte garante de sa transformation.

Je tendis mon bras armé dans sa direction... avant de changer de cap en pointant ma lame vers l'ouest.
Blackwind haussa un sourcil.
Je lui répondis par un simple rictus.

- Va, Caladbolg !

La lame enchantée se détacha de ma main au même titre que le gant que je portais. Quand elle décolla et disparut dans l'horizon brumeux, elle laissa derrière elle une traînée de Ki violacée, entortillée sur elle-même telle une guirlande luminescente.
Si Blackwind ne laissait rien paraître sur son visage de pierre, ses paroles transcrivaient facilement sa perplexité :

- Es-tu folle, sorcière ? Dés cet instant où tu t'es séparée de ta maudite lame, l'écart de puissance entre nous s'est encore creusé !

Abandonnant le Cœur de pierre et toutes ses vertus, j'en profitai pour m'examiner distraitement les cuticules de la main droite - l'autre portait encore un gant.

- Faux, rétorquai-je. Complètement faux. Je rétablis les rapports de force en agissant de la sorte. Mais approchez ! Approchez donc, que vous puissiez le constater par vous-même !

Il ne se fit pas prier.
Disparaissant de mon champ de vision, le sinistre Sylphe me frappa de nouveau avec son katar ! Ce coup-ci, la lame me manqua de justesse, effleurant mon dos dans un sifflement métallique. Une esquive qui m'arracha une grimace mais qui ne m'empêcha nullement de répondre par un revers horizontal du tranchant de la main !
Blackwind bascula en arrière pour s'y soustraire, puis repartit à l'assaut avec une botte aussi rapide que la précédente. Sa lame obscure siffla à deux petits centimètres de ma carotide. Pendant mon esquive, j'eus la temps de gratifier sa mortelle tentative d'une coupe verticale !
Blackwind tituba deux pas en arrière en portant une main à son visage.
Entre ses doigts perlait une larme de sang ; autour des miens vibrait un concentré de Ki affilé.

- Discidium ! claironnai-je comme une gamine fière de son geste audacieux.

Ce n'était pas faute de la lui avoir montrée en forçant ce brave Cavrum à l'abandon.
Le capitaine des Sylphes baissa la main, faisant tomber les deux parties sectionnées de son masque. Ses yeux dénués de pupille étaient noirs comme le charbon - pas une once de blancheur !
Cette idée s'imposait à moi : il n'était pas un simple Sylphe. Sûrement le résultat d'un métissage.

- Je suis très loin d'avoir dit mon dernier mot.

Ça tombait bien : aux dernières nouvelles, je n'étais pas non plus une simple humaine.
Les globes sombres de Blackwind me transperçaient. Son visage se froissa sous l'effet de la colère.

- Il se perdra dans mes ténèbres !

Fidèle à son cri empreint de fureur, le vent noir se souleva, plus menaçant que jamais !
Le niveau de difficulté ayant monté d'un cran supplémentaire, je dévoilai une autre carte de mon jeu : le Cœur de Glace !
Les symboles cabalistiques affluèrent à la surface de ma peau, et avec eux une puissance multipliée par deux.

- C'est ce qu'on va voir !

Les échanges reprirent. Plus violents. Plus vifs.
Et en ces temps troublés, j'espérais très fort (secrètement quand même) que ma blessure ne se rouvrirait pas de ci-tôt !

Marisa se réveilla en sursaut ! Le haut de son corps dressé comme un piquet, ses jambes encore étendues sur le sol de la tour Karine, elle avait l'impression d'avoir entendu quelqu'un hurler - à moins qu'il ne fût question que de son propre cri ?
Toujours est-il que ladite voix lui avait semblé familière...
Ses yeux bleu grands ouverts, elle s'empressa d'analyser les alentours. Son cœur tambourinait dans sa poitrine mais sa respiration ne la gênait pas autant que naguère, lorsqu'elle devait rester aliter en permanence dans la maison de sa grande sœur qui n'avait jamais cessé de veiller sur elle. Néanmoins, l'endroit s'était sensiblement obscurci depuis qu'elle avait ingéré la fameuse eau sacrée. Ses yeux n'y étaient pour rien dans cette histoire, car elle eut beau se les frotter rien n'y faisait !
Elle baignait dans un noir d'encre et dut se relever pour comprendre ce qui se tramait.

- Qu'est-ce qui se passe ici ?

Sa question fut noyée dans les courants d'air qui lui fouettaient le visage et rejetaient ses longs cheveux roux en arrière.
La main levée en protection, elle tourna la tête et, dans son dos, aperçut maître Karine, qui se tenait à moins de trois mètres de sa position. Elle fut rassurée de le voir, sauf qu'il était comme tétanisé par ce qu'il voyait. Si sa fourrure n'avait pas été aussi blanche d'ordinaire, elle aurait remarqué que son teint était livide.

- Le chat ? s'enquit-elle. Ça va ? On dirait que t'as vu un fantôme !... Et où est l'enrobé ?

Mue par un réflexe, elle suivit le regard choqué de l'Ermite et, au milieu de bourrasques huileuses, crut définir le contour tremblant de plusieurs silhouettes effilées.
Quelque chose ne tournait pas rond ici !
Elle plissa les yeux pour mieux voir.
Parmi les corps à la consistance douteuse et aux limites incertaines, il y en avait un autre, plus large, plus rebondi. Les pieds de cette personne ne touchaient pas le sol et ses membres paraissaient relâchés.
La mine de la fermière se décomposa lorsqu'elle reconnut Yajirobé !

- Angerobé ! s'écria Marisa en accourant vers lui.

Elle avait un peu déformé son prénom, oui ; l'eau sacrée n'avait pas amélioré sa mémoire.
Le rônin se convulsa et ses membres s'agitèrent comme ceux d'une marionnette ! Au milieu d'un tumulte de voix désincarnées, le vent poussa un grondement sourd ; Marisa, repoussée par une puissance d'origine surnaturelle, fut contrainte d'interrompre sa course à deux pas du sabreur.
Ce dernier s'écrasa par terre comme un vieux sac.
Marisa s'apprêtait à forcer le passage quand elle vit l'éclat verdâtre de plusieurs yeux percer à travers le voile de ténèbres étouffantes ayant pris possession des lieux.

- Non ! Hurla maître Karine en brandissant haut sa canne. N'approche pas plus, petite ! Son sabre ne lui a été d'aucune utilité, et maintenant ils le tiennent !

La jeune fermière voulut demander : Qui ça « ils » ? mais les mots moururent dans sa gorge lorsque les silhouettes longilignes s'animèrent.
Elle chancela de deux pas en arrière alors que les entités diaboliques, enveloppées dans un linceul de volutes noires, se pressèrent autour d'elles en s'exprimant dans un langage archaïque. Ces murmures donnèrent le vertige à la fermière, qui dut secouer la tête pour reprendre ses esprits.
Son visage n'était plus qu'un masque de peur - et pourtant ce n'était pas le courage qui lui faisait défaut !
Le mal, quel qu’il fût, cherchait à l'ensorceler elle-aussi.

- Aaah... haaa ! gémit Marisa.

- Recule ! lui intima prestement maître Karine.

Au milieu de la noirceur ambiante, une main griffue cherchait à la saisir.
Lentement mais sûrement, elle s'approchait du col de sa robe, de sa gorge. De plus en plus proche...

- N-Non !

L'apprentie de l’Envoûteuse chassa l'épouvantable menotte d'un large revers ! Le membre mystique tomba en poussière, mais aussitôt les ombreuses particules se rassemblèrent en un bras neuf et avide de l'attraper. Des tentacules et d'autres horreurs du même type se joignirent à ce festin en devenir, surgissant face à la pauvre fermière.
Quittant sa vision en tunnel, Marisa retrouva subitement le contrôle de ses jambes et bondit en arrière.

- N'approchez paaaaas !!!

La colère lui gonfla le cœur !
D'instinct elle projeta ses mains en avant et, par leur biais, propagea la forte lumière de son Ki à peine éveillé. Marisa resta interdite ; elle était autant surprise par le spectacle des ombres qui reculaient en pestant dans leur jargon incompréhensible que par le fait d'avoir ENFIN réussi à expulser de l’énergie de ses propres mains.

- ...La vache ! C'est trop génial !

Mais les murmures n’avaient pas cessé ! Bien au contraire : ils s'étaient intensifiés devant l'outrage commis par la fermière.
Ici, disaient-ils dans leur langue mystique, pas de lumière !
Au cœur des ténèbres exaltées, les mauvaises lucioles dansaient avec hargne. Le sabreur, toujours inconscient, baignait dans les résidus de lumière fraîchement invoqués par la fermière.
Leur repas leur avait-il été retiré ?
Marisa baissa immédiatement les yeux sur le corps inerte de Yajirobé et se pencha pour le tirer par les bras.

- Tiens bon ! Je vais te sortir de là ! Je vais... ?

Soudain, le rônin ouvrit les yeux - des yeux animés par un feu surnaturel, complètement vert !
Souple comme il n'aurait jamais dû l'être, Yajirobé se souleva sur le dos et planta sa savate dans le visage ahuri de la secouriste en herbe. Celle-ci bascula en arrière en lâchant prise, une main pressée sur son nez gagné par les fourmillements.
Face à elle, le rônin s'était relevé d'un bond sans même avoir eu recourt à ses mains.

- Aïeee ! Mais quch'est-ce chqui te prend ?!!

Entre ses doigts souillés de sang, Marisa perçut une aura ombrageuse autour de son présumé allié. Elle écarquilla les yeux. La fermière ne connaissait rien en possession mais il ne fallait pas être une lumière pour comprendre la gravité de la situation. Yajirobé n'était plus lui-même : il évoluait aux côtés des entités spectrales qui l'avaient pour ainsi dire contaminé.

- C-ch'était pas prévu, grimaça Marisa. (Elle décrocha une main de son visage pour la tendre droit devant elle.) Maître Karine, che fais quoi ?! (Pas de réponse.) Maître Karine ?

Toute transpirante, elle risqua un coup d’œil par-dessus son épaule et vit le propriétaire de la tour cerné par de nouvelles horreurs indescriptibles.
Un hoquet de stupeur lui échappa.

- C'est pas bon ! C'est vraiment pas bon du tout !

Après trois pas en arrière, elle perdit l'équilibre et tomba sur les fesses.
Yajirobé, un sourire sardonique peint sur ses lèvres pâles, dégaina son sabre et n'hésita pas un seul instant à l'utiliser !

- Aaaah !! J'veux pas mourir !

Paniquée, Marisa ferma les yeux et leva les bras devant son visage.
Il y eut un bruit déchirant comme un coup de tonnerre, puis un choc métallique qui la fit sursauter !
La fermière, surprise de n'avoir rien senti, entrouvrit un œil sous sa garde de débutante et perçut l'éclat mauve d'une lame on ne peut plus familière.
A peine arrivée, la Caladbolg s'était d'elle-même glissée entre elle et le sabre de Yajirobé !

- Mais c'est... l'épée de Ryanne ?!

Le rônin poussa un grognement révolté lorsque l'épée autonome accentua la pression sur sa lame, le déséquilibra en déviant son attaque, et virevolta pour lui infliger un coup du pommeau en pleine pommette !
Subjuguée par la vitesse de cet échange, Marisa recula la tête avant de ramper en arrière, aidée par ses mains.
Yajirobé tomba à la renverse. La Caladbolg tourna sur elle-même et, telle une flèche, fila s'en prendre aux appendices ténébreux qui s'étaient jetés sur l'Ermite ! Elle les réduisit en poussière et maître Karine, qui s'était arrangé pour tenir jusqu'ici, se rapprocha vivement du centre de la tour, là où les entités maléfiques ne s'étaient pas encore aventuré.
Mais le répit n'était que temporaire, et la situation toujours aussi désastreuse !
La lame enchantée réapparut auprès de la fermière. Celle-ci s'étant relevée à un pas de l'Ermite en prenant appui sur la fontaine. Marisa remarqua alors le gant collé à la garde de la Caladbolg - celui que portait Ryanne depuis qu'elle avait changé de tenue. Il était présenté de sorte à ce qu'elle l'enfile.
Comme elle semblait hésiter, maître Karine lui feula à l'oreille !

- Qu'est-ce que tu attends ? Vas-y ! Empoigne-la !

Marisa tourna son visage blême vers lui :

- Mais je n'ai jamais manié d'épée de toute ma vie, moi ! geignit-elle. Allez-y, vous !

Consterné par cette répartie, il lui montra ses pattes.

- Est-ce que j'ai l'air de pouvoir la brandir ?

- Vous portez un bâton et vous êtes pas fichu de prendre une épée ?!

- Arrête de crier et fiche-moi ta main là-dedans ! fit l'Ermite en saisissant le poignet de la fermière et en la forçant à glisser sa main dans le gant.

- Mais... Hé ! Ho ! Lâchez-moi !

Elle n'eut pas à faire grand-chose : le Tisse-Rune qui composait l'accessoire de Ryanne s'ouvrit comme une noix et se referma aussitôt sur la main de Marisa.
Dès lors, elle put entendre la voix de la Caladbolg directement dans son esprit.

Le temps parut s'arrêter comme la première fois où Ryanne était entrée en contact avec sa lame customisée, et le monde laissa place à un grand vide où gravitait l'épée et la personne qui en était prétendue digne par sa propriétaire légitime.

- Enchantée, apprentie de ma Maîtresse.

- « Maîtresse » ?... C'est Ryanne qui t'envoie ?

- Cela va s'en dire, sinon je serais encore entrain de fendre l'air entre ses mains.

- Elle... vit encore ? déglutit psychiquement la fermière, peu rassurée.

- Mourir lui est interdit, répliqua aussitôt l'épée. Cette question n'a pas lieu d'être. Écoute-moi plutôt : je vais prendre contrôle de ton bras droit jusqu'à ta hanche. Il va te falloir m'accepter si tu souhaites te sortir de ce mauvais pas.

- Oula ! Doucement ! Ça va trop vite pour moi, là !

- Nous n'avons pas le temps, la coupa la Caladbolg. Et il nous faut en gagner, en attendant le retour de ma Maîtresse.

- Je... vais essayer, dit-elle la fermière avec réticence. Ça peut vraiment le faire ? Avec moi, je veux dire...

- Tu manques cruellement d'expérience, il est vrai, mais je t'ai jugée digne de me soulever. Ce n'est pas un hasard si ma Maîtresse aussi t'a choisie. Accepte ma proposition et tout rentrera dans l'ordre. Je t'en fais la promesse.

- Bon... Très bien ! J'accepte le deal.

Retour à la réalité : le vide laissait place au noir d'encre qui entourait la tour Karine !
Le regard de Marisa parut changer. Une vague d'énergie la traversa, débutant de sa main gantée pour gagner tout le reste de son corps ! Tous les doutes de la fermière volèrent en éclat et, l'épée au poing, elle se remit en mouvement - juste à temps pour bloquer un coup en provenance de son angle mort. La Caladbolg fit son office, réduisant à néant le tentacule pourtant bien parti pour s'enfoncer dans la nuque de sa manieuse.
En réponse à cette offense, les courants d'air circulaires gagnèrent en intensité !
Libère ton Ki, lui conseilla l'épée. Le déséquilibre sera moindre.
Son bras droit frappa encore, pourfendant une autre abomination vaporeuse désireuse de sacrifier l'Ermite à ses noirs dessins.
Comment ?! paniqua Marisa, repoussant d'un coup de pied une silhouette affamée qui s'était jetée sur elle. Dis-moi !
En veillant bien à ne pas déséquilibrer sa porteuse, la Caladbolg faucha deux nouvelles entités. Mais celles-ci, en l'absence de coup efficace, se reformaient toujours un peu plus loin pour revenir à la charge comme des hyènes !
Cherche au fond de toi et fait la jaillir, reprit la voix de l'épée. Le gant en Tisse-Rune que tu portes t'aideras à la contenir et à la manipuler. Il contient une part de la volonté de sa conceptrice. Crois-en elle et la communion sera établie.
Marisa hocha fermement la tête, inspira un grand coup et suivit à la lettre les bons conseils de la Caladbolg !
En un éclair, le Ki étincela, en commençant d'abord par émettre à partir de son gant. Lorsque la résonance s'établit et que son énergie s'accorda à celle de la fermière, cette dernière se sentit plus puissante que jamais elle ne l'avait été auparavant !
Son aura, blanche de pureté avec toutefois quelques nuances violacées, illumina brutalement les environs, déstabilisant le mal qui avait pris racine au sommet de la tour.
Marisa sourit.

- Ça va barder !

Elle avait fléchi sur ses jambes, l'ourlet de sa robe écrasé contre la pierre, quand le sortilège de Ryanne, jusqu'alors prisonnier du gant sous alimenté porté par la fermière, s'enclencha.
En un instant, Marisa fut recouverte de la tête aux pieds d'une combinaison en Tisse-Rune !
Le matériau runique, souple et étonnamment résistant, épousait parfaitement sa mince silhouette. La fermière se vit coiffée d'un capuchon de la couleur de ses cheveux, d'un cache-nez plus ou moins identique, et d'un équipement une pièce décorée de motifs complexes. Au niveau de sa taille et de son dos, les pans d'une jupe et d'une courte cape claquaient avec style.
Stupéfaite, la fermière s'interrompit en baissant les yeux sur ses membres protégés.

- Waaah ! C'est trop la classe, dis-donc !

...En oubliant bien sûr qu'un groupe d'abominations s'était jeté sur elle.
La Caladbolg, ayant toujours un contrôle parfait sur le bras droit de la miss, rattrapa le coup en cisaillant proprement ses intrépides assaillants. La fermière n'avait même pas eu le temps de voir son bras bouger pendant le processus. En revanche, elle perçut les sombres entités de le tempête s’étaler par terre, en plusieurs morceaux informes. Ils disparurent dans un nuage de fumée âcre et, pour une obscure raison, ne revenaient pas à la « vie ».
Reste sur tes gardes, enfant, lui suggéra l'épée ensorcelée. Et ne te laisse pas berner par ce que tu vois : le Ki détruit ces choses, mais je ne m'attend pas à un miracle : le Mal qui s'époumone ici n'en mourra pas de ci-tôt.
...Mais Marisa était repartie pour un tour : elle n'avait pas fini de s'extasier sur son nouveau look.
Elle se contorsionnait, se tordait la tête et tendait le bras pour mieux se détailler.

- Trop, trop cool ! piailla-t-elle. J'ai carrément l'air d'une héroïne habillée comme ça ! Oh, là là ! Ryanne, Tu ne peux pas savoir comment j't'adore!~

Son extase fut de court durée : la Caladbolg y mit un terme en produisant un son magique et strident, uniquement perceptible par sa manieuse. Marisa grimaça et agrippa son capuchon à s'en blanchir les phalanges !
Continue et je recommence, la prévint la Caladbolg.

- A-Aïeuh ! gémit la pseudo héroïne. D-D'accord ! J'arrête de trop m'aimer. (Elle leva sa garde, la Caladbolg placée en première ligne.) On y retourne, donc ?

En cet instant, l’atmosphère gagna en lourdeur. Avec elle, le vent s'amplifia, manquant emporter maître Karine dans la tempête, plus terrible et destructrice encore, qui cerclait le sommet de la tour au-delà du garde-fou circulaire. Marisa, les pieds bien campés au sol, l'attrapa par la patte et le ramena au pied de la fontaine ; dans l'autre main de la fermière, la Caladbolg tissa une toile d'acier, luminescente de Ki, pour empêcher les être maléfiques de tirer profit de ce contretemps.
Une fois terrassés et le sage secouru, la lame confia d'elle-même son stratagème à la fermière.
Marisa eut un sacré temps d'arrêt, peur rassurée par la réussite de l'opération.

- Mais je ne sais même pas créer une boule ! En sachant ça, comment je suis censée en produire une qui puisse durer, moi ?

Tu doutes encore de toi, lui fit remarquer, toujours sur le plan mental, l'épée de Ryanne. Laisse-toi aller et de la main touche le bâton du sage. Il n'y a que comme ça que nous pourrons lui attribuer un rôle et continuer de combattre sans avoir de craintes vis-à-vis de notre entourage.

- ...Je vais essayer, décida-t-elle à voix haute en se tournant vers maître Karine.

Celui-ci était trop occupé par tout ce qui se passait autour - dont le vent, de plus en plus dérangeant, de plus en plus envahissant.
Marisa empoigna le long manche du bâton qu'il tenait, et la réaction de maître Karine lui apparut presque au ralenti ; avec sa combinaison sur le dos, elle était devenue beaucoup plus rapide ! ou bien les effets de l'eau commençaient enfin à se faire ressentir ?

- Qu'est-ce que tu fais ?! s'insurgea l'Ermite. Tu penses vraiment que c'est le moment de me chaparder ma canne ?

Comme le lui conseillait la Caladbolg, Marisa l'ignora purement et simplement. Au lieu de se laisser bêtement distraire, elle raffermit sa prise sur l'outil de maître Karine. De ses doigts gantés jaillit un puissant flot d'énergie, qui d'abord donna naissance à quelques bourgeons le long du bâton, puis à de magnifiques fleurs en tout genre !
Le phénomène s'étendit jusqu'à son extrémité supérieure, la modifiant au passage pour lui conférer l'aspect d'un demi-cercle parfait. L'imagination et la maîtrise du Ki de Marisa, largement amplifiée par sa tenue mystique, firent leur office en produisant une sphère aveuglante entre les deux bouts pointus.
Bien malgré lui, à sa grande surprise, maître Karine était devenu porteur de lumière !
Il en était resté sans voix, tout comme Marisa, dont les doigts de sa main gauche ne serraient plus rien.
Voilà qui nous facilitera grandement la tâche, estima la Caladbolg.
Son commentaire venait du fait que la vilaine masse d'engeance diabolique ne supportait pas la vision de l'astre nouvellement créé. Leurs yeux verts se fermaient instinctivement, et ceux qui ne le faisaient pas assez vite brûlaient comme des mouches sous une loupe tournée vers le soleil !
Sans pour autant baisser son sceptre, maître Karine le pointa de sa griffe.

- Mais... d'où te vient ce don ? demanda-t-il à Marisa avant de souffler le mot : Incroyable...

La concernée pointa du doigt l'épée dotée de sacrés pouvoirs.

- J'y suis pour rien ! fit-elle, les yeux ronds, puis en levant innocemment la main elle continua : c'est elle la responsable.

Je ne suis qu'un vecteur, lui murmura la lame à même sa conscience. Je véhicule la volonté de ta protectrice, simplement. Le Tisse-Rune est parfait pour cet usage.

- C'est complètement dingue, soupira Marisa, époustouflée par les miracles de la magie. (Son regard se posa accidentellement sur une silhouette plus large que les autres et qui, visiblement, n'était pas autant affectée par la lumière que le reste de la meute.) Hé ! 'Y en a un qui cherche toujours à en découdre ! Et ça, dit-elle en esquivant un sourire de prédatrice, c'est encore plus dingue que dingue !

Le gros morceau s'avança d'un pas et pénétra dans la lumière. De la vapeur s'échappait par les pores de sa peau mais l'être en question, tout de chair, les yeux invariablement verts, ne chancela à aucun moment.

- Yajirobé ! s'écria maître Karine. C'est mauvais... le mal qui le possède se sert de lui comme d'un bouclier.

Marisa se remit aussitôt en position.
D'une voix forte et exagérément héroïque, elle déclara très fermement :

- Moi et l'épée, nous allons lui arracher son parasite !

C'était elle que Yajirobé fixait avec un appétit criminel.
Au-dessus de ses épaules serpentaient de bien sombres volutes, comme si le mal enfoui en lui cherchait à narguer son adversaire. Les pieds du bonhomme rondouillard s'espacèrent puis...
Méconnaissable et enragé, le rônin, sabre au poing, se catapulta sur l'apprentie de l'Envoûteuse !

Le Seigneur des Sylphes se battait comme un fauve - mais un fauve à l'intelligence plus affûtée qu'une lame d’orfèvre.
Il maniait son vent noir de trois différentes façons.
La première se basait sur son effet « anesthésiant » : le simple fait de rester trop longtemps à proximité vous rendait terriblement gauche, endormant à la fois votre conscience et tout ce qui est lié à vos sens. Le souffle noir ressemblait à des murmures d’outre-tombe ; généralement, on les entendait très bien avant d'en faire les frais. Quoi de mieux qu'affaiblir sa proie avant d'essayer de la disséquer à grands coups de katar, hein ?
Et la deuxième, justement, prenait en compte le désagréable petit côté tranchant du vent ténébreux. Blackwind détenait le pouvoir de « calcifier » les fins rubans d'air qu'il me balançait. Et lorsqu'il s'y mettait, il n'y allait pas de main morte : ses créations longilignes frappaient toujours en essaim !
Sa troisième et dernière façon d'utiliser le vent était de loin la plus brutale. Comme s'il était équipé d'un marteau mais sans jamais en ressentir le terrible poids, le sombre Sylphe n'hésitait pas à propulser de prodigieuses masses d'air droit sur son adversaire.
Si je ne m'y étais pas préparée, ses attaques en bélier m'auraient depuis longtemps aplatie en réduisant mes os en poudre !
Alors que j'étais tout juste parvenue à échapper une nouvelle et heureuse fois à ses puissants enchaînements, le Sylphe s'accorda un courte pose pour renouveler son air.
J'avais remarqué qu'il ne pouvait pas manipuler le vent sans devoir s'arrêter de temps en temps et mener ce petit rituel à bien.
J'aurais pu en profiter pour attaquer mais je savais qu'il n'attendait que ça.
Qui sait quel genre d'as il dissimulait dans sa manche ?
Ah ! Et il y avait un autre petit souci : j'avais, à dessein, interrompu ma transformation.

- Ça y est ? le narguai-je. Vous voilà calmé ?

Imperturbable pendant le processus, il ne répondit pas.
J'en profitai pour évaluer l'ampleur des dégâts sur ma pauvre personne. Ma tenue en Tisse-Rune comptait quantité d'entailles, qui marquaient également ma peau mais de façon plus modérée. Parmi elles, il y avait aussi quelques bleus - plus ou moins impressionnants. Les environs avaient plus mauvaise mine que moi, à vrai dire. Des cratères, des failles, des impacts et de larges zébrures circulaires constellaient le sol ! Plus d'une fois, j'ai manqué l'occasion d'avaler un morceau de verre projeté dans les airs au cours d'une de mes laborieuses esquives...
Heureusement que la flamme de mon aura dansait en continu ! sans quoi aucune de mes plaies n'aurait été aussi bénigne. Grâce à mon enveloppe de Ki, les effets néfastes du vent noir sur mon organisme perdaient de leur mordant.
Toujours est-il que j'avais perdu pas mal de sang, comme en témoignaient les taches rouge sombre sur le sol qui se mélangeaient aux fissures, cassures, et autres conséquences physiques des assauts répétés de Blackwind.
Celui-ci avait déjà repris du poil de la bête ! Son fidèle vent de mort tourbillonnant autour de ses membres puissants.
Je tâtai prudemment ma blessure à l'aine pour juger de son degré de guérison - plutôt correct malgré tous les mouvements de bassin que j’avais dû faire en urgence.

- Tu seras la première à céder, sorcière, m'assura-t-il. Tu ne seras pas en mesure de prêter main forte à tes amis piégés au sommet de leur tour blasphématoire. D'ici quelques secondes...

Il disparut de mon champ de vision et le vent produit un bruit sourd dans mon dos, du côté de l'oreille droite.
Blackwind s'élançait, son bras porteur du katar rejeté en arrière.

- ...Tu ne seras plus rien !

Je fis volte-face. La lame d’obsidienne me frôla le cou. Je connaissais assez bien mon adversaire pour anticiper la suite des événements : ses lanières venteuses m'assaillirent de derrière son épaule, ne me laissant d'autre choix que de toutes les dévier en un grand geste circulaire, ce avec ma main droite recouvert par le Discidium !
Blackwind frappa de sa main opposée, déplaçant l'air en un gros bloc. Ce coup-ci, je dus me résoudre à employer le Praesidium.
Ma protection de Ki mauve, gondolée comme une carapace tournée face à mon adversaire, trembla sous le choc et se fendilla en deux !

- Bon sang ! grognai-je. Cette fois-ci, il n'a pas vu à la dépense !

Problème en vue : Blackwind ne perdait pas en puissance, c'était tout le contraire !
A chaque fois qu'il s'adonnait à son petit rituel, son compagnon éthéré en ressortait plus dangereux encore.
Je ne pouvais vraisemblablement plus me permettre d'attendre sagement que ma blessure ait complètement cicatrisé !
Ma frange me passa sous les yeux - dans un sens plus que suspect. Ce courant d'air était issu des mouvements de Blackwind. De justesse, je le vis apparaître du côté de mon flanc abîmé. Prenant appui sur le bon pied, je changeai brusquement l'axe de ma protection entamée.
Le charge de Blackwind la fit littéralement éclater !

- Eekh ! Ciel !

Je fus repoussée en arrière au moment où les tessons mauves de mon précédent volaient en tout sens. Dans ma course, je prononçai un mot magique - Testa! - en le ponctuant par un mouvement de poignet.
N'ayant pas renoncer à me poursuivre, Blackwind dut faire face à une averse de lames de rasoir ! Certaines lui entaillèrent le cuir tandis que d'autres, moins chanceuses, se firent happer par l'étroit filet protecteur de son vent noir.

- Oh, m-... !

Je me pinçai les lèvres dès l'instant où je croisais les bras sur ma poitrine. Le coup de pied de voltigeur du Seigneur des Sylphes heurta ma garde et manqua la faire exploser !
Ma course s'interrompit à deux pas du vide.
Blackwind, qui en avait terminé avec son effroyable enchaînement, me dardait intensément de ses yeux sombres comme la nuit la plus noire.
Autour de ses larges épaules, le vent ondoyait.
Pour le moment, il avait perdu de sa teinte maudite.
Je me détendis un peu.



- Ce combat touche à sa fin, murmurai-je en sachant très bien que le vent transportait chaque bribe de notre conversation.

- Et avec elle, le glas sonnera pour toi, répliqua stoïquement le Sylphe. Meurs en ayant fait ton choix, sorcière. Meurs en ayant laissé tomber tes amis pour me défier - moi, maître incontesté de l'air - dans mon domaine !

- C'était un peu osé, je veux bien l'admettre, soupirai-je en baissant mollement les yeux sur mes pieds. (Je serrai les poings et contractai les avant-bras, me donnant l'air de quelqu'un noyé sous les regrets.) Et je crains qu'ils ne s'en sortiront jamais sans moi, continuai-je d'une voix de comédienne, à deux doigt de se casser. (Je relevai brusquement la tête, la lèvre inférieure toute tremblante, une lueur vacillante dans les yeux.) Je me suis plantée... magistralement ! (Et là, je rejetai les bras en arrière en poussant un cri du cœur!) Ô Dieux, pardonnez-moi d'avoir pêché !

Les lèvres du Sylphe se fendirent en un petit rictus cruel.

- A quoi t'attendais-tu, pathétique terrestre ? Jubila-t-il. Les Dieux sont du côté des célestes, qui eux leur sont plus proches au point de les effleurer du bout des doigts.

Je basculai les épaules, voûtée comme la perdante qu'il s’imaginait voir.
Puis je commençai par évacuer un petit rire, qu'il prit sans doute pour quelque chose de nerveux. A la toute fin, alors que mon hilarité forcée allait crescendo, j'éclatais d'un rire féroce !
De nous impassible, Blackwind me fixait avec une froide intensité - il soupçonnait ENFIN quelque chose.
Tout autour de lui, le vent avait recommencé à noircir.
Je levai un pouce après avoir bien rigolé.

- Soyez fier, lui dis-je avec un franc sourire. Parce que je vais du neuf à partir du vieux rien que pour vous !

En passant vivement le doigt sur mon front, je traçai la très dangereuse Rune Ferhu - le Feu Primordial - à même ma peau ! Et je ne le fis pas n'importe comment : avec mon ongle, je m'étais entaillée la chair de sorte à ce que le sang - mon sang ! - s'associe aux pouvoirs ravageurs de la Rune !
Dois-je vous rappeler qu'il est fortement déconseiller de la tracer de cette manière ?
Les risques de se transformer en torche humaine et de finir carboniser sont immenses, selon la légende.
Mais au diable la légende et les préventions ! J'étais beaucoup trop exaltée par cette sensation de danger~
Après avoir empli mes poumons d'un bon gros bol d'air, je poussai, bras écartés, le plus puissant des rugissement de mon registre !
Mon aura prit automatiquement du volume ; sa flamme gonfla et explosa dans un bruit de fin du monde ! Sous mes pieds, le sol de glace fondit comme une épaisse coulée de lave avant de de disperser aux quatre vents. Mes yeux flamboyaient - littéralement - et mes nombreuses blessures pleuraient de la vapeur ! Les volutes violâtres étaient naturellement plus épaisses du côté de ma plus grosse plaie. Lorsque j'ouvris la bouche, des panaches de fumée en sortaient aussi.
Ah ! Et j'avais une horrible sensation de brûlure dans tout le corps. Un peu comme si mon sang s'était transformé en métal en fusion.
Je ne peux réprimer une grimace en portant le dos de la main à ma bouche.

- Dans l'immédiat... il me faut... stabiliser tout ça, toussai-je devant l'expression effarée qu'arborait mon vis-à-vis.

Je poussai un grognement sourd en réactivant le Cœur de Glace. Dès lors, les symboles cabalistiques affluèrent à la surface de ma peau, s'imprégnant eux aussi du Feu Primordial qui courait dans mes veines et qui me rongeait à petit feu !
Cela dit, comme je l'escomptais, grâce à ma transformation les flammes qui brûlaient en moi furent tout de suite plus supportables.
Je rougeoyais de partout !
Blackwind avait les yeux si grands ouverts que je voyais ma silhouette se refléter dedans.

- T-Tu es le Diable !

Effectivement, on en était pas loin!~
Un frisson me traversa la colonne. Qu'il est agréable d'entendre chevreter la voix d'un type aussi froid que lui !
Je me remis en garde en invoquant le Discidium tout autour de mon bras droit - le Ki mauve flamboya dès la première seconde.
Blackwind, en compagnie de ses rafales de vent occulte, adopta une posture défensive.

- Peut-être, répondis-je avec un sourire malin. Mais si telle est ma véritable nature, vous apprendrez que je ne veux pas de vous chez moi !

Je m'inspirai des mouvement de maître Karine pour me télescoper et réapparaître dans le dos de mon ennemi. Il mit une milliseconde de trop à remarquer ma présence - de quoi me permettre de le frapper avec ma lame incendiaire !
Avec un réflexe foudroyant, le Sylphe modifia la trajectoire de son katar et opposa son acier sombre au mien. Le Discidium trancha son arme avec une choquante facilité et son propriétaire, les yeux exorbités, se recula vivement pour ne pas subir le même sort !

- I-Impensable !

Je bougeai sans cesse tandis que lui n'en croyait plus ses yeux. A force de me mouvoir, j'avais dressé une véritable toile de bandes incandescentes tout autour de lui.
Ses mâchoires se serrèrent et il parut se recroqueviller sur lui-même.

- IL EST IMPENSABLE ! Hurla-t-il soudainement. QUE TU PUISSES ME SURPASSER !

Les rafales de vent noir, aimantées à sa personne, formaient comme un cocon protecteur. Sque ce n'en était pas vraiment un : un œil attentif sait reconnaître une bombe quand il en voit une - quelque soit sa forme.
Le poing gauche ramené en arrière, j'eus un très léger mouvement de recul.
Pour annihiler cet apocalypse en devenir, je n'avais besoin que de soupirer un tout petit mot de rien du tout :

- Gratia.

L'incantation d'immobilité parfaite figea sur place le Seigneur des Sylphes - il ne s'était pas attendu à ça ! Chaque centimètre de son épiderme était colonisé par des symboles cabalistiques, éléments propres à mon sortilège d'Envoûteuse.
Je n'avais que deux secondes pour frapper, et c'était plus que suffisant ! Il y avait un espace dans l'aura venteuse de mon ennemi. Une fragilité. Suffisamment importante pour que je puisse y balancer mon poing après m'être projetée à la rencontre du Sylphe.
Mes flammes s'annulèrent au contact du vent maudit, mais le coup en lui-même ne le fut pas le moins du monde. Le choc fut assourdissant lorsque mon poing rencontra son poitrail, et l'impact tout aussi terrible !
Blackwind heurta violemment le sol meurtri et rebondit trois fois dessus avec fracas.
Lorsque sa course prit fin, il ne bougeait plus.
Je restai quelques courtes secondes dans ma position avant de me redresser, toujours enveloppée d'un puissant manteau de flammes primordiales.

- Ça c'était pour avoir cherché à me la mettre à l'envers, Monsieur l'céleste, pestiférai-je. Vous auriez dû y réfléchir à deux fois avant de me pousser à bout~

Le Cœur de Glace avait fondu, et avec lui les symboles qui signifient son activation. Sans que quiconque puisse hurler le contraire dans l'assistance, la victoire était mienne !
Mais je n'avais fait que remporter une bataille parmi tant d'autres : la vraie guerre avait lieu bien ailleurs.
Après avoir tourné les talons, je levai les yeux sur le navire Sylphe.

- La « Tempête des Affres » continue de souffler au sommet de la tour Karine. Les informations me manquent à son sujet. J'aurais peut-être du tirer les vers du nez à ce Sylphe trop présomptueux avant de lui coller mon poing dans le diaphragme ?

Je haussai négligemment les épaules, puis je m’élevai en direction du bateau.

- Bah ! allons chercher Yggdrasia. Nous aviserons ensuite.

Je n'étais même pas encore arrivée auprès de mon amie nymphe des bois que j'entendais déjà les Sylphes émettre des exclamations de surprise. Et c'est qu'ils en donnaient, de la voix, lorsqu'il est question de la récente défaite de leur trop respecté capitaine !

- Elle l'a mis au tapis d'un seul coup de poing ! s'écria Olkh, que je voyais penché par-dessus le bastingage.

- Et quel coup de poing ! appuya Cavrum l'Inébranlable. J'ai honte de dire que même les miens ne sont pas aussi puissants...

Derrière eux, à proximité du grand mât, c'était pire encore ! Certains serviteurs du puissant Blackwind refusaient de voir la réalité en face, tandis que d'autres se pressaient au bord du navire pour poser des yeux écarquillés sur le corps inanimé de leur boss chéri. Un petit groupe de volontaires s'était rué jusqu'à lui afin de lui apporter les premiers soins. Je n'avais pas de raison de les en empêcher, aussi passai-je outre.
Toujours chemin faisant, j'entendis quelques bouches de céleste prévenir les plus proches de mon retour, si bien que le silence fut instauré presque instantanément.
Les bras reposés sur le bastingage, un mince sourire au coin des lèvres, Yggdrasia me suivait du regard. Elle n'était pas la seule à le faire mais, sur le moment, je ne me souciais de personne d'autre qu'elle.

- Pendant ce combat, m'avoua-t-elle en se redressant, plus d'une fois j'ai eu peur pour toi. Pourtant à aucun moment je n'ai cessé de croire en ta victoire ! Tu m'as jeté un sort en cours de route ou quoi, satanée Envoûteuse ?~

J'écartai solennellement les bras sans oser poser un pied sur le navire ; le Feu Primordial continuait de brûler tout autour de moi, et il n'aurait pas été très intelligent d'y répandre accidentellement mes flammes.

- Il n'y a qu'une seule personne que j'ai mystifiée aujourd'hui, Yggdrasia, sifflai-je avec fierté. Et c'est Blackwind, tout récemment défait.

- Impensable, souffla Olkh avant de le répéter encore plus fort, comme s'il voulait attirer l'attention de ses paires et qu'ils lui mettent des claques pour le faire sortir de son cauchemar : Impensable !

J'eus un sourire en l'écoutant douter.

- C'est amusant de vous l'entendre dire, commentai-je sur le ton de la causette, parce que c'est justement ce que votre capitaine a hurlé avant que la cruelle vérité ne le percute de plein fouet et l'invite à mieux rêver.

J'en profitai pour jeter un vague coup d’œil aux Tisseuses de Nuages. Parmi ces belles créatures, il y avait Assula. Si elle ne se trouvait pas aux côtés de son supérieur, c'était sans doute parce qu'elle endossait le rôle de suppléant en son absence - événement qui ne devait pas se produire bien souvent, à en juger par l'affolement général.
Je claquai des doigts pour attirer son attention et, ci-tôt obtenue, je lui dis :

- Me voici au regret de vous annoncer que votre chef s'est montré fort peu scrupuleux pendant que nous combattions, Maîtresse des Initiées, commençai-je avec retenue malgré le feu qui courait dans mes veines.

Il y eut de virulentes protestations parmi son entourage hétéroclite. Hommes et femmes n'acceptaient pas que je ternisse ainsi la réputation de leur dirigeant. Cette révélation leur était de trop après l'avoir vu essuyé une douloureuse et cuisante défaite. Néanmoins, je n'avais aucune envie de prendre des gants avec eux. Aussi, après quelques tentatives d'apaisement, dus-je finalement hausser le ton à l'attention de tous les agitateurs :

- Suffit... S'il vous plaît...Vous autres... Messieurs dames ?...Laissez-moi parle, je vous prie... J'ai dit : SILENCE ! (Bouche-bée pour la plupart, les Sylphes se figèrent comme un seul homme.) Où en étais-je... ? Ah, oui ! repris-je en levant un index au ciel. Croyez-le ou non, Dame Sylphe, mais votre très estimé chef m'a déclaré avoir lâché sur la tour - sans doute par le biais d'un de ses envoyés ou d'un fichu sortilège à retardement - une Tempête des Affres. Dites-moi... à tout hasard, vous aurez-t-il mis dans la confidence ?

Bien qu'elle fût sans doute étonnée d'apprendre cette manigance, la plus douée des magiciennes Sylphes s'efforçait de rester imperturbable avec son port altier et son visage de princesse féerique.

- Non, répondit-elle, catégorique et honnête. Je puis vous jurer ne pas en avoir entendu parler jusqu'à ce que vous me l'annonciez.

Yggdrasia, qui n'avait pas pour habitude de prendre la défense d'une autre personne que moi, surenchérit aussitôt :

- Je pense qu'elle ne ment pas. Le peu de temps passé à la combattre m'a enseigné certaines choses à son sujet, dont celle-ci : cette Sylphe n'est pas une menteuse.

Je hochai la tête après les avoir regardé toutes les deux droit dans les yeux.

- Je m'en doutais, concédai-je. Mais il me fallait confirmation. Maintenant pouvez-vous me dire comment éteindre cette tempête maudite, Assula ?

La concernée secoua la tête.

- Navré mais je n'en sais pas plus que vous à ce sujet. Je ne me suis jamais intéressée à ce type de magie, contrairement à notre ténébreux seigneur, et je ne compte pas m'aventurer sur un terrain aussi glissant que le sien.

- C'est une sage décision. (Je jonglai du regard entre Cavrum et mon interlocutrice du moment. Ils eurent droit à un sourire bienveillant.) Hé ! Ça me réconforte de savoir qu'au moins deux d'entre les vôtres ne sont pas foncièrement mauvais - pour ne pas dire presque justes.

Ma déclaration les ayant manifestement surpris, pris de court ils ne surent pas quoi répondre.
Je me détournai d'eux et m'approchai d'Yggdrasia, toujours en lévitant.
Collant deux doigts à mon front, je lui tendis la main pour l'inviter à la prendre.

- Allons-y, Yggdrasia ! L'heure tourne et le combat continue de faire rage à la tour.

Elle n'ignorait pas le principal étant donné que je l'avais annoncé à haute et intelligible voix. Pourtant, contre toute attente, sa réponse fut la suivante :

- Heiiiin ? Non mais tu t'es regardée ? Tu t'imagines sérieusement que je vais te toucher dans cet état ?

Les bras croisés sur sa menue poitrine, elle me tourna le dos avec une moue boudeuse.
Je l'avais... offensée ?
Arquant un sourcil d'incompréhension, je la relançai :

- Me regarder ? ...Yggdrasia ? à quoi est-ce que tu joues, au juste ? Marisa et les autres sont en danger, parbleu !

D'un coup, elle frappa des mains sur la bastingage avant de me pointer du doigt avec véhémence !

- T'es douée pour comprendre les intrigues mais pas pour remarquer l'immanquable ? me tança-t-elle. Bon sang, Ryanne ! Tu brûles comme une étoile et tu fumes comme un volcan ! Comment suis-je censée te prendre la main dans ces conditions sans que tu me convertisses en un tas de charbon ?! (Elle se plaqua une main sur le buste.) Je suis une Dryade. L'Hamadryade avec un grand « H », par ailleurs ! Je suis la mieux placée pour savoir que le feu, ça brûle et ça détruit !

Je coulai un regard autour de nous en me disant qu'un œil extérieur pourrait bien reconnaître à tort, en ce passage follement animé, une fichue scène de ménage.
Je levai les yeux au ciel et barrai d'un trait la Rune Ferhu signée à même mon front.
Le Feu Primordial se volatilisa, rendant ma silhouette visible aux yeux de tous. Heureusement, le feu n'avait fait que roussir ma tenue en Tisse-Rune et bronzer de maigres parcelles de ma peau. Par contre, j'avais l'estomac noué et la gorge sèche.
Je toussai un bon coup dans mon poing fermé avant de réitérer poliment mon invitation à l'Hamadryade :

- C'est mieux comme ça j'espère ?

J'eus droit à un sourire pétillant de satisfaction.

- Beaucoup, conclut-elle. J'aime les instants de chaleur partagée mais il y a quand même des limites !~

Sacrée Yggdrasia !
Au moment où ses doigts entrèrent en contact avec les miens, j'adressai ces derniers mots à la suppléante du capitaine Sylphe :

- Veillez à toujours garder un œil sur votre chef. Et lorsqu'il se réveillera, vous lui direz aussi que je suis toujours prête pour une revanche mais qu'il ne lui vienne plus jamais à l'esprit de s'attaquer à la tour ou à mes proches.

Puis, sous les yeux de tous les Sylphes, je disparus en compagnie de ma redoutable amie au caractère bien trempé.

Sous la lumière produite par le sceptre de maître Karine, les lames vrombissaient dans l'air sans qu'aucun coup n’atteignît sa cible. Le vent rugissait bien moins que l'acier, en perpétuel mouvement lorsqu'il ne venait pas à se croiser dans une détonation métallique !
Par bonheur, grâce au soutient passif mais indispensable de l'Ermite porteur de lumière, la fermière dans sa super tenue d'héroïne n'avait pas à se soucier des créatures cauchemardesques pondues par le cœur de la Tempête des Affres ; elle se concentrait pleinement sur un Yajirobé possédé et fort désireux de se refaire un kimono avec sa peau.
Marisa suait à grosses gouttes - cela faisait un bon moment qu'elle contenait le rônin sans jamais parvenir à l'affaiblir. Le Mal qui habitait son enveloppe la renforçait de sorte à ce que même les projectiles de Ki balancé par la main libre de la rousse ne lui infligent que de très maigres dégâts.
Après un énième échange, Marisa s'éloigna d'un petit bond en arrière et tira une boule d'énergie. L'astre immaculé fondit droit sur le visage du sabreur.
Il l'envoya dans le décor d'un grand coup de boule !

- Je rêve ou... il vient d'utiliser son crâne pour dévier mon attaque ? s'étrangla Marisa, incrédule.

Du front de Yajirobé se dégageaient de minces filets de vapeur.
Sur son visage pâle comme un linge et strié de veines noires, un sourire sadique s'était dessiné.
Nous perdons du terrain, confia la Caladbolg à sa porteuse. Ce n'est plus qu'une question de secondes avant que la lame de ce possédé ne trouve le cœur du porteur de lumière. Et de minutes si la lumière suspendue au bout de sa canne ne s'est pas éteinte entre-temps.
Marisa fit la grimace.
Sans l'avantage que lui conférait sa récente maîtrise du Ki, elle s'imaginait très mal remporter cette victoire. Quand bien même la Caladbolg était de son côté et commandait à son bras droit, il arriverait un moment où son épaule droite criera grâce !

- Tout ça pour dire qu'on est mal barré, frémit la fermière. (Elle serra le poing et émit un grognement guttural.) Ça ne signifie pas qu'on a perdu !

Elle poussa un cri et, soutenue par l'épée de Ryanne, retourna au combat !
La danse de l'acier reprit au même titre que les rafales d'énergie, mais cela ne suffit pas pour venir à bout de leur adversaire enragé : l'esprit mauvais en Yajirobé déploya tant de puissance qu'il renversa la fermière, qui s'étala lourdement sur le dos.

- Ougfh !

Elle en eut le souffle coupé. Le seul œil qu'elle avait gardé ouvert regardait, impuissant, le rônin empoigner son sabre à deux mains dans l'intention de lui porter le coup de grâce avec la pointe !
De la gorge du possédé jaillit une voix millénaire et sépulcrale, dans un jargon oublié de tous les mortels - et probablement jamais prononcé par un seul d'entre-eux.
Yajirobé était sur le point d'abattre sa lame quand...


J'apparus au-dessus d'une Marisa en très mauvaise posture. J'eus à peine le temps de reconnaître l'identité de son assaillant avant que la semelle de ma botte ne s'imprime sur son épaisse joue !
Yajirobé vola en arrière et s'écrasa durement contre un pilier.
Prévenante, Yggdrasia avait relevé Marisa en l'ayant tiré par la main. Derrière-moi, il y avait maître Karine. Son bâton avait changé d'aspect, mais le plus notable relevait surtout de cette sphère de Ki en suspension dans l'air qui le surmontait.
Et ben dites donc ! Il s'en était passé de drôles de choses ici, en mon absence.

- Ouf ! soupira maître Karine en se passant un revers de patte sur son front poilu. Vous voilà enfin de retour...

- L'ennemi s'est montré plus entêtant que je ne le pensais.

- Ryanne ! m'appela Marisa. Je savais que tu reviendrais ! Et toi aussi, Yggdrasia ! J'ai jamais été aussi contente de vous revoir !

- Il faut bien plus qu'un bateau volant rempli de Sylphes pour nous mettre à mal, lui répondit Yggdrasia.

- Tout le plaisir est pour moi ! souriais-je en levant un pouce à l'attention de mon apprentie. Tu t'en es bien sortie, Marisa ! Comment trouves-tu ta nouvelle tenue ?

- Au poil ! pépia la fermière avant de baisser piteusement les yeux sur ses pieds. Mais même avec elle et ton épée, je n'ai pas été capable de remplir ma mission...

Je lui tapotai gentiment la tête par-dessus son capuchon orange.

- Tu n'as pas à en rougir, la rassurai-je. Ta mission n'était pas de mettre un point final à cette histoire - ça, c'est mon boulot et celui d'Yggdrasia - mais bien de veiller à ce que le mal ne détruise pas cette tour le temps que les renforts arrivent.

Au loin j'entendis Yajirobé grogner. Je me tournai immédiatement vers lui.
Il fallait que je remonte le moral de Marisa au plus vite et que j'abrège cette discussion.

- Ne perds pas de vue ton objectif, Marisa. Je vais encore avoir besoin de toi ici ! Avec Yggdrasia, bien entendu.

- J'attendais que tu me mentionnes, sourit la concernée.

- Okay ! se remotiva la rouquine en se frappant le torse du poing. J'suis pas encore à plat, de toute manière !

Je hochai la tête avec fermeté.
Il était plus que temps d'analyser la situation !
La Tempête des Affres disposait sans doute d'un cœur ou d'une source de pouvoir particulière, sans quoi elle ne pourrait pas invoquer ses sombres séides. Le Ki luminescent produit par la sphère transportée par maître Karine gardait les monstres à bonne distance de nous mais je me doutais bien que ça ne durerait pas éternellement...
J'observai attentivement les alentours en quête d'une difformité quelconque.
Aidée par ma capacité de Perception magique, j'en découvris bel et bien une, tout près du pilier sur lequel avait rebondi Yajirobé. J'avais trouvé déjà cela étrange qu'il ne l'ait pas brisé à l'impact...
Je coulai un dernier regard aux entités ténébreuses cernant notre cercle de lumière vraisemblablement caustique pour elles.

- Hmmm, fis-je sur le ton de la réflexion. Ces horreurs sont plutôt nombreuses.

- C'est pas faute d'en avoir éliminé ! soupira Marisa, qui s'était remis en garde avec Yggdrasia. Elles sortent de nulle part et se prolifèrent comme de gros cafards !

- Je n'en suis pas si sûre.

- Comment ça ? s'enquit Yggdrasia.

- Une démonstration vaut mieux que de simples explications. Mais avant cela...

De nouveau sur ses pieds, Yajirobé nous fonça dessus tel un missile ! J'interrompis sa course effrénée en lui appliquant ma Télékinésie Zélodienne, une main levée dans sa direction.
Je levai sa comparse, paume vers le ciel cette fois-ci, pour donner naissance à un Satteles purement magique. Le petit astre d'énergie mauve crépitait comme la foudre et de fins éclairs dansaient en son cœur.
D'un geste circulaire, je l'envoyai faucher tous les enfants de la Tempête des Affres. Ils se volatilisèrent comme des spectres les uns après les autres, et ma sphère destructrice continua sur sa lancée ! Je la suivais du regard tout en gardant une certaine emprise sur Yajirobé. Ses yeux de possédé se braquèrent sur le projectile vagabond lorsqu'il le frôla et disparut inexplicablement là où se trouvait le pilier.
J'esquissai un sourire rusé.
Quelques secondes plus tard, une abomination réapparut à l'endroit exact où ma boule d'énergie s'était mystérieusement volatilisée...

- Dois-je vous faire un dessin ?

- Euuuh..., fit Marisa en portant une main à sa tête, visiblement larguée.

- Ta sphère a été recyclée en monstre ? hasarda Yggdrasia en tant que pure spectatrice.

- Non, pas tout à fait, rétorqua maître Karine d'une voix grave (Il avait l'air d'un vrai sage avec son bâton magique!) C'est un portail ?

- Vous y êtes presque, m'exclamai-je en brandissant un index professoral au-dessus de ma tête. Je dirais plutôt qu'il est question d'un trou de vers. Et les monstres qui en jaillissent ne sont que des illusions. Des illusions très réalistes, ceci dit ! N'importe quel œil non-exercé serait tombé dans le panneau~
Il n'empêche qu'un contact direct avec ces images mystiques qui vomissent la lumière vous rend aussi dangereux et manipulable que ce bon vieux Yajirobé.

- Wouaaaaaah ! souffla Marisa, subjuguée par la découverte. J'aurais jamais compris le truc toute seule ! T'es trop forte, Ry' !

Comme si l'entité qui contrôlait Yajirobé m'avait entendue, sa marionnette humaine poussa un grondement contrarié. Le Rônin sous contrôle se débattait avec ses liens invisibles, ce qui me laissait le temps d'expliquer mon stratagème à toute l'équipe.
De ma main libre, je leur fis signe d'approcher et de tendre l’oreille.

- Comme vous vous en doutez : j'ai un plan~

Nous nous séparâmes sous les yeux hagards d'un Yajirobé étrangement calme.
J’échangeai un dernier regard avec Yggdrasia et Marisa. La première avait reçu un présent magique de ma part tandis que de la seconde dépendait la bonne conclusion de cette aventure. Quant à maître Karine, il avait conservé sa position près de la fontaine, son bâton en main, paré à refouler toutes les illusions surréalistes désireuses de ronger la psyché de nous autres mortels ! Leur allergie à la lumière du Ki nous facilitait grandement la tâche.
Je me trouvais déjà en position de départ lorsque ces mots quittaient ma bouche :

- Cramponnez-vous : ça risque de secouer un peu !

Bien plus que le vent qui soufflait autour de notre perchoir !
L'air vidé de mes poumons, je fermai les yeux un court instant pour me fondre dans le Cœur d'Améthyste. Lorsque je les rouvris, ma vision vira brièvement au jaune - signe que mes pupilles changent de couleur, passant du mauve à l'ambre - et mon aura émergea d’autant plus fort qu'à l'accoutumée ! De splendides effets de lumière d'un florilège de nuances violacées l'agrémentaient.
La tour Karine fut traversée par une violente secousse, puis le calme revint, seulement gêné par le sifflement énergétique propre à la flamme de mon Ki.
L'apprentie du lot avait adopté une posture ramassée pour éviter de se faire éjecter - à l'instar de Yajirobé. Les nouvelles illusions, elles, refusaient de s'approcher.
C'était la première fois que Marisa me voyait dans cet état, aussi ne put-elle retenir sa langue :

- Waaaaah ! T'as les ch'veux tout blanc, Ry' ! C'est normal ?

- Ça lui donne un air beaucoup plus mature, surenchérit Yggdrasia. Mais j'ai une petite préférence pour sa couleur naturelle!~

- Ah bon ? s'enquit Marisa. En tout cas, je la trouve encore plus lumineuse comme ça !

- Restez concentrées, les filles ! Et n'oubliez pas la stratégie - c'est le plus important.

Elles hochèrent la tête de conserve en lançant un regard de défi au rônin possédé.
Toujours entourée d'une formidable énergie, je fondis sur lui à une vitesse effarante ! Libéré de mon étreinte magique, notre ancien camarade frappa de son sabre dans l'intention de me décapiter d'un coup droit.
Je disparus sous ses yeux ébahis en employant la technique de déplacement du propriétaire de cette tour, et je réapparus dans le dos de mon agresseur qui, déséquilibré, se vit projeter en avant. J'avais immédiatement pris appui sur ses dorsaux rebondis pour me jeter dans le trou de vers invisible.




J'eus l'impression de traverser un mur outrageusement épais et l'envie de vomir me saisit aux tripes malgré mon aura fluctuante. Interrompant brutalement ma course, je portai machinalement  une main à ma bouche en promenant vivement mon regard sur les environs.
Ce que je vis sortait complètement de l'ordinaire !
Tout autour de moi, il y avait un vide spatial constellé d'étoiles lointaines d'un large panel de couleurs. Quelques débris rocheux vagabondaient d'un endroit à un autre. Le plus remarquable dans tout ça relevait surtout du courant qui régnait en ces lieux, transparent mais particulièrement intense. Il tourbillonnait violemment si bien que n'importe quel humain aurait fini broyé par la pression ! L'air - s'il y en avait ?- ne me semblait guère respirable. Heureusement pour moi : mon aura générait de l'oxygène. Cela dit, en sortir signifiait probablement y laisser la vie.
Je ne devais pas trop m'attarder dans la région. Il me fallait trouver la source de nos ennuis, et vite ! Une main posée en visière sur mon front, les yeux plissés pour mieux voir, je finis par en avoir un formidable aperçu : là, au cœur des rafales, une silhouette plus au moins humanoïde, immobile et confortablement installée dans la position du lotus.
Au centre de cette chose - vers l'abdomen donc - brillait une énergie verte, identique à celle qui animait les yeux de Yajirobé.
Je choisis de m'en approcher tout doucement. A raison dans la mesure où j'étais cernée par d'innombrables illusions, occupées à me guetter en attendant que je fus à porter de voix de leur infâme créateur. Celui-ci interrompit sa méditation et ouvrit subitement des yeux luminescents.
La moindre des choses qu'on puisse dire à son sujet, c'est qu'il était grand - plus de trois mètres de haut ! Son corps ressemblait... plus à une armure qu'autre chose, à vrai dire ; il était constitué d'un curieux assemblage de tentacules grisâtres et de morceaux de chitine. Les appendices serpentins étaient légion sous sous menton, au point de former une barbe qui lui recouvrait presque toute la superficie de son puissant thorax.
Je ne m'étais pas du tout attendu à ce que le Cœur de la Tempère des Affres soit représenté par une espèce d'alien ! En même temps, il me restait encore beaucoup de choses à découvrir sur cette calamité surnaturelle...
J'étais en train de me questionner sur la véritable origine des Sylphes quand l'être mauvais ouvrit sa gueule et m'adressa quelques mots dans un langage cabalistique. Un vocabulaire fichtrement ancien que le Maître m'avait enseigné naguère si j'en croyais ma mémoire...
Le hasard fait bien les choses, me disais-je en souriant bêtement.

- Toi qui viens de ce tour que j'ai été appelé à envahir, vibra l'entité de cet autre monde. Fais demi-tour ou tu n'en reverras plus jamais la couleur.

Je pris un petit moment pour me remémorer les sonorités de cette langue archaïque.

- Bien sûr ! mais avant toute chose faites taire la tempête et relâchez mon ami, puis vous serez exaucé.

- Impossible, intruse, rétorqua l'entité spatiale. Un contrat me lie à mon invocateur. Il ne sera conclu qu'une fois ma mission accomplie.

- Peut-être serait-il plus avisé pour vous de le remplacer par un nouveau ? Avec moi en tant que pactisant, en l’occurrence ! J'ai toujours rêvé de jouer avec des forces qui me dépassent, sifflai-je avec force ironie.

Du coin de l’œil, parmi le vent et les débris rocailleux je vis les sinistres illusions entrer en mouvement.
Je poussai un soupir désabusé : mon interlocuteur n'était pas très friand de plaisanteries.

- Je constate qu'il est inutile de chercher à négocier. (J’esquissai un sourire de prédatrice !) Voyons voir qui de nous deux ressortira vainqueur de ce conflit interstellaire !

J'eus à peine terminé ma phrase que les abominations vaporeuses et tentaculaires me sautaient déjà dessus ! Une détonation de mon aura suffit à les obliger à battre en retraite.
L'instant d'après, je me frayai un chemin dans la tempête, espérant atteindre de mon poing le noyau qui scintillait sous le buste du chef des lieux. Celui-ci, réfractaire à cette idée, me gratifia d'une onde répulsive. Après plusieurs pirouettes en arrière, modérément sonnée, je parvins à reprendre le contrôle et à modifier ma trajectoire de justesse ; il s'en était fallu de peu pour que je heurte un morceau d'étoile.

- Ça ne rigole pas, murmurai-je. A proximité de lui, son fichu vent est d'un tout autre niveau... et ses illusions maléfiques semblent bien plus intrépides.

- Et moi je m'étonne que ma riposte ne t'aie pas disloquée.

Quelle ouïe ! Cette créature était vraiment dans son élément : le souffle du vent ne l'empêchait pas d'entendre le moindre bruit étranger à son environnement agité.

- Qu'es-tu pour sortir ainsi indemne d'une de mes attaques ?

- Une Envoûteuse, déclarai-je en toute candeur. C'est du moins ce que mon Maître m'a fait comprendre.

De là où je me trouvais, je perçus un semblant d'agitation - ou de peur ? - dans le feu de ses yeux maudits.

- Une Envoûteuse, articula le monstre avec horreur. Épaulée par un Contractant, qui plus est. Il n'y a rien de pire pour un Démon !

- Ah-ha ! m'exclamai-je en le pointant du doigt. Je savais que vous étiez de ce genre-là ! (Et là j'eus le déclic.) Attendez une minute... Comment se fait-il que vous ayez déjà entendu parler de ma profession ?

- Je comprends mieux la raison de ta présence ici ; aucun être tangible ne peut traverser mes trous de vers. Tu ne te nourriras pas de mon pouvoir, dévoreuse ! s'insurgea-t-il.

En brandissant ses bras, l'ersatz démoniaque projeta une série de griffes tentaculaires dans ma direction !
Voler au loin ne suffisant pas à les semer, je dus fabriquer instamment une lame de Ki pour les découper proprement.

- Sans vouloir vous offenser, vous ne me mettez pas en appétit.

Et je n'avais vraiment pas le temps de déjeuner.
Nullement découragée par mon premier échec, je me relançai à la poursuite du démon de la tempête, avec pour cible l'origine même de sa puissance !

Sans surprise les assauts de Yajirobé visaient essentiellement l'Ermite porteur de lumière. Si ce dernier venait à tomber ou la tête de son bâton à se briser sur la pierre comme une vulgaire boule en verre, les illusions tangibles coloniseraient promptement l'endroit et, plus que des lieux, prendraient probablement possession des corps de ses occupants.
Maître Karine était suffisamment agile pour ne pas se faire faucher par le premier coup de sabre venu, mais disposant d'une paire de gardes du corps compétentes il n'avait pas besoin de se résoudre à bondir dans tous les sens pour éviter les offensives du rônin.
Équipée d'un Caladbolg autonome et d'un costume en Tisse-Rune, la jeune fermière bloquait les frappes les plus vives et déviaient adroitement les plus appuyées. En réponse à la gêne répétée, elle devait faire face à des contres rageurs ; ceux-là, c'était Yggdrasia qui, par le biais de ses liens aussi solides que souples, veillait à les interrompre.
C'était un vrai travail d'équipe !
Yajirobé débordait d'une sombre énergie mais celle-ci tendait à s'épuiser. Sans doute grâce au fait que l'Envoûteuse de l'équipe, occupée à batailler de l'autre côté du trou de vers, s'accaparait l'attention du chef d'orchestre ennemi.

- On y est presque ! poussa Yggdrasia en tirant sur les liens qu'elle avait accroché aux poignets du rônin. Encore un peu d'efforts et ça devrait le faire !

En forçant comme un bœuf, Yajirobé ramena ses mains vers lui et parvint à déséquilibrer l'Hamadryade, qui se vit aussitôt décollée du sol et projetée droit sur le côté tranchant de son sabre.
A charge de revanche, Marisa se glissa dans la trajectoire de sa chute. Les pieds bien campés au sol, elle se reçut tout le poids de la nymphe des bois sur le dos et, la tête inclinée vers l'avant, manqua se trancher la gorge sur la Caladbolg, la lame mauve s'étant croisée avec celle du sabre adverse.
Les deux partis grognaient et se crachaient au visage dans un statut quo. Yajirobé, penché en arrière dans l'effort, poussa un cri monstrueux et dégagea ses deux adversaires d'un bon coup de pied. Marisa chancela en arrière tandis qu'Yggdrasia reçut le crâne de la première citée en pleine face ! Elle s'effondra sur le dos.
Yajirobé projeta son regard sur maître Karine, puis poussa un cri de triomphe en se ruant sur lui !

- N-non ! Reviens ici, face de cochon ! lui hurla Marisa en tendant un bras impuissant vers lui.

Ignorant les paroles véhémentes de la stupide enfant, le concerné était sur le point d'abattre sa lame quand une gerbe de lianes s'enroula autour de ses articulations. Les mâchoires serrées, Yajirobé se tordit le cou pour lancer un regard venimeux à l'Hamadryade allongée par terre.

- Dépêche-toi de me filer un coup de main, Marisa ! (Yajirobé s'agitait comme un lion en cage!) Ç-ça urge ! (Il tirait si fort qu'Yggdrasia, même en lui opposant sa force, glissait sur le ventre.) Aaaah !

- J'suis là ! intervint la fermière en attrapant les chevilles nues de sa collègue. J'te tiens ! Raaaaaaaaggnnnnnnnnnh !

A ses cris se joignaient ceux d'Yggdrasia, plus représentatifs de sa douleur étant donné qu'elle était sur le point de se faire écarteler.
Yajirobé n'avait pas abandonné : chaque muscle - y compris ceux de son visage - étaient contractés à l'extrême.

- C-c'est pas bon du touuuut ! gémit Marisa. Caladbolg ! Qu'est-ce que tu fiches ?!

Marisa avait lâché l'épée ensorcelée pour tenir les deux chevilles de l'Hamadryade.
Que veux-tu que je fasse ? lui fit remarquer la Caladbolg, qui lévitait autour d'elle. Que je transperce notre ennemi alors que vous êtes parvenu à le ligoter ? Il doit y avoir un autre moyen !

- Alors trouves-en uuuuuuuuuun !! hurla la fermière. Parce que je sens... hrmmm!... que j'vais lâcher !

- Nnnnnhaaaggh ! Parle pour moi ! râla Yggdrasia. Je commence à m'ouvrir en deux, j'te signale !

Maître Karine, qui avait analysé la situation sans osé bouger d'un pouce, décida qu'il était temps de tenter le tout pour le tout : il saisit son bâton à deux mains et en fracassa l'extrémité sphérique sur le crâne de Yajirobé ! La boule d'énergie explosa dans une pluie d'étincelles.
Les yeux du rônin s'écarquillèrent.
Sonné, il relâcha la pression qu'il exerçait sur les liens et bascula violemment en arrière. Son dos rencontra le sol et les doigts de sa main armée s'écartèrent, libérant le sabre qui s'en alla rouler sur le sol.
Jusqu'ici bloquées par le Ki de Marisa, les entités ténébreuses, en l'absence de la lumière protectrice, rugirent de conserve et se ruèrent sur le petit groupe !
La fermière devint livide.

- C'était pas prévu dans le plan, souffla Marisa en laissant retomber les chevilles d'Yggdrasia.

- Et alors ?! s'insurgea l'Hamadryade. On en a plus besoin ! 'Faut improviser ! Repousse ces mochetés du mieux que tu peux !

- R-Roger !

Par chance, les illusions étaient bien moins nombreuses que tout à l'heure - peu d'entre-elles s'étaient reformées de l’autre côté du trou de vers. Marisa fit vrombir la Caladbolg en même temps qu'elle imposa une surcharge à son aura ! De cette façon, elle parvint à contenir le mal ambiant et à venir en aide à l'Ermite.
Entre-temps, Yggdrasia avait littéralement bondi sur Yajirobé pour le maintenir cloué au sol ! Elle se trouvait à califourchon sur lui tandis que ses entraves noueuses gagnaient du terrain, immobilisant chacun de ses membres avec une force surnaturelle.

- J'aurais jamais cru pratiquer le bondage avec quelqu'un comme toi, s’écœura la nymphe dont la grimace était plus qu'éloquente. Beurk ! Tu me dégoûtes.

Vexée par son devoir, Yggdrasia le gifla de sa main libre. Elle avait un peu hésité avant de l'ouvrir, de ne pas en faire un poing solide qu'elle lui aurait abattu en plein milieu de la face.

- Finissons-en, espèce de grosse bûche ! reprit-elle en lui mettant sous les yeux le creux de cette même main luisant de magie.

Dans la lumière verte se dessinait la Rune Berkano, que Ryanne avait judicieusement tracé suite à leur brève réunion d'avant-guerre.
Yggdrasia se força à sourire avant d'écraser la paume de sa main sur le front de Yajirobé.

- Le petit oiseau va sortir~

Disposant de vertus purificatrices, capable de renforcer les soins autant que de dissiper certaines malédictions, la fameuse Rune symbolisant le bouleau, l'endurance et la fertilité, émit un puissant rayonnement entre les doigts pressés de l'Hamadryade. Pour recourir à son pouvoir, rien de plus simple : il lui suffisait d'y croire, d'être optimiste !
Le corps de Yajirobé se mit à se tordre, à convulser violemment. S'il l'avait pu, il aurait rejeter la tête en arrière à s'en briser les vertèbres, mais la Nymphe le tenait bien et l'empêchait de commettre l'irréparable.
Elle trouvait cela presque rigolo, de faire du rodéo sur le ventre du rônin.

- Je vais encore avoir besoin de toi ici, Marisa, la prévint-elle non sans veiller au bon déroulement de son exorcisme. Je sens que ça vient !

L'appelée porta une dernière botte chargée de Ki a son ultime adversaire, puis se rapprocha de celle qui désirait son assistance.
De gros panaches d'un fumée noirâtre s’échappaient de la bouche de Yajirobé sous le regard surpris de la nymphe. L'élément maléfique, contrarié par sa libération non désirée, prit aussitôt la forme d'un monstre doté de griffes et de crocs, ses yeux verts luisant braqués sur l'Hamadryade, responsable manifeste de ses déboires.
Celle-ci n'était pas en mesure de se défendre.

- Marisa... ? se figea la dryade en levant les yeux sur la créature. Je te supplie de ne pas te louper !

Avec la Caladbolg en main, les chances étaient quasi-inexistantes.
La fermière poussa un cri et frappa à l'oblique, sa lame entourée de Ki déchirant la forme éthérée comme du papier ! L'aberration éthérée n'eut pas le temps de trouver un nouvel hôte en Yggdrasia et, comme ses compagnes illusoires, se volatilisa dans un râle d'outre-tombe.
Yggdrasia se relâcha et s'affala à côté de Yajirobé, qui ronflait bruyamment.
Maître Karine, qui avait assisté à toute la scène sans pouvoir rien y faire, hocha la tête.

- Je confirme, dit-il en prenant compte des ronflements sonores. Il est redevenu lui-même.

Marisa, le visage toute en sueur sous son capuchon en Tisse-Rune, éclata d'un rire enfantin. L'instant d'après, passablement épuisée, elle s'installa aux côtés de ses amis. Tout autour de la tour, la tempête continuait de faire rage mais les illusions, elles, ne se manifestaient plus.
La fermière tourna son regard songeur en direction du trou de vers - même si elle ne voyait rien qu'autre qu'un pilier à cet endroit-là. Yggdrasia regardait dans la même direction qu'elle.

- Ne t'en fais pas, fit-elle avec un sourire confiant. Ce n'est plus qu'une question de temps avant qu'elle ressorte de ce trou, toute pimpante et fière de sa victoire !

Dans mon sillage, les fragments de météorites éclataient en tout sens sous l'assaut incessant des griffes rétractables de l'infâme démon ! Je me débrouillais plutôt bien dans un contexte qui, quelques minutes plus tôt, m'était tout à fait étranger : je menais après tout ma première bataille dans l'espace~
Un environnement plutôt reposant dans la mesure où les bruits de destruction ne me parvenaient pas, à contrario de tous les autres sons transportés jusqu'à leur récepteur par un soupçon de magie.

- Tu ne fais que fuir depuis tout à l'heure, Envoûteuse, grommela mon assaillant. Aurais-tu peur des Efriits plus que de leurs autres cousins démoniaques, assurément plus vulnérables ? On dirait bien que mes craintes à ton égard sont surfaites !

Mon grand ami tentaculaire aimait s'écouter, à en juger par le débit croissant de ses paroles. Il gagnait en confiance malgré le fait qu'aucune de ses attaques n'avait fait mouche depuis tout à l'heure. Selon toute vraisemblance, il ne s'était pas rendu compte que je jouais la montre en attendant la victoire de mes proches sur ses illusions néfastes ainsi que la parfaite guérison de ma blessure.
J'eus d'ailleurs la sensation bienvenue que cette plaie juste au-dessus de l'aine avait cessé d'être. De quoi accorder un peu de repos à une bonne partie de mon esprit !
Un sourire sur les lèvres, je volais presque en toute sérénité à proximité des illusions, muettes mais non moins menaçantes, que la seule présence de mon aura refoulait.

- Ça souffle beaucoup par chez vous, lui fis-je remarquer sans me soucier le moins du monde de ses provocations.

Une manière assez polie de lui dire que je me fichais totalement de son avis vis-à-vis de mon héritage, dont je n'avais que très peu d'informations d'ailleurs.

- Oh, oui ! Et qu'est-ce que ça en brasse, de l'air ! surenchéris-je. Dommage que votre tempête ne soit pas en mesure de me faire ralentir, vous ne trouvez pas ?

Froissé par cette remarque, il eut un très léger moment de relâchement. Une occasion que je saisis juste après avoir pris conscience que, de l'autre côté du portail, le mal instillé dans le corps de Yajirobé s'était fait purger.
J'interrompis subitement mon vol, laissant en toute confiance les ongles acérés du démon me frôler. L'un d'entre-eux dessina une ligne de feu sur ma joue droite - rien de bien méchant - tandis que les autres me manquèrent de justesse.
Je croisai les avant-bras devant moi tout en pliant légèrement les coudes, tissant une toile de pouvoir psychique de sorte à ce que les dards s'y entortillent.

- J'ai attrapé de drôles d'anguilles ! commentai-je en m'élevant par-dessus les appendices piégés. Mais le plus gros des poissons de mer m'attend juste derrière~

Je resserrai magiquement ma prise avant de ramener brutalement les poings en arrière !
Cette manœuvre eut pour effet d'arracher l'Efriit à sa parodie de méditation. Curieusement, il n'émit aucune protestation audible alors que son visage barbu s'était tordu d'une vilaine grimace.
Le danger des très longs doigts écarté, je m'y un terme à mon emprise une fois à portée de main de leur propriétaire sournois. Il émanait de lui de violentes rafales de pouvoir, que mon aura active déviait avec efficacité.
J'eus droit à un fantastique échange de coups avec ses tentacules étranges qu'il opposait au passage virulent de mes poings et de mes pieds !
Faute de pouvoir utiliser ses mains dans les présentes circonstances, le démon se montrait particulièrement habile avec les innombrables appendices qui composaient son effroyable silhouette.

- Il te manque près d'une centaine de membres pour espérer me battre dans ce domaine, pauvre sotte ! jubila l'affreux au travers de ses très minutieuses gesticulations.

Oh ! C'est clair qu'il ne manquait ni d'expérience ni de dextérité avec ses fichus appendices.
Néanmoins, il n'était pas insensible à ma ruse.
Sans ralentir malgré le déluge de coups auquel je faisais face, le mot suivant sortit tranquillement de ma bouche :

- Praesidium !

Pile à l'instant où j'eus ramené mes poings au niveau des hanches, les alvéoles d'un mauve transparent propres à ma légendaire barrière magique apparurent entre nous deux. Les tentacules de l'Efriit s'y scotchèrent mais, malgré la pression qu'elles exerçaient dessus, ne parvinrent pas à la briser sur le coup.
En fait, c'était à moi que revenait cet honneur ; dans la continuité de ma main droite courait le flux taillé en pointe d'un Discidium fraîchement invoqué.

- Si je ne me plante pas...

Pour donner pleine puissance à mon attaque, je frappai en estoc en plein axe ! Le Praesidum se rompit au passage de ma lame de Ki et celle-ci passa outre les tentacules crispées pour finalement se planter dans le noyau luminescent du démon des vents.
J'eus un vilain sourire.



- ...C'est ton noyau que je titille, n'est-ce pas ?

- A-Aarrgh ?! cracha le grand moche. Espèce de petite... Nwhuuurgh !

Je haussai un sourcil face à cette réaction inattendue.
L'Efriit s'était contracté de tout son être. De ce fait, il était presque parvenu à repousser l'extrémité de ma lame d'énergie à demi-pongée dans son centre de pouvoir !
Quelle formidable esprit combatif, hein ?~
En utilisant ses mains, le démon m'attrapa le poignet. Je grimaçai sous la pression de ses doigts, qui avaient déjà profondément entamé ma manche en Tisse-Rune.

- Mon noyau, articula-t-il avec un rictus de mauvais augure, est autrement plus robuste que ton misérable bouclier de verre !

En guise de remerciements, j'eus droit à un coup de genou en plein estomac. L'impact me fit reculer de quelques centimètres, m'arrachant à son emprise tout en délogeant ma lame agitée par le contact avec son noyau.
Alors que je me trouvais comme absorbée par les événements, l'Efriit leva ses mains jointes, prêt à me les abattre sur le sommet du crâne en une redoutable manchette.

- Une fois que je l'aurai arrachée à ton cou brisé, ta tête grimaçante me servira de souvenir !

Je levai un œil à moitié clos sur lui.
J'avais merdouillé. Le souffle coupé, cette attaque allait piquer fort ! Suffisamment pour éteindre mon aura et me provoquer une asphyxie mortelle.

- ...Hrrmmm ?!

Je ne compris pas tout de suite la raison de son étonnement. L'Efriit s'était figé les bras à mi-chemin au-dessus de sa tête, le regard baissé sur... des arabesques colorés qui s'échappaient de son ventre blessé ?
Les volutes de magie semblaient reliées à la pointe émoussée de ma lame. Comme si cette dernière les attiraient à elle et s'en imprégnait.
C'était un spectacle saisissant, haut en couleurs, mais certainement pas au goût le tout le monde !

- S-Saleté de dévoreuse ! Tu oses me soutirer mon énergie vitale ?! feula le démon. Par ma barbe, pour m'avoir profané ainsi je vais te réduire en pièces sur-le-champ !

Mon admiration prit immédiatement fin. J'ignorais comment je m'y étais prise mais force était de constater que mon Discidium se régalait de son essence !
Je l'avais vraiment énervé pour le coup, car le monstre oublia toutes ses illusions éculées dans l'espoir de m'infliger sa terrible providence : tentacules, poings et pieds s'abattirent sur moi avec une vigueur infernale !
Je dus sacrifier ma lame de Ki au bénéfice de plusieurs Praesidium produits à la chaîne à partir de l'énergie qui la maintenait active. Je le fis tout en reculant sur plusieurs mètres, afin d'absorber au mieux les chocs et de répandre tout autour de nous quantité d'éclats de mes barrières brisées les unes après les autres.
Ma dernière protection éclata au moment où je prononçai un autre mot propre à mon répertoire magique :

- Testa !

Dis-je en croisant les bras devant moi, amortissant ainsi le choc entre son énorme poing droit et cet authentique mur de chair. Je volais en arrière, les manches de ma tenue réduites en lambeaux, tandis que mon adversaire, lui, se vit recouvrir de tessons tranchants tel un porc-épic !
De ses tentacules et plaques de chitine s'écoulaient un fluide verdâtre.
De l'ichor - son ichor !

- Vous n'avez pas fini de perdre de votre substance, on dirait, le charriais-je après m'être remis de son attaque. Charmante vision que voici ! Voyons voir combien de litres de ce liquide votre horrible carcasse peut vomir~

Je m'apprêtais à porter le coup final quand je sentis le vent autour de nous s’agiter plus fort que jamais ! Il se rapprocha en un temps record, me passa au travers en me déséquilibrant, puis s'engouffra dans le creux des mains exposées de son incantateur.
Ça, c'était pas bon signe...
Tout comme ne l'était pas le visage sillonné de veines de l'Efriit.

- ASSEZ ! Tonna-t-il. GOÛTE A MA FUREUR !

En s'élevant au-dessus de moi, il eut un geste peu anodin.
Me présentant d'abord un bras tendu, le bout de ses doigts griffus animée de petits spasmes, la paume renversée, il se mit lentement à lever son autre main en un poing fermé.
L'Efriit vibrait d'une puissance sourde ! Et c'est justement cela, bien plus que ses menaces, qui me fit réagir dans la seconde : je traçai illico-presto la Rune Berkano à même le vide tout en associant le Cœur d'Améthyste déjà actif au Cœur de pierre.
Tel un marteau, le démon laissa brutalement tomber son poing contre la paume de son opposé ; une pression énorme, déchirante et gorgée d'une impressionnante quantité de magie s'écrasa sur moi !
Plongée dans ma concentration, j'eus tout juste le temps d'activer mon motif runique et d'en faire émerger l'équivalent comprimé d'une forêt entière.
Tout autour de moi, le bois craqua et les feuillages protestèrent en sifflant. Je dus soutenir la pression monstrueuse le temps que l'orage passe, car sinon le cataclysme produit par la colère de l'Efriit m'aurait sans aucun doute réduite en une purée sanguinolente !
Lorsque les derniers vestiges de ma protection végétale s'effilochèrent, je pus discerner le visage éreinté de mon ennemi, qui avait vraisemblablement tout donné dans cet assaut.
Ce n'était pas très intelligent de sa part mais ça ne m'étonnait pas spécialement : la passion domine la raison, à plus forte raison quand on est poussé dans nos derniers retranchements.

- Hh...hh... Non... Impossible...

Une première pour lui, sans doute, qu'un être de chair ait su résister à son attaque.
Et quelle attaque, tout de même !
J'en garde encore un très bon souvenir - et en détail : la posture à adopter avant que le vent ne prenne place dans un espace restreint, pour ensuite exploser sur la tête de sa cible avec une force ahurissante au moment où le poing, lui aussi imprégné de magie, claque contre la paume de la main... Wouahw !
Je m'étais donné comme objectif de m'en inspirer pour une attaque future~
Plus tard, oui, car il me restait une horrible créature à détruire !
Je jetai un bref coup d’œil par-dessus mon épaule avant d'en revenir à l'ennemi.
Sous les yeux luisants de l'Efriit, je me passai un index sur la joue qu'il m'avait entaillée lorsque je m'étais trouvé à l'arrêt.

- Quand on veut, on peut, soufflai-je en langue démoniaque. A moi de jouer. Fin de la partie, Efriit !

Sans hésitation aucune, d'un geste assuré je dessinai la Rune Ferhu à même mon front, les doigts chauffés par mon propre sang. Comme face à Blackwind, le Cœur de pierre mua en Cœur de Glace, faisant éclore sur ma peau les symboles cabalistiques propres à son activation. Dès lors le Feu Primordial contenu dans chaque lettre se mit à irradier par tous les pores de ma peau !
Une transformation éprouvante pour le corps, d'autant plus que c'était la deuxième fois que j'y avais recours en l'espace d'une seule journée. Mais, tout comme la première, je ne comptais pas rester dans cet état bien longtemps...
Tout en faisant détoner ma flamboyante aura, j'écartai les bras en grand !
L'Efriit, malgré l'épuisement, leva une main tremblante à ma hauteur.

- A... A moi, mes ombres ! Emparez-vous d'elle !

Il nourrissait de vains espoirs : plus aucune illusion ne garnissait les alentours.
Tout en hurlant à pleins poumons, je sacrifiais tout ce qui me restait d'énergie pour déclencher l'Expiration - ma technique la plus puissante, à base de Feu Primordial, qui a la sombre réputation de ne laisser pas même des cendres dans son sillage.
Les flammes qui m'enveloppaient s'arrachèrent à ma silhouette et rugirent en fondant sur l'Efriit, dont le hurlement de désespoir eut très vite fait de s'étouffer, puis de s'éteindre à l'intérieur de la surpuissante vague de destruction !
J'y aurais sans doute laissé ma chair, mon sang et mon âme si le recul de mon canon incandescent, que j'avais anticipé, ne m'avait pas projeté à travers le trou de vers juste avant qu'il ne se soit refermé.

Expulsée par la faille éteinte, je terminai ma course contre un pilier de la tour Karine. Une rencontre peu plaisante pour mon dos et mes os que j'entendis grincer. J'émis une petite plainte en retombant sur les genoux, mes yeux baissés sur un sol dont la vision ne pouvait m'apporter que du réconfort.

- Ouf... Ça y est, soufflai-je avec soulagement. Je crois qu'on en a terminé pour aujourd'hui.

Si on m'avait dit que l’ascension de cette tour serait aussi folle en rebondissements... Eh bien, je m'y serais rendu plus tôt encore, ah ha ha !
J'évacuai un grand soupir d'aise avant de parcourir les environs du regard, le corps recouvert par d'épaisses volutes de vapeur.
La première chose que je remarquai fut l'absence notable de tempête, associée à la tranquillité des lieux. La seconde était représentée par ses occupants, dont la plus énergétique et la plus vivace de tous j'ai nommé Marisa :

- Wouhou ! La voilà de retour parmi nous !

Assise aux côtés d'un Yajirobé ronflant, elle avait jeté le poing en l'air, débordante d'enthousiasme. La Caladbolg gisait par terre à ses côtés, et la combinaison en Tisse-Rune que je lui avais confectionné s'était dissipée, faute de pouvoir perdurer en l'absence d'une bonne dose de magie. Et comme je n'en disposais plus d'aucune présentement...
Maître Karine veillait aussi sur le rônin endormi. Quant à notre très chère plante ambulante...

- Tu peux te détendre, Yggdrasia, lui dit Marisa, toute enjouée, non sans lui taper sur l'épaule. Les méchants sont partis ! Ce qui signifie qu'on a gagné~

La citée me lorgnait avec un intérêt non dissimulé. Ce fut sans un mot qu'elle s'approcha de moi, les yeux en vadrouille, une main calée sous son menton, soucieuse de quelque chose qui échappait à ma compréhension.

- Hm-hm, fit-elle en hochant la tête avec un semblant d'appréciation sur son visage. Inutile de me le faire remarquer : ça, je le savais déjà. (Ses prunelles d'émeraude se levèrent un bref instant lorsqu'elle ajouta : ) Mais je suis autrement plus attirée par ce que je vois là, juste sous mes yeux, derrière cette vapeur légère.

J'étais encore en train de me redresser lorsque j'essayais de percer le mystère qui entourait ses paroles énigmatiques.
Yggdrasia, qui continuait de me dévorer des yeux, se mordillait la lèvre inférieure.

- Euh... Ry' ? T'aurais pas oublié... quelque chose en chemin ? me demanda Marisa en couvrant ses yeux d'une main pudique.

- Hein ? Mais de quoi est-ce que vous parlez, toutes les deux... ?

J'eus un hoquet de stupeur en baissant les yeux sur mes pieds !
La chaude vapeur ayant fini par se dissiper, j'avais constaté un peu tardivement que de mes vêtements il ne restait plus que mes bottes à moitié rongées par le Feu Primordial. Il s'en était fallu d'un cheveu pour que ses puissantes flammes ne s'attaquent à ma peau, car je la découvris rouge et modérément brûlée par endroits. L'Expiration lancée depuis l'autre côté du trou de vers m'avait été salvatrice : si mes réserves de magie ne s'étaient pas entièrement vidées...
Bref ! Yggdrasia, n'ayant rien perdu de ses habitudes, en avait profité pour se rincer l’œil à mon insu tandis que moi je m'étais réfugiée derrière un pilier pour me cacher d'elle.

- Bon sang, Yggdrasia ! grondai-je. Détourne les yeux et dépêche-toi de m'invoquer quelques grosses feuilles derrière lesquelles je pourrai me dissimuler ! Il y a le vide derrière-moi, et si on était pas aussi haut dans le ciel, pas un vivant ne louperait ce fichu spectacle que je leur offrirais !

- Comme c'est enquiquinant ! sourit la nymphe en tournant autour du pilier dans l'espoir de mieux voir. (Je suivais le mouvement pour ne pas me retrouver du mauvais côté, forcément !) Et pourquoi ne te débrouilles-tu pas toute seule, ma très délicieuse et bien proportionnée Sœur des Bois, hum ?

- Figure-toi que je n'ai plus une once de magie dans les veines, vilaine fille ! Alors rends-moi ce petit service de rien du tout avant que je ne demande à la Caladbolg de t'élaguer !

Ma grossière amie me rit au nez.

- Ha ! Tu oserais lui demander ça sans l'aide de ta précieuse magie ? Est-ce qu'elle pourra t'entendre, au moins?~

J'avais l'impression d'être la proie d'un vautour !
Résignée par la libido envahissante de l'Hamadryade, j'étais sur le point de l'assommer d'une bonne claque en pleine mâchoire quand Marisa, le regard fuyant, fit irruption dans son dos pour la maintenir en place avec un Full Nelson.

- Vite, Ryanne ! Va te chercher de quoi te couvrir ! Je la retiens !

Entre-temps, maître Karine, consterné par le spectacle qu'on lui offrait dans sa propre maison, tourna les talons avec comme prétexte le suivant :

- Je vous laisse chahuter, soupira-t-il, et m'en vais cherché le senzu de la nymphe. Peut-être que ça la soulagera un peu. J'en garde peu d'espoir...

- Oui ! approuvai-je en passant de pilier en pilier. Oui, oui ! C'est une excellente idée, ça ! Et profitez-en pour m'en apporter un aussi, juste au cas où ça ne la calmerait pas !

La journée était loin de se terminer...

La galère Sylphe avait repris son envol, loin de l'arène et de tous les souvenirs propres à une récente défaite que ses occupants préféraient laissé derrière eux.
Tout le monde s'était massé autour du capitaine pour voir comment il allait. Jusqu'à ce qu'il finisse par rouvrir les yeux et exige de sa céleste marmaille qu'elle s'écarte prestement de lui. Il était encore dans tous ses états à cause de cette fichue Envoûteuse qui, il fallait bien l'admettre, avait fini par lui mettre la pâtée.
Soutenu par Assula, la Maîtresse des Initiées et également son fidèle bras droit, le chef des Sylphes ruminait ses noires pensées :

- Cette maudite terrestre, cracha-t-il, en plus de m'avoir surpassé dans les dernières secondes de notre duel, est parvenue à se débarrasser du Mauvais Génie auquel je m'étais lié... Je refuse de croire que cette puissance lui vient de son sang !

- Si cela peut vous consoler, s'essaya la magicienne Sylphe, je pense que ce sont les connaissances ésotériques de cette jeune femme qui ont fait la différence. Je veux dire... vous avez bien vu la manière dont elle utilise ses Runes ?

- Et d'où lui viennent-elles ? s'enquit sèchement son interlocuteur. De ce qu'on en sait cette planète n'abrite que de rares lanceurs de sorts de seconde zone ; tout le reste de la population se complaît dans sa médiocrité, ou se pavane sur un ring sous les yeux d'un public plus méprisable encore !

Assula ne savait quoi répondre ; elle se contenta de garder le silence.
Blackwind secoua la tête, releva le menton et projeta son regard par-delà l'horizon.

- Abandonnons ce ciel pendant un temps. Nous avons une bataille plus important à mener, là où nous avons vu le jour se lever pour la première fois.

Il était sur le point de donner ses ordres quand une voix se fit entendre dans son dos - une voix qu'il ne connaissait pas mais qui savait très bien se faire entendre par dessus les cris d'alerte de ses hommes.



- Fascinant comme projet. Nous pourrions vous offrir la garantie de la remporter, cette bataille.

Un intrus ? sur son navire ?
Il ne s'agissait pas de l'Envoûteuse et de sa vulgaire amie, non.
Lorsqu'il se tourna pour lui faire face, les Sylphes déjà rassemblés autour des spécimens de foire, Blackwind vit un terrestre en blouse rouge affublé d'une paire de lunettes teintées. Il se tenait debout, droit et fier, avec les mains croisées dans le dos. L'homme, dans le genre très confiant, affichait un sourire en coin qui ridait la moitié droite et rougeâtre de son visage contaminée par dieu-savait-quoi. Tout le reste était d'une pâleur mortelle.
Il était accompagné de deux autres hommes en tenue sombre. L'un portait une armure moderne complète des pieds à la tête, avec un casque à visière sur lequel un symbole rouge en forme de main était imprimé ; l'autre avait une combinaison plus légère mais disposait d'un demi-masque qui ressemblait à une tête de mort noire dont il ne manquait que la mâchoire inférieure. Ses longs cheveux de jais étaient attachés en une queue de cheval. Le premier se trimbalait avec un énorme espadon en travers du dos tandis que le second, lui, n'avait qu'un fusil à lunettes.
Blackwind remarqua que malgré les lances, épées et masses pointées vers les malvenus ceux-là n'affichaient aucune peur.

- Et à qui ai-je le déshonneur ? fit-il en levant la main pour signifier à sa troupe de la mettre en veilleuse. Je te laisse cinq secondes pour attiser ma curiosité, inconnu. Passé ce délai, je veillerai personnellement à ce que cette langue intrépide soit arrachée à sa bouche. Cinq...

- César Vulturès, pour vous servir, le salua très cordialement l'homme aux allures de scientifique. Seigneur Blackwind, je présume ?

Derrière ses verres couleur sang, une lueur maligne brillait dans son regard. Malgré la surprise que suscitait le fait que l'homme connaissait son nom, rien que par déplaisir d'avoir entraperçu cette écart sournois dans ses yeux Blackwind continua calmement son décompte :

- Quatre...

Il eut la satisfaction de voir le premier homme de main du scientifique - celui à l'espadon – commencer à s'agiter très discrètement.

- J'appartiens à l'organisation « la Main du Façonneur », reprit tout aussi tranquillement le scientifique. Mais sans doute que cela ne vous dit rien ?

- Trois, fit Blackwind avec une certaine froideur.

Le second homme aux côtés du dénommé Vulturès était resté de marbre, le regard fixé sur le chef des Sylphes.
Le Scientifique, plus enclin à la discussion, ramena les mains devant lui et les écarta poliment comme pour apaiser la tension dans l'air.

- Nous avons un ennemi en commun, Seigneur Blackwind. (Le décompte était passé à deux.) Et pas des moindres, à en juger par votre récente défaite.

Blackwind, piqué au vif, le regarda très intensément. Puis il fit un signe de tête à l’encontre de ses Sylphes avant de se détourner de la scène.
Ses subordonnés poussèrent des cris féroces et se jetèrent sur les intrus !
Il y eut des bruits de bataille - le sifflement du métal, le choc entre deux surfaces solides, la chair compressée par une mauvaise rencontre avec un poing ou un pied, quelques hurlements de douleur - puis, après quelques instants animés...
Rien que des gémissements, le son du tissu qui se froisse au contact du sol et quelques râles.
Blackwind, qui avait croisé les bars sur sa poitrine, demanda à sa seconde sans même lui couler un regard :

- Demande-leur de jeter les corps par-dessus bord. Je ne tiens pas les voir pourrir ici. Et qu'on ne me dérange plus.

Elle ne lui répondit pas.
Choquée, Assula avait porté sa main à sa bouche et ses yeux observaient avec horreur les corps crispés de douleur des Sylphes qui s'étaient lancés dans l'affrontement.
Blackwind, étonné de la voir ainsi, lui adressa un regard avant de se retourner de lui-même.
Au milieu des blessés se tenait les deux guerriers en armure. Pas un n'avait reçu le moindre coup, remarqua le meneur des Sylphes.

- Ne craignez rien : je leur ai ordonné de ne pas tuer. (De nouveau ce sourire machiavélique de la part du scientifique.) Je m'étais dit qu'un tel outrage nuirait à notre future et heureuse collaboration, n'est-ce pas ? Après tout, qu'est-ce qu'un chef sans ses hommes de main, je vous le demande !

- D'où diable sortez-vous ? demanda le Sylphe en gardant un œil sur les redoutables guerriers à sa botte.

- D'en-dessous. Là où les yeux ne peuvent voir mais où la Main que je représente dirige dans l'ombre.

D'autres Sylphes avaient fait irruption, prêts à suppléer leurs frères d'armes tombés. Parmi eux il y avait l'Inébranlable, à qui son seigneur imposa d'emblée le silence comme à tous les autres.

- Ils sont drôlement bien dressés, reconnut Céasar avec une expression appréciative. Vous me proposez un autre décompte, ou bien suis-je finalement parvenu à attiser votre curiosité ?

- Tss ! Pourquoi devrais-je vous faire confiance et pactiser avec vous, hommes de la Main ?

- Parce que nous nous ressemblons malgré nos différences. Parce qu'en joignant nos forces, nous aurons beaucoup plus de chances d'arriver à nos fins - nous nous compléterons dans un certain sens. Vous auriez tort de continuer à croire que les terrestres, comme vous dites, ne sont qu'un ramassis de faibles. Ce monde regorge de mystères et de merveilles. A l'image de cet artefact qu'un de vos hommes a utilisé pour invoquer cette... comment dites-vous déjà... « Tempête des Affres » ? (Il porta une main à son front, se donnant l'air de réfléchir.) Il en a déjà soufflé une naguère si mes souvenir sont bons. Sur un archipel de l'ouest... Un vrai désastre !

- Qu'attendez-vous de moi ? le coupa le Sylphe. Ou de mes hommes que vous venez d'écraser à trois contre tous ?

- Deux, rectifia le scientifique. Je n'ai pas eu besoin d'intervenir.

En considérant cette information troublante, Blackwind trouva que sa question devenait d'autant plus légitime. Il ne dit rien ni ne fit rien, invitant passivement son locuteur à rebondir sur une réponse plus limpide.
Céasar eut un rire contenu, professionnel même.

- Avec ce qui vient de se passer sous les yeux effarés de votre assistante, vous vous êtes sans doute rendu compte que je suis venu ici en connaissance de cause, dit-il en alors que ses deux soldats retrouvèrent leur position initiale, un auprès de chacun de ses flancs. Dans le cas contraire, je n'aurais pas opposé mes deux éléments les plus prometteurs à votre piétaille.

Cette dernière remarque valut aux Sylphes qui l'entouraient une indignation générale. Cela ne fit qu'élargir le sourire du scientifique. De cette façon, il analysait à quel point son céleste entourage était fier. Pour lui, c'était quelque chose d'important chez tout être vivant : sans fierté, pas d'ambition. Et sans ambition, pas d'évolution possible.
Or tout l'intérêt des machinations de Vulturès se basait sur cet unique concept...

- ...Je commence à comprendre, déclara le meneur Sylphe. Vous n'avez de considération qu'à l'égard de mes guerriers les plus puissants.

- Ce n'est pas tout à fait exact, rétorqua le scientifique. Je pense qu'il y a toujours matière à exploiter parmi vos inférieurs les plus friables - j'en possède aussi de mon côté, rassurez-vous ! Il m'est d'ailleurs possible d'éveiller leur potentiel endormi au moyen de mes diverses recherches... Nombre d'entre-elles ont su porter leurs fruits. Je pourrais vous les montrer, à l'occasion.

Tandis qu'il se vantait de ses réussites, Assula fit part de son avis à son chef - ce sans jamais baisser sa garde.

- Cet homme ne m'inspire pas confiance... Il porte quelque chose de sinistre en lui. Et ce n'est pas simplement dû à son apparence.

Elle s'était exprimée à voix basse, et pourtant...

- Oh ! Il n'y a pas que ça qui vous inquiète ? s'enquit sereinement le scientifique en portant une main sur le côté « ravagée » de son faciès. Vous êtes quelqu'un de lucide. En vérité, vous avez toutes les raisons de vous inquiéter.

- Et pourquoi donc, je vous prie ? demanda Assula.

- Votre contrôle de la météo n'aurait aucun effet sur ma personne. Comme la plupart des magies auxquelles j'ai été confronté.

- Depuis combien de temps nous observez-vous ? intervint Blackwind, soudain plus enclin à la discussion qu'à la violence.

- Dès l'instant où l'un de vos sylphes est entré en contact avec la magicienne aux cheveux mauves. La fameuse Ryanne Hilaris qui a suffisamment refroidi vos ardeurs pour vous interdire de piller les ressources de cette tour qui défie les lois de la physique. Un lieu haut perché dont elle a pu jouir à votre défaveur. (Il réajusta ses lunettes d'un index tendu.) Même si je pense que ce sont ses alliées qui en ont le plus profiter. En fait, ce qui m'attriste le plus dans cette histoire...

Il s'abstint de continuer sa logorrhée, fixant Blackwind en poussant un faible soupir mais ostensible malgré tout.

- Ne vous arrêtez pas en si bon chemin, le pressa son interlocuteur. Dites-le.

- Seigneur..., fit Assula en posant une main prévenante sur son bras.

Il ne lui prêtait aucune attention.
Comme cela allait dans son sens, Céasar ne se fit pas prier :

- Ce qui m'attriste le plus c'est que cette insupportable sorcière s'est jouée de vous autant qu'elle s’est jouée de mes hommes au pied de cette même tour par le passé ! explosa le scientifique en lui tendant un poing tremblant de colère. (Il se calma bien vite.) Jamais les apparences n'ont été aussi trompeuses ; qu'une pseudo-gamine vêtue de façon archaïque puisse soumettre une de mes troupes à la tête d'une de mes élites ici présente fut pour moins une surprise. Et elle le fut deux fois plus lorsque je la vis, aujourd'hui, triompher des membres les plus puissants de votre équipage... pour finir par vous soumettre - vous, un maître de l'air !

Son harangue imposa un profond instant de réflexion à toute l'assemblée Sylphe - y compris Blackwind. Rasséréné par l'impact de son discours, le scientifique put s'en donner à cœur joie :

- Ce combat contre vous lui a permis de faire un nouveau bond en avant. Persuadée qu'elle remporterait la victoire, elle vous a utilisé avec ce dessein en tête et y a pris grand plaisir !

Un silence s'abattit sur le navire Sylphe. Son capitaine le rompit de la façon la plus étonnante qui fut pour tout ceux qui le connaissaient et le respectaient pour son autorité et sa façon de gérer : Il avait ri - ça ne lui était jamais arrivé. Et ce rire avait commencé tout en douceur, avant de monter crescendo ! Si bien qu'il fit froid dans le dos à son auditoire.

- ...En effet, affirma le Sylphe. Elle s'est moquée de nous. Elle nous a battu les uns après les autres en compagnie de sa délurée d'amie, et s’est même permis de m'accorder la vie sauve pour aller prêter main-forte à ses paires, où elle ne fit qu'ajouter une énième victoire à son palmarès.

Céasar avait cessé de sourire.

- Votre Djiin s'est fait laminer, surenchérit-il. Cette sorcière l'a complètement effacé de l'existence tout comme elle aurait pu le faire avec vous. (Il marqua un temps d'arrêt avant de reprendre sinistrement.) Une insulte à votre honneur. Et au mien, pour avoir fait amie-amie avec l'une de mes créations, me la volant de ce fait.

- Vous voulez parler de cette détestable dryade ? (Il ne lui laissa pas le temps de répondre.) Vous avez donc une part de responsabilité dans cette histoire.

Le scientifique inclina légèrement la tête et le buste.

- Il est vrai - et cela me désole. La courbe de progression de ces deux éléments perturbateurs est aussi vertigineuse qu'inquiétante. Il me faut agir au plus vite ! Mais pour cela j'ai grand besoin de puissants collaborateurs qui n'ont pas froid aux yeux...

- Ce n'est pas mon cas, lâcha Blackwind.

- Figurez-vous justement que ça l'est.

Cet échange rapide entre les deux hommes renouvela la tension sur le navire Sylphe.
Il y eut un nouveau blanc sonore avant que l'un d'eux ne reprenne posément la parole :

- Je peux vous offrir bien plus que ce que vous ne pouvez l'imaginer. (Il leva sa main droite et la plongea lentement dans une poche intérieure de sa blouse.) A vous de décider si vous voulez repartir aujourd'hui les mains vides et la conscience alourdie par un échec, ou bien avec ce modeste trésor en poche, dit-il en exhibant une bourse bien rebondie, et de puissants collaborateurs qui sauront vous épauler efficacement le moment venu.

- Qu'est-ce ?

- Une preuve que notre Némésis n'est pas infaillible, sourit Céasar en lui lançant son bien que le Sylphe attrapa au vol. Et que je ne suis pas né de la dernière pluie. Pendant que vous affrontiez l'Envoûteuse et que la Tempête faisait rage, l'un de mes hommes ici présent a, ni vu ni connu, récupéré un échantillon des ressources qui se trouvent dans cette maudite tour. (D'un geste de la main, il invita Blackwind à ouvrir la bourse.) Ces haricots sont magiques. Ils soignent toutes sortes de maux, y compris les plus graves. Testez-en quelques uns sur vos combattants et vous en aurez un aperçu.

- Comment le savez-vous ? s'enquit Blackwind en examinant un grain tenu entre ses doigts.

- Les murs ont des oreilles. Surtout ceux auprès desquels mes ennemis voisinent.

- Intéressant... J'espère pour vous que vous dites vrai.

Blackwind en enfourna un dans sa bouche qu'il croqua aussi sec !
L'instant d'après, il se sentit entièrement revigoré et son vent noir se mit à déferler autour de lui avec une frénésie qui ne laissa pas indifférent son entourage.
César le regardait faire avec fascination.

- Audacieux ! Prodigieux ! exulta-t-il en frappant dans ses mains gantées. Mais que dois-je en conclure ? Êtes-vous enclin à nous prêter main-forte ? Ou comptez-vous profiter de votre forme explosive pour mener à vous seul votre revanche sur la sorcière, ici et maintenant ?

Le regard sombre de Blackwind vola vers le scientifique.
En un mouvement leste, le chef des Sylphes lui répondit par une rafale de vent noir !
Contre toute attente, Vulturès n'eut qu'à dresser sa main gauche dans l'axe de l'attaque pour en avorter les effets dévastateurs. L’élément ténébreux fut aussitôt happé dans la paume de cette main levée, avant de s'y condenser en une sphère d’obsidienne compacte et d'y disparaître comme si elle n'avait jamais existé.
Entre-temps l'élite de la Main du Façonneur avait dégainé leurs armes, tout comme les Sylphes !
César s'avança d'un pas et leur fit signe de se détendre. Il s’épousseta les mains sous l’œil hagard du froid équipage.
Les deux hommes à la botte de Vulturès s'échangèrent un regard, puis obéirent après deux secondes d'hésitation.

- Si vous me le permettez, dit-il. Je réitère ma demande. Dernière chance. Elle est à prendre ou à laisser.

Blackwind se fendit d'un sourire en coin.

- Il y a des chances que vous me soyez utile, Façonneur. (Il inclina légèrement la tête, l'air déterminé.) Je marche avec vous. Mais à condition que vous me laissiez m'occuper de cette sorcière le moment venu.

- Bien entendu. Elle sera tout à vous. Mais seulement si vous me confiez sa dépouille une fois que vous en aurez fini avec elle.

- Je ne garantis rien de son état.

Céasar fit volte-face et ses hommes suivirent le mouvement.

- Je saurai me contenter d'un morceau.