- Nous y voilà !

Au pied de la fameuse Tour Karine, que j'avais déjà eu l'occasion d'observer depuis l'endroit où je me tenais, en délicieuse compagnie de mes aventurières en herbe : à savoir Yggdrasia et Marisa !
La première citée portait sa légère robe blanche à fines bretelles, manifestement peu dérangée par les courants d'air frais qui s'insinuaient entre les arbres voisins. A croire que sa peau crémeuse, malgré les apparences, était fait d'écorce ! La coiffure de notre Hamadryade favorite n'avait pas changé : une double queue de cheval, verte comme de la salade, qui pendait plus loin encore que le bas de son dos. L'intéressée avait les yeux rivés sur l'interminable pilier que nous étions sur le point d'escalader.
Quant à notre jeune rouquine, dernière recrue en date et disciple de mon aimable personne... Eh bien, elle n'avait pas quitté sa longue robe de fermière. Nul n'aurait pu la considérer comme une combattante, que ce soit du premier ou du dernier coup d’œil. Effet de surprise garanti!~
Même si un petit renouvellement de sa garde-robe ne serait décidément pas de refus.
La main en visière, ses prunelles azurées côtoyaient celles, d'un vert émeraude, d'Yggdrasia.

- Wouaaah ! Mais on en voit vraiment pas le bout ! constatait la jeune fermière. C'est comme cette histoire avec les haricots magiques. Sauf que c'est pas un grand légume mais une espèce de grand totem planté au beau milieu de la forêt...

- Je me suis toujours demandé ce qu'il peut bien y avoir là-haut, songea à voix haute ma sœur des bois.

- Moi qui pensais que Ryanne avait exagéré... C'est géant ! J'ai vraiment l'impression de vivre un conte de fée !

Hé, mais quel toupet ! Elle n'avait pas l'air de se douter de ce qui lui pendait au nez, la petite~
Les poings calés sur les hanches, je poussai un petit soupir amusé.

- Oh ! parce que j'ai l'habitude d'embellir les choses, peut-être ? riais-je. Tu ferais bien de t’échauffer les poignets, Marisa. Parce que tu vas devoir grimper touuuuuuuut en haut de cette tour~

Elle me coula un regard étonné.

- C'est... vraiment possible de grimper aussi haut ?

Je hochai vigoureusement la tête.

- Et pas qu'un peu ! En quoi cela t'étonne, d'ailleurs, puisque tu as bien appris à voler ?

- Pas faux, répondit Marisa. Du coup j'n'ai qu'à décoller jusqu'à son sommet !

Elle tira la langue de côté et eut un petit mouvement de bascule avec ses bras, comme pour se donner de l'élan afin de se catapulter dans les airs comme une fusée.

- Hep ! Hep, hep, hep ! Interdit de vol-... Trop tard.

Je me tournai vers Yggdrasia, qui réagit dans la seconde en étirant un bras ligneux qu'elle avait métamorphosé en un temps record.
Sa liane fendit l'air dans un sifflement, s'enroulant autour de la cheville droite de notre impétueuse partenaire.

- Je m'y attendais, me glissa l'Hamadryade avec un clin d’œil complice, alors qu'elle ramenait une Marisa boudeuse sur le plancher des vaches. C'est qu'elle est parvenue à elle seule à fatiguer toute une troupe de mes serviteurs sylvestres, la dernière fois que tu l'as laissée sous ma garde.

- Intenable.

- Juste un cran au-dessus de toi, me glissa la plante humaine, l'expression maligne.

- Tu exagères, fis-je avec un petit mouvement de tête négatif.

- Bien moins qu'à ton habitude.

Je la regardai avec un grand haussement de sourcils.

- Tu as élevé ta rhétorique à de nouveaux sommets, dis-moi ?

Elle se mit à glousser.

- Suffisamment pour te couper le sifflet, on dirait~

- C'est dingue ! m'exclamai-je, interloquée. J'ai presque l'impression de m'entendre ! Tes progrès sont aussi remarquables que la longueur de ton... euh, bras ? fis-je en observant l'appendice reprendre forme et taille humaines.

J'étais sincèrement stupéfiée par la croissance de son intellect.
L'Hamadryade émit un rire cristallin. Elle en profita pour ébouriffer Marisa, qui nous lorgnait du coin de l’œil en se mordant les lèvres.

- Ça t'apprendra à me partager tes lectures plus que ton temps libre.

Sans aucun doute faisait-elle référence à mes courtes escapades sur Zélod III.
J'eus un petit sourire narquois au coin des lèvres.

- Tiens donc ! Serais-tu jalouse, petite fleur ?

Au moment où Yggdrasia ouvrait de nouveau la bouche pour contre-attaquer, Marisa, clairement mécontente, bras tendus et poings serrés en direction du sol, intervint :

- Ah, C'est pas vrai, ça ! beugla la fermière. Vous allez arrêter de vous disputer, oui ? Non, parce qu'on dirait un vieux couple, là !

Le regard d'Yggdrasia parut s'illuminer à la mention de ce dernier mot.
Les mains pressées contre ses joues rosies, elle avait l'air étrangement satisfaite par le commentaire de notre amie juvénile...

- C-C'est ce que tu penses en nous voyant ? se tortilla la jeune femme plante. On dit que la vérité sort toujours de la bouche des enfants !~

Je roulai des yeux au ciel.
J'aurais mieux fait de choisir avec parcimonie les ouvrages que je lui avais remis quelques jours auparavant.

- Ne te méprends pas, Yggdrasia, répondis-je en secouant un index entre mon visage et le sien. Un simple petit baiser de félicitation ne veut rien dire du tout !

Du coin de l’œil, je vis la mâchoire de Marisa tomber en chute libre.

- ...Quoi ?! Vous vous êtes embrasées ? Mais c'est carrément dégoûtant !

Si cela seul suffisait à la choquer...
Je m'estimais heureuse de ne pas l'entendre proférer le nom de Pan dans tout ça.
Je me suis même demandé ce qui m'a pris, ce fameux jour, où je ne devais plus avoir toute ma tête après avoir châtié un groupe entier de pillards armés jusqu'aux dents.

- Au contraire ! surenchérit Yggdrasia. Moi j'ai trouvé ça sensationnel~

Marisa tirait la langue de dégoût quand une voix bourrue et autoritaire nous parvint.

- Qui va là ?!

C'était le père d'Upa, un indien solidement charpenté, qui s'était exprimé sur son ton le plus intimidant. Il tenait fermement sa lance dont la pointe était tournée dans notre direction.
Yggdrasia se braqua aussitôt - et avec elle ses innombrables amis les arbres !
Je m'interposai entre les deux protagonistes en levant une main prévenante.

- Holà ! Ce n'est que moi ! dis-je en me pointant du doigt. Ryanne Hilaris ! La magicienne ! (en remuant les doigts de la main cette fois-ci) Vous vous souvenez ?

Il haussa un sourcil épais et nous scruta tour à tour, toujours tendu comme la corde d'une arbalète.
Marisa, muette, s'était rangée d'un pas latéral dans le dos de l'Hamadryade, soudain devenue bien, bien moins aimable. A ses pieds, les racines des arbres glissaient silencieusement dans l'herbe comme autant de serpents menaçants.
D'un geste discret de la main - mais non moins ferme - accompagné d'un léger coup d’œil autoritaire je lui fis signe de se calmer sur-le-champ !
Mon regard croisa de nouveau celui du gardien des lieux, que nous avions visiblement arraché à son tipi à force de chamailleries inutiles.

- Hum... Je ne t'avais pas reconnue avec cette jupe audacieuse, lâcha-t-il avant d'adopter une posture moins menaçante, l'extrémité non létale de sa lance plantée dans l'herbe. Je pensais que tu serais revenue en compagnie de ton amie au teint blafard.

Il parlait d'Arcadia, ma chère fille adoptive. Une Shinjin que je supposais occupée à répandre le Bien autour d'elle ? Elle vadrouillait sans cesse, il faut dire !
Un peu comme sa mère, oui~
En tout cas, Yggdrasia ne s'était pas vraiment détendue, elle...

- Je la préfère habillée comme ça, grogna-t-elle. A plus forte raison quand elle lève la jambe.

- Dis-donc, toi ! la réprimandai-je avec une petit claque derrière la tête.

- Aïe ! Mais... quooiii ? Qu'est-ce que j'ai dit de mal ?!

- Suffit avec les commentaires libidineux, la coupai-je d'emblée.

Marisa ponctua cette remarque par un vilain « Beeuuuh ! » d’écœurement.
Je ne lui prêtais aucune attention, préférant de ce fait me tourner vers mon interlocuteur privilégié.

- Peu importe, Monsieur le gardien des lieux, repris-je avec un sourire purement commercial. Si nous sommes réunies ici toutes les trois en cette journée venteuse, c'est justement pour accomplir la tâche laissée en suspens depuis notre dernière rencontre au pied de cette tour. Vous n'y voyez aucun inconvénient, je présume ?

- Aucun, répliqua le colosse au teint hâlé. Mais le vent risque de vous faire obstacle avant même que vous ne parveniez au sommet de la tour de Maître Karine. Il se fait mordant et agressif ces derniers temps. Je n'ose imaginer comment il doit souffler, tout là-haut...

Je pris note de cet argument en même temps que je le balayai d'un revers de main.
Caprices de Mère Nature ou non, ma décision - notre décision ! - était déjà prise.

- N'ayez crainte : nous saurons faire avec !

Profitant de ce moment d'accalmie, je passai un bras autour du cou d'Yggdrasia et dis avec fierté :

- Après tout, je suis bien parvenue à sociabiliser cette petite fleur sauvage qui nous a causé tant de soucis au cours de notre dernière visite~

Ce à quoi Yggdrasia répondit par une taloche juste après m'avoir gentiment repoussé.

- Aïeuh ! Mais t'es pas bien ?!

Je me frottai l'arrière du crâne ; elle me lâcha un regard hautain en relevant le menton.

- Traite-moi de mauvaise herbe pendant que t'y es ! se vexa Yggdrasia, qui croisa les bras sur sa menue poitrine. Et puis ce n'est pas toi qui est née dans un pot de fleur, sous un éclairage artificiel, avant d'avoir été abandonnée dans cette forêt pour y être traitée comme un vulgaire sujet d'expérience. Grumpf !

...Sacré caractère de chien que nous avions là.
Je l'observai se détourner de nous pour se diriger à hauteur du pilier que composait la base de la fameuse Tour Karine.
Elle s'y adossa et croisa ses chevilles nues, son regard insistant de nouveau tourné vers nous.

- Je grimpe la dernière. Sinon niet.

- Et pourquoi ça ?

- Tu n'as pas besoin de le savoir.

- Tu comptes nous faire un scandale devant notre très estimé gardien de la tour ? lui demandai-je, bien campée, poings sur les hanches.

- Pourquoi pas ? fit-elle en écartant les bras.

Je la regardai d'un air suspicieux.

- Qu'est-ce que tu manigances ?

- Rien. Je pose mes conditions, c'est tout ! répliqua-t-elle. Pis je trouve ça judicieux dans le cas où Marisa fasse une mauvaise chute et que tu aies la tête ailleurs...

- Je ne tomberai pas, lui assura la jeune fermière, à moitié vexée par cette probabilité.

- Je pourrais ainsi la rattraper à grand coup de filet.

On aurait dit qu'elle parlait d'un insecte...

- Je ne vais pas tomber, répéta Marisa, tremblante d'indignation.

- Ça évitera que Valéria te gronde si jamais tu la ramènes chez elle avec un gros œuf sur le coin de la tête.

Le père d'Upa ne savait plus qui regarder. Entre moi, la magicienne sceptique ; Yggdrasia, dont les idées cachaient sans doute une intention guère aussi chevaleresque que celle mentionnée ; et enfin Marisa : sur le point d'exploser !

- J'vais vous montrer de quel bois j'me chauffe ! rugit-elle en se ruant à la rencontre d'Yggdrasia. Pousse tad'là, Cré vain dieu !

Yggdrasia ne se fit pas prier et, les mains ramenées dans le dos, s'écarta d'un bon pas, laissant notre chère apprentie prendre ses appuis à toute vitesse sur la tour avant d'y grimper comme un lézard.
L'Hamadryade attendit un instant qu'elle soit bien haut pour me dire avec un sourire mesquin :

- Tu devrais la suivre sans trop tarder. Mère Nature seule sait ce qui pourrait lui arriver là-haut si jamais elle prend trop d'avance~

Je ne pouvais pas m'empêcher de croire une seule seconde qu'elle avait choisi cette formation avec un dessein particulier... mais je ne pouvais pas non plus laisser Marisa entreprendre cette ascension sans un bon soutien à proximité.

- Très bien, soufflai-je, résignée. Qu'il en soit ainsi. J'y vais, j'y vais !

Je suivis donc le même chemin que notre jeune fermière enhardie par cette dangereuse mise à l'épreuve...

- Il était temps ! claironna Yggdrasia.

...Sans faire attention au regard obscène de l'arrière-garde. Les prunelles d'émeraude se faisaient un plaisir silencieux de lécher certaines formes recouvertes par un vêtement en Tisse-Rune, si vous voyez ce que je veux dire ?

Le vent sifflait fort dans nos oreilles. Nous escaladions la tour depuis plusieurs heures déjà, au rythme de l'avancée devenue... plutôt laborieuse de notre jeune fermière.
Un simple coup d’œil en bas suffit à me faire voir à quel point le monde paraissait petit vu de là-haut. La forêt ressemblait à une maquette, les arbres à de petites décorations en plastique.
Tout semblait si fragile et vulnérable de ce point de vue-là...
Je croisai le regard « vigilant » d'Yggdrasia en scrutant l'étendue sylvestre. Elle ne semblait pas épuisée le moins du monde par cet exercice, elle qui pourtant n'était pas une grande sportive. Sans doute supportait-elle bien cette épreuve grâce à ses mains modifiées, avec leurs doigts crochus et noueux comme des branches qui épousaient parfaitement les aspérités de notre support cylindrique.
A défaut de pouvoir me parler de façon audible, elle m'adressa un petit sourire confiant tout en hochant légèrement la tête.
Je fis pareil avant de porter mon regard au-dessus de moi. Sur une Marisa toujours désireuse de se surpasser et de prouver sa valeur. Elle prenait son temps mais faisait bien attention à ne pas prendre un mauvais appui. Ce qui, en nôtre absence, ne lui serait pas fatal pour autant dans la mesure où je lui avais appris à voler. En revanche, pareille chute sonnerait le glas de son apprentissage - chose qu'elle voulait éviter à tout prix ! - puisque l'usage du Bukujutsu invaliderait tous les efforts fournis jusqu'ici auprès du maître de la tour.

Nous passâmes encore de bonnes heures à grimper, à effectuer les mêmes gestes mécaniques, et à sentir nos membres s'alourdir au fur et à mesure de cette interminable ascension. La gravité nous rappelait à l'ordre mais toutes les trois, inflexibles, nous ignorâmes ses paroles sans mot dire. Seuls comptaient les mètres que nous parcourions. Et chaque fois que nos pieds et nos mains se calaient contre un rebord sûr, cela représentait une petite victoire !
Le paysage n'avait tant changé que ça si ce n'étaient les nuages vaporeux que nous avions atteint et qui nous encerclaient. Nous dûmes même en traverser un, bien plus volumineux que ses voisins, qui s'était accroché à notre pilier telle une grosse sangsue albinos.
Marisa fut la première à se voir trempée des pieds à la tête, si bien que sa longue robe de fermière lui collât à la peau. Elle grelottait à chaque fois que des bourrasques de vent la frôlait, mais elle continuait de lever bras et jambes vers de nouvelles prises, en poussant par moments quelques grognements rauques qui contrastaient sérieusement avec son petit gabarit.
De mon côté, je gérais mieux le froid - la pratique du Tumo y aidant beaucoup, je ne risquais pas d'en pâtir sérieusement. Seul désagrément vraiment enquiquinant : les gouttes d'eau perlaient sur mon visage à chaque fois que j'élevais mon regard pour surveiller l'évolution de notre jeune sœur d'armes.
Pour Yggdrasia... Eh bien, c'était le paradis ! Cet environnement humide lui convenait parfaitement et lui faisait un bien fou. Des bourgeons naissaient sur ses épaules fertiles de dryade, et à partir de ces derniers écloraient de magnifiques fleurs toutes aussi colorées les unes que les autres.
C'était un spectacle en perpétuel évolution, d'une très rare beauté... mais j'ai fini par comprendre que je n'étais pas la seule à profiter de la vue. Une vue d'ailleurs bien plus innocente que la sienne, à en juger par le rouge qui lui montait aux joues et les petits filets de sève/salive qui, discrètement, s'écoulaient du coin de ses lèvres.
Le vent nous ayant accordé un peu de répit, je pus lui reprocher ses bien tristes manigances entre sœurs.

- Alors c'est donc ça...

Elle ravala sa salive « ni vue ni connue » et se recomposa une expression un brin plus sérieuse.

- Hein ? Quoi ?... De quoi veux-tu parler, au juste ?

- Je veux parler de toute cette eau qui nous entoure et qui nous recouvre, lui fis-je gentiment remarquer. En tant que créature sylvestre, tu dois prendre ton pied, n'est-ce pas ? Tous les pores de ta peau sont tout ouvert, j'imagine~

Elle mit un instant à capter le sens de mes paroles, elle qui s'était préparée à une tout autre réponse, puis hocha joyeusement la tête, tout sourire.

- Oh, ça... oui ! Je m'épanouis. Complètement~ Chacune de mes cellules se délecte de cet instant humidifiant~

- Humidifiant, oui, sifflai-je entre mes dents. Tu fais bien de le préciser.

Un autre hochement de tête tout ce qu'il y a de plus gai.
Je grinçai des dents.
Saleté de petite opportuniste !

- Et en ce qui concerne la vue ? Comment ça se présente à tes yeux ? lui demandai-je tout en continuant à suivre naturellement Marisa, celle-ci étant trop concentrée sur l'exercice pour s'intéresser à notre petite conversation.

- Elle est carrément superbe ! avoua Yggdrasia, toute pétillante d'excitation. Exactement comme je l'espérais !~ Les mots me manquent pour la décrire, ajouta-t-elle en levant les yeux sur un point précis et très audacieux...

Au lieu de les baisser sur la terre, pour essayer en vain de se disculper.
Je la pointai du doigt d'un air inquisiteur !

- Fieffée obsédée ! Vile voyeuse ! Tu profites de cette ascension pour planter ton regard là où il ne faut pas !

Surprise par l'intonation de ma voix, elle sursauta, ses yeux ronds comme des soucoupes.
Je regrettais de ne pas être à la bonne hauteur pour lui planter un index réprobateur en plein milieu du front tout en ponctuant chacun de mes mots avec.
J'ouvris de nouveau la bouche pour continuer de lui passer une soufflante lorsque j'entendis un sifflement bref suivi d'un « Zouip ! » au-dessus de ma tête.

- Attention à... !

- Wouaaaps !

Marisa me tomba littéralement dessus, recouvrant ma tête avec les pans de sa longue robe-éponge. Quelque chose de doux et moelleux - presque sec - s'écrasa contre mon visage avant de me retomber en double sur les épaules !
Mes pieds et mes bras étant bien positionnés si bien que je supportais la charge, toutefois...

- Je n'vois plus rien ! m'écriai-je, tandis que la fermière s'était agrippée à ma tête par-dessus son vêtement trempé. Q-Qu'est-ce qui s'est passé ?! Y-Yggdrasia ! Sers-toi de tes yeux à bon escient, bon sang !

- Marisa a loupé son coup, commenta l'interpellée d'une voix qui se situait entre le petit rire et le langoureux. Enfin... Je dis ça mais à sa place, j'aurais plutôt considéré ça comme une réussite~

J'émis un grognement contrarié en invitant prestement ma charge aux longs cheveux roux à reprendre sa position.

- E-elle dit n'importe quoi ! Bégaya Marisa, troublée. J'ai pas glissé. J-je t'le jure !

Yggdrasia pouffa de rire aux dépends de la fermière et en rajouta une belle couche :

- On s'en fiche ! Dis-nous plutôt : c'était comment là-dessous?~

Le visage de Marisa avait viré à l'écarlate.

- Oh ! Je t'en prie, Yggdrasia ! Par le ciel, c'est encore une enfant au cas où tu ne l'aurais pas remarqué ! m'insurgeai-je. Toi alors ! ça ne te réussit vraiment pas de vivre seule dans ta forêt...

J'ignorai ses petits rires incessants pour focaliser mon entière attention sur une Marisa toute tremblante.

- Reprends ton souffle, lui conseillai-je. On dirait bien que les effets cumulés du froid et de la fatigue se font ressentir.

- Ce n'est pas ça... C'est juste que... je crois que je l'ai vraiment échappé belle.

- Difficile de dire le contraire, glissa Yggdrasia, qui avait déjà l'air de s'impatienter.

Marisa fixait le poteau de pierre avec gravité.

- Il y a quelque chose qui cloche ?

En se gardant bien de bouger le reste de ses membres, elle passa les doigts de sa main gauche sur l'édifice. Ils s'engouffrèrent dans une... fissure ?

- Cette entaille... Elle n'était pas là avant - j'en suis sûre !

Yggdrasia roula des yeux au ciel.

- Ben voyons ! s'exclama-t-elle. Tu sais... il n'y a vraiment aucun mal à avouer avoir trébuché. Du moins, pour une humaine. Vous avez commencé sur quatre pattes.

Je coulai un regard chargé de reproche à notre impudente descendante des bois avant de reprendre notre petite affaire là où je l'avais laissée.

- Hum... Laisse-moi examiner ça plus en détail, veux-tu ?

Obéissant à mes désirs, Marisa se décala pour me faire un peu de place.
L'entaille qui barrait le pilier était assez profonde en étant large d'une bonne trentaine de centimètres. On aurait dit la trace laissée par un coup de sabre, dont l'inclinaison prêtait à penser qu'il avait été porté par le haut.
Méditative, sans piper mot, j'épousai les alentours du regard pour n'y trouver que le vide et quelques fins nuages émiettés.
Rien de troublant... à contrario de la grosse masse sombre et nuageuse qui, pour le moment aussi silencieuse que la mort, menaçait bien au loin de se refermer sur la tour et de se décharger sur nous à tout instant.
Je trouvais cela curieux de ne l'avoir remarqué que maintenant...

- Hmmm~ Chouette ! se réjouit l'Hamadryade. Ça sent la pluie-euh!~

- Alors ? me pressa Marisa, visiblement peu rassurée par la perspective d'une seconde douche.

- Il y a quelque chose d'étrange que je ne suis pas en mesure de t'expliquer, répondis-je. Et je crains que, plus que la pluie, ça sent l'orage !

Marisa grimaça en me regardant.

- Un bon conseil : si tu ne veux pas finir grillée, il va te falloir presser le pas.

Ses yeux bleus s’agrandirent d'effroi !
Le vent choisit cet instant pour se remettre à souffler - plus fort encore que tout à l'heure.
Je dus me protéger le visage avec l'avant-bras le temps que la première bourrasque passe.

- Le sommet de cette tour ne devrait plus être très loin. Tu as fait montre d'une bonne dynamique tout à l'heure, dis-je en élevant un peu la voix par peur de me faire interrompre par les rugissements du vent.

Je n'étais sûre de rien mais j'avais l’impression de voir le bout de la tour juste en-dessous des nuages. C'était d'ailleurs stupéfiant d'en voir apparaître aussi soudainement, et à cette altitude...

- Je ne vais pas te décevoir ! se ragaillardit Marisa.

- Garde la tête froide, jeune apprentie, la prévins-je d'une voix de sage juste un peu surjouée. Les précautions avant tout !

- Je suis d'accord, acquiesça Yggdrasia. Je prépare mon filet à Marisa, juste au cas où...

- Et pendant qu'on y est pense aussi à un masque de nuit. Pour toi. Pour couvrir tes yeux baladeurs, lui lançai-je au tac-au-tac.

- Ça ruinerait tout l'intérêt de cette aventure, me contredit-elle, narquoise.

Marisa produisit son bruit d’écœurement fétiche et nous reprîmes notre laborieuse escalade sous un ciel de moins en moins clément.

Finalement, alors que les vents se faisaient de plus en plus violents et que l'ascension s'en était retrouvée plus ardue encore, nous débouchâmes enfin au sommet de cette étrange tour.
La pièce dans laquelle nous pénétrâmes n'était autre que la première partie inférieure de l'espèce de sphère ovale que constituait le monument céleste. A si méprendre elle ressemblait à un grenier, avec tous ces paniers tressés entreposés un peu partout autour de nous.
Marisa fut la première à se jeter par terre et à s'étaler sur le dos, bras et jambes écartées dans l'espoir de reprendre son souffle. Ses longs cheveux roux ébouriffés lui barraient le visage. Une incommodité qui ne nous affectait pas autant qu'elle, Yggdrasia et moi, du fait des cheveux bien attachés de la première citée et de la longueur limitée des miens.

- J'suis complètement claquée, expira la fermière, son front luisant de sueur.

Je baissai les yeux sur elle avec un petit sourire au coin des lèvres.

- C'est tout à fait compréhensible étant donné l'altitude à laquelle nous nous trouvons et les efforts que tu as produit jusqu'ici. Très franchement, le contraire m'aurait étonné !

Marisa nous coula un regard hébété.

- Si c'que tu dis est vrai... comment ça se fait qu'Yggdrasia et toi n'êtes pas fatiguées ? C'est trop injuste !

J'échangeai un regard avec notre amie Hamadryade.

- Par le passé, j'ai connu bien, bien pire épreuve, lui expliquai-je avec un brin de nostalgie dans la voix. Du coup, sans vouloir me vanter, escalader cet édifice ne représente pas plus qu'un bon échauffement ! En ce qui me concerne en tout cas, ajoutai-je en glissant un coup d'œil interrogateur.

Les mains sur les hanches, toute pimpante, Yggdrasia releva le menton et se fendit d'un petit sourire empli de fierté.

- Ha ! L'air frais m'est d'un grand renfort. Et j'apprécie tout particulièrement quand il me secoue les branches. Ça mais aussi le fait que je me trouvais en position de force.

Je haussai un sourcil d'incompréhension suite à cette réplique tout sauf transparente.
Yggdrasia poussa un soupir exaspéré.

- J'ai beau être encore jeune que certaines choses sont inscrites dans ma génétique, déclara-t-elle avec assurance. Dryade de nature, je me nourris de lumière, de chaleur, d'eau... mais également de lubricité !

- Ah, fis-je en roulant des yeux au plafond avant de lever la main pour faire signe que j'avais compris où elle voulait en venir. Marisa n'a pas besoin d'entendre ç-

- De simples pensées suffisent à faire naître en mon sein une force hors du commun ! me coupa-t-elle. Alors quand j'avais les yeux rivés sur ta cul-

Je tendis le bras vers sa bouche. L'ample manche de mon vêtement en Tisse-Rune s'étira de façon exubérante, puis s'enroula autour de la bouche de notre intenable descendante de la forêt.

- Pas de propos tendancieux entre ces murs sacrés, je te prie.

En sentant arriver cette nouvelle présence dans la pièce que nous occupions, Maria s'était redressée sur les coudes et avait relevé la tête.

- Qu'est-ce que nous avons là, cette fois-ci ? grommela une voix blasée.

A l'arme que l'individu portait à la ceinture, je reconnus en lui un sabreur. L'acier était - fort heureusement - prisonnier de son sombre fourreau. L'homme était un peu court sur pattes, trapu et grassouillet. Une épaisse crinière noire cascadait sur ses épaules et dans son dos. Il portait un kimono orange, des protège-poignets en tissu noir, ainsi qu'à ses pieds une paire de seta traditionnelles en paille. Par-dessus ses joues rebondies, une paire de petits yeux sombres nous scrutait avec méfiance.

- Encore des visiteuses ? constata-t-il avant qu'aucune de nous ne puisse dire quoi que ce soit. Les dernières en date étaient cette drôle de fille aux oreilles de chat tout en toge et son amie en kimono...

Cette réflexion faite à lui-même avait largement de quoi m'éclairer sur l'identité des filles en question. J'appris d'ailleurs que cet homme n'était pas né de la dernière pluie. Au moins entre ces murs - vu ses manières, il avait l'air d'être un habitué des lieux.
Je libérai la mâchoire d'Yggdrasia et la sommai de se faire discrète d'un bref hochement de tête.

- A vous entendre je devine qu'Elwen et Pesto sont déjà passées par ici, en déduisais-je comme pour lui assurer implicitement que nous n'étions pas n'importe quel groupe expéditionnaire.

Je me fendis d'une simple courbette avant d'entamer les présentations :

- Voici Marisa, dis-je en désignant d'un geste la cadette de l'équipe. Vous n'en trouverez pas deux comme elle.

- Salut ! fit-elle en adressant un petit coucou de la main au concerné - toujours impassible. (Elle me regarda, l'air de ne pas avoir trop compris la profondeur de mes propos) Comment ça « pas deux comme elle » ?

J'éludai son interrogation non sans lui adresser un clin d’œil taquin pour passer directement à la présentation de ma seconde alliée.

- Et je vous présente Yggdrasia : ma Lointaine Sœur des Bois. Entre autre.

- Je fais pourtant de mon mieux pour paraître plus proche que ça, bougonna l'intéressée, qui ne manquait pas de croiser les bras sur sa poitrine pour bien signifier son mécontentement. Quel manque de considération affligeant !

- Il lui reste encore beaucoup de choses à apprendre sur la bienséance, ajoutai-je en coulant un regard en coin à la blâmée.

Qui me gratifia aussitôt d'un « Hm ! » vexé non sans me tourner le dos.
Je haussai les épaules tandis que notre interlocuteur rondelet nous étudiait en silence.
Notre amie l'Hamadryade n'était vraisemblablement pas la seule à manquer de civilité.

- Puis-je savoir, en retour, à qui nous avons eu l'honneur de nous présenter ? finis-je par oser demander.

Parce que sans vouloir l'offenser, il n'avait pas du tout l'air d'un maître.
Alors qu'il détaillait du regard notre petite rouquine épuisée, probablement intrigué par ce contraste prononcé entre son état et le nôtre - à proprement dit éblouissant - il daigna enfin considérer ma demande.

- Mouais... Je m'appelle Yajirobé.

- Enchantée, Monsieur Yajirobé !

- Yajirobé tout court, me reprit-il d'entrée de jeu.

- Comme il vous sied.

Yggdrasia, qui en avait terminé avec son petit caprice, s'approcha de mon oreille le regard pointé sur le samouraï, pour me souffler ce commentaire :

- Pas très commode, le bonhomme. Et pas très esthétique non plus, ajouta-t-elle en le regardant de pied en cap.

J'essayais d'avoir une meilleure opinion de ce Yajirobé quand il surprit Marisa en lui lançant un petit quelque chose, qu'elle eut tout même le réflexe de saisir au vol.

- Vous me paraissez fiables, se justifia-t-il avant de regarder Marisa et de lui dire : avale ça et tu te sentiras mieux.

La fermière tenait entre ses doigts un petit haricot vert... comme j'en avais déjà vu et consommé. Dubitative, elle plissa le front, jonglant du regard entre le produit magique, son donneur et moi-même.
Je hochai la tête avec un fin sourire.

- Fais ce qu'il te dit et tu verras bien~

Elle s'exécuta, croquant le senzu avant de le faire glisser dans sa gorge.
L'instant d'après, comme par magie toute trace de fatigue avait disparu de sa personne !
Débordante d'une vitalité renouvelée, Marisa bondit sur ses pieds et rugit en bandant ses muscles :

- Wouuuuaaaah ! J'ai carrément la patate !

Yggdrasia avait l'air stupéfaite.

- Mais... comment c'est possible ? Elle pataugeait dans sa sueur, non ? J'ai pas rêvé !

- On appelle ça un senzu, lui répondis-je en toute sobriété. Tu n'en trouveras dans aucun autre lieu que celui-ci, ma chère !

- ...J'en réclame une graine, fit-elle, ses pensées enfin braquées sur autre chose que la vue dont elle a pu jouir en chemin.

- Non, répondit fermement Yajirobé.

- Quoi ? Mais pourquoi ?! s'insurgea Yggdrasia.

- Ils appartiennent à cette maison et n'en sortiront pas sans l'accord de son propriétaire.

- Maître Karine ? supposai-je pour en venir au vif du sujet. Pouvez-vous nous guider jusqu'à lui ?

- C'est bien pour ça que suis descendu à votre rencontre.

- Alors allons-y ! intervint Marisa qui ne tenait plus en place à cause de son trop plein d'énergie. Ah ! Et merci de m'avoir requinquée... euh... Yoji...ra...bé ?

- Ya-ji-ro-bé, rectifia le rônin en fronçant sévèrement les sourcils. Arrête de parler et bougez-vous ! Je n'aime pas trop la tronche du ciel aujourd'hui...

Tout comme il avait l'air de ne pas apprécier la présence des gens en général, mais passons !
Il n'empêche que ses inquiétudes du moment ne dérogeaient pas des miennes.
J'avais comme un très mauvais présentement depuis que nous nous sommes arrêtées devant cette balafre récente creusée à même le pilier...

- Il me faut un de ces haricots magiques pour en comprendre la composition, décida l'Hamadryade en me passant devant.

Elle talonnait Marisa, qui marchait sur les pas de Yajirobé en direction d'une ouverture latérale  menant sur un escalier en extérieur.

- Quand faut y aller...

Je suivis le groupe en laissant traîner mes yeux sur un ciel gris-sombre.

- Ooooh ! Regarde, Ryanne ! 'Y a un gros matou tout blanc tout dodu ! s'écria-t-elle, euphorique, en pointant du doigt ledit chat.

J'avais à peine monté la dernière marche que Marisa l'intenable avait déjà flashé sur un élément incongru du paysage. La voilà maintenant qu'elle se précipitait à toute berzingue sur cette pauvre créature !

- N-Non ! Attends ! C'est Ma-...

Cette protestation émanait de notre guide rondouillard. Il avait tendu la main pour essayer d'attraper la petite fermière au vol mais... en vain.
Très mauvaise idée que de lui avoir remis un senzu aussi tôt !

- Dans mes braaaaaaaaaas !~ fit la rouquine, en écartant justement les mains dans l'espoir d'infliger un gros câlin à sa peluche vivante en devenir.

Sauf qu'elle n'avait pas encore remarqué qu'il ne s'agissait pas d'un chat ordinaire - ce n'est pourtant pas faute de le voir debout avec une canne en main.
Celui que j'avais deviné être le maître de cette tour s'écarta de la trajectoire mortelle de Marisa au tout dernier moment, la faisant de ce fait percuter la balustrade avant qu'elle ne bascule par-dessus en poussant un petit cri strident.
J'étais sur le point d'agir quand je vis la canne de Maître Karine fendre l'air. Son extrémité biscornue se glissa dans le col de la robe et repêcha la fermière dans le vide.

- Joli coup d’épuisette ! C'est vraiment pas passé loin, souffla Yggdrasia, captivée par la scène.

- Mais quelle imbécile, cette fille ! poussa un Yajirobé tout crispé.

- Un chouïa téméraire, je l'admets. Mais pas pour autant sotte, estimai-je avec un certain amusement.

Marisa battait encore inutilement des pieds dans le vide alors que son sauveur la hissait sur le grand balcon rond que nous occupions. Au-dessus de nos têtes, une coupole identique à la partie inférieure de l'édifice faisait office de toit.

- Pourquoi faut-il toujours que mes plus jeunes invitées soient hyperactives et outrageusement tactiles ? soupira Maître Karin.

- Alors c'est donc vous le fameux maître de ces lieux ?

- Il ne paie pas de mine, hein ? lança Yajirobé avec un sourire en coin.

- Vous avez à peu près le même gabarit, répliqua Yggdrasia en un simple constat.

Bien suffisant pour froisser le rônin, qui la foudroya aussitôt du regard sans trouver quoi lui répondre.
Marisa avait la mâchoire inférieure pendante tant c'était pour elle une révélation !

- Quoi ?! C'est vous ?! Pour de vrai ?! Oh, la vache... J'suis désolée ! J'vous avez pris pour un chat de gouttière, se justifia-t-elle avec une incroyable maladresse.

Une maladresse suffisamment amusante au goût du rônin pour lui permettre de quitter sa mauvaise humeur pendant plus de cinq secondes. Après quoi je me fis une raison le concernant : cette moue qu'il affichait les quatre-vingt dix pourcents du temps était son expression standard.

- Ah-Ah-Ah ! fit Maître Karin, feignant l'amusement avant d'arborer une mine affligée : Vous êtes venues jusqu'ici pour m'insulter ou pour passer une épreuve ?

Motus et bouche cousue, Marisa eut la sagesse de se recroqueviller sur elle-même. Yggdrasia se mit à parcourir les lieux en silence, probablement en quête de l'arbre aux haricots magiques. Yajirobé ne la quittait pas des yeux, sans doute plus pour veiller à ce qu'elle ne se serve pas impunément que pour la regarder rouler du popotin.
Quant à moi ? Eh bien, j'étais ici pour jouer les médiatrices alors autant m'y mettre~
Je m'avançai auprès de maître Karine.

- Veiller pardonner l'insolence de mon entourage : mes amies ont la fâcheuse tendance de dire tout ce qui leur passe par la tête sans jamais prendre le temps de tourner sept fois la langue dans la bouche, commençai-je en guise d'excuses. Si nous avons toutes les trois pris soin d'escalader votre tour en bonne et due forme, c'est parce que nous caressons l'espoir de consommer l'eau sacrée qu'elle renferme, expliquai-je en lorgnant sur la somptueuse fontaine qui trônait au beau milieu de la plate-forme.

- On vous a bien informées, constata mon interlocuteur privilégié. Mais cette eau que vous convoitez ne vous sera d’aucune utilité.

J'eus un léger mouvement de recul.

- Comment ?... Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

- Alors ça veut dire qu'on a grimpé cette fichue tour pour rien ?! se scandalisa Marisa.

Elle reçut un coup de canne en plein milieu du front. J'entendis Yajirobé glousser par-dessous le petit cri de douleur de la fermière.

- Je n'ai pas fini, reprit Maître Karin. Veuillez m'écouter jusqu'au bout.

Comme tout affirmation, je saluai cette décision d'un franc hochement de tête.
Maître Karine nous désigna, Yggdrasia et moi, du bout de sa canne.

- L'eau n'aura pas le moindre effet sur vous. Vous êtes toutes les deux bien trop fortes pour qu'elle puisse libérer un quelconque potentiel en vous. En revanche, dit-il en tournant la tête vers Marisa. Je peux peut-être faire quelque chose pour cette enfant.

- Pour moi ? s'exclama la concernée.

- T'en vois d'autres des gamines, par ici ? Persifla Yajirobé, manifestement... occupé à tourner en rond.

Je me demandais s'il occupait toutes ses journées de cette manière. Ne trouvant guère d'intérêt à en trouver la réponse, je balayai cette pensée de ma tête pour me focaliser sur la présente situation.

- Vous sous-entendez qu'elle est apte à tirer quelques bénéfices de cette fameuse eau ?

Notre très estimé chat blanc bondit jusqu'à la fontaine et, d'un bout de sa canne, y décrocha une grosse gourde ornée de fioritures.

- Non, rétorqua-t-il. Je la juge simplement apte à tenter de se l'approprier.

Comme pour nous narguer il brandit la gourde au-dessous de sa tête avec une étonnante habilité et un équilibre parfait.

- Oh... je vois!~

- Qu'est-ce que je dois faire ? s'enquit Marisa, pour qui les petites devinettes n'étaient pas toujours très claires...

- Jouer au chat et à la souris mais à l'envers, lui dis-je avec aménité.

- C'est moi la souris ?

- C'est ça.

- Et je dois chopper le chat ?

- Hum-hum!~

- Et quoi... c'est tout ?

- M'est avis que tu vas vite comprendre l'étendue du problème qui se profile, souriais-je en m'adossant tranquillement, les bras croisés, contre un pilier porteur. Ne commets pas l'erreur de sous-estimer l'agilité de note hôte. C'est un chat doublé d'un maître ! Il ne te laissera pas refermer les doigts sur cette gourde aussi facilement, Marisa.

Revenue bredouille, Yggdrasia choisit ce moment pour présenter sa requête :

- C'est bien beau toute cette histoire mais moi j'ai pas très envie d'avoir escaladé cette tour pour rien ! Je veux mon dû, exigea-t-elle. Ne serait-ce que pour les efforts fournis !

Maître Karine la toisa à travers ses paupières closes  - ne me demandez pas comment c'est possible, je n'en sais pas plus que vous.

- Tu convoites un trésor perdu par la nature-même qui t'as vue naître, comprit-il. C'est donnant-donnant. Et je sais que cette ascension ne t'as pas posée autant de soucis que tu essaies de me faire croire.

- Qu'est-ce que tu veux en échange, le chat ? grommela Yggdrasia, pour qui les poings étaient plantés sur ses hanches étroites en signe de mécontentement.

- Un simple service, répondit-il. Tu ne vas pas tarder à comprendre de quoi il s'agit : mes prochains visiteurs - indésirables - ne vont pas tarder à arri-

L'image de maître Karine disparut aussitôt, se dissipant entre les bras vides d'une Marisa qu'il lui avait sauté dessus en traître !

- Ah, zut ! Raté ! fit-elle en balançant le poing.

- Je t'ai entendue approcher comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, siffla maître Karine qui se trouvait maintenant perché au sommet de la fontaine.

- Cause toujours ! rugit Marisa. J'vais sûrement pas abandonner de si tôt, tu vas voir !

Elle retenta sa chance en se précipitant au pied de l'édifice.

- Attendez ! intervint Yggdrasia. C'est quoi cette histoire de service ?

Je posai une main sur l'épaule de l'Hamadryade pour l'écarter gentiment du nouvel espace de jeu de notre petite fermière effrénée.

- Restes-en là, petite fleur, lui enjoins-je. Nous en saurons plus le moment venu - et mon instinct me souffle que nous n'aurons pas à patienter longtemps.

Le ciel qui entourait le domaine de maître Karine avait pris une toute nouvelle teinte, disons... plus mystique. La grisaille s'était faite plus épaisse, plus oppressante ! Et même si je ne sentais aucune présence parmi les nuages, je savais au fond de moi, dans mes os et dans ma chair, que quelque chose ne tournait pas rond...
Je braquai mon regard sur maître Karine, qui évitait astucieusement et avec facilité notre chère Marisa, celle-ci disposant pourtant de toute son énergie suite à la consommation récente du senzu.

- En attendant observe plutôt les mouvements mesurés et réfléchis de notre hôte. Observe et apprends autant que moi, si tu tiens à être à la hauteur des prochaines péripéties qui nous attendent.

Elle considéra mes paroles avant de mettre de côté ses désirs personnels et d'opiner du chef.
Se taire, écouter, se rappeler, agir et étudier. J’espérais bien la voir emprunter cette voie - celle de la sagesse.

C'était fort instructif ! Je regrettais seulement de ne pas avoir pensé à emporter un pique-nique pendant que notre infatigable Marisa s'échinait à courir après maître Karine.
La petite avait beau faire que rien ne fonctionnait : ses dernières tentatives s'étaient toutes soldées par un échec !
D'ailleurs, Yajirobé ne manqua pas cette occasion de se moquer cette fois-ci où le visage de la cadette rencontra la pierre ! Un très mauvais couple à en juger par le long saignement de nez de notre petit boule de nerf, qui ne put s'empêcher de pester à quatre pattes. A deux pas du chat qui, dans son silence et par sa seule présence, la narguait.

- Ne flanche pas, Marisa ! l'encouragea Yggdrasia. N'abandonne pas ! Continue et mets la main sur cette maudite gourde ! Vu ton caractère, je sais que tu peux l'faire !

Je me demandai ce que cette dernière phrase pouvait bien dissimuler comme remarque. Mais par égard pour notre jeune fermière pleine de vie et de nouveau dressée sur ses pieds, son enthousiasme à priori moins endommagé que son faciès, je ne commis pas la bêtise d'interroger Yggdrasia sur le sujet.
Au lieu de ça, je secouai le poing au-dessus de ma tête tout en m'écriant, l'autre main placée en porte-voix :

- Et ne te précipite surtout pas ! Pense à économiser tout souffle. Et veille à ne pas te fatiguer avec des gestes trop amples !

- 'Plus facile à dire qu'à faire, soupira la challenger. Ce gros chat lit en moi comme dans un livre ouvert !

Elle avait totalement et tristement raison.
Les mains calleuses de notre compagnonne n'effleuraient même pas le poil de l'animal ! Inlassablement, fatalement, l'image de maître Karine s'évaporait constamment entre ses bras. Et lorsqu'elle disparaissait de la sorte - telle un mirage - sa véritable silhouette, elle, retrouvait le sol à quelques centimètres à peine du lieu où elle s'était tenue.
J'y voyais là la patte de l'expert !
Elle alliait une excellente vitesse d’exécution, un timing d'enfer et un équilibre à peine concevable.
Pareil trio ne laissait aucune chance à notre apprentie combattante, d'autant plus qu'elle ne pouvait comptait sur aucune capacité spéciale. A contrario de nous autres, magiciennes et dryades, qui n'en manquons pas.

- A ce rythme, tu risques de me tenir compagnie pendant encore quelques dizaines d'années au bas mot, estima Maître Karin sans une once de moquerie dans la voix. Quelle malchance j'ai.

- Qu-Quoi ?! Mais j'peux pas me permettre de jouer à chat aussi longtemps, moi ! Valéria va me botter les fesses si je ne suis pas rentrée avant la fin d'la journée, paniqua la fermière.

Elle me regarda, figée sur place comme une statue de glace.
Je levai les mains au ciel comme un geste de pardon - qui n'en était pas un - avant de croiser les bras sur ma poitrine, l'air de dire : « je ne peux pas forcer le destin ».
Marisa poussa un son plaintif et reporta son attention sur maître Karine.

- Tes amies sont de bon conseil. Mais leurs encouragements ne te serviront à rien si tu n'apprends pas de tes propres erreurs, lui lança le vieux chat.

Comme si quelque chose l'avait fait tiquer, la fermière parut s'accorder un court instant pour réfléchir à la profondeur de ces paroles. Dans ses yeux brillaient une lueur plus intense que la précédente. De la combativité, sans aucun doute. Mais d'un tout autre type !
Marisa hocha la tête avec fermeté, se mordit les lèvres et, sans mot dire, renouvela sa tentative de capture !
J'eus l'agréable surprise de la voir se déplacer moins gauchement. Ses gestes avaient gagné en précision, semblait-il - même si elle ne parvenait toujours pas à poser les mains sur la fourrure neigeuse de l'Ermite. Ses yeux suivaient ses déplacements, et je remarquai après quelques minutes bien remplies qu'ils mettaient de moins en moins de temps à passer d'une image rémanente à l'autre.
Il y avait du progrès !
Le potentiel caché de notre rouquine favorite affleurait peu à peu...
Les yeux verts d'Yggdrasia s'étaient élargis en conséquence, captivait comme elle était par la scène.

- Je l'estime déjà plus rapide qu'un singe, constata-t-elle avec ravissement.

- Peut-être, dis-je. Mais il lui reste encore quelques efforts à faire en ce qui concerne la souplesse de ses mouvements. Si on se fie à son gabarit, elle peut faire mieux que ça.

Tandis que nous échangions en catimini, Marisa tenta une feinte de corps face à laquelle maître Karine faillit se faire avoir ! Toutefois, il se reprit bien assez vite pour laisser la fermière sur sa faim. Ce qui donna lieu à une nouvelle poursuite, plus épuisante pour la petite chevelue que pour sa proie.
Marisa n'était pas habituée à se déplacer à une telle altitude. En conséquence de quoi sa respiration en pâtissait...

- Ce qui devait arriver arriva, exhalai-je, nullement inquiétée par la tournure des événements, avant d'attirer l'attention d'une Marisa dont le souffle s'alourdissait : Prends ton temps ! Le soleil n'est pas prêt de se coucher.

C'était une bonne chose de le préciser : les nuages étouffaient sa chaude lumière en produisant une sorte de voile brumeux autour de ses rondeurs. Il n'y avait plus la moindre parcelle de ciel bleu visible au-dessus de nos têtes, comme si les masses cotonneuses s'étaient donné le mot pour encercler la tour et nous séparer du monde extérieur.
Je commençais sérieusement à nourrir la théorie d'une volonté surnaturelle cachée derrière tout ça quand un individu fit son apparition, léger et silencieux comme un ninja !

Ses pieds bottés n'avaient produit aucun bruit lorsqu'ils s'étaient posés sur la balustrade.
L'homme au bas du visage couvert par un épais bandana noir portait une longue tunique d'un blanc impeccable - comme l'étaient ses cheveux - si l'on omettait la présence de motifs en forme de nuages gris qui l'ornait sur toute sa longueur. Une lame recourbée était attachée à sa ceinture en tissu sombre.

- L'heure est venue de prendre votre décision, ermite gardien de cette tour, déclara le nouveau venu joliment costumé. Au cas où vous l'auriez oublié, je tiens à vous rappeler que je parle au nom des Fils du Vent. En ces termes, ma voix et mes désirs sont dictés par celui - le seul, l'unique, l'inégalé - qui revendique le titre de Seigneur des Sylphes...

Tout le monde sans exception s'était tourné vers lui.
De tous, c'était de loin Yajirobé qui avait l'air le plus incommodé par l'intervention malvenue de cet énergumène ; sa main frôlait la garde de son sabre, prête à s'en emparer et à faire chanter l'acier.
Marisa, interloquée, avait haussé un sourcil roux.

- Qu'est-ce qu'il raconte, celui-là ? Et d'où il sort ?

Maître Karine ne bougeait pas d'un pouce. En apparence, il demeurait de marbre. Mais à l'intérieur...

- Cet... être, qui convoite si ardemment mes ressources, n'est pas bien différent de ceux, tout aussi ambitieux, avides de richesses et de pouvoir, qui arpentent le sol de la Terre.

- Fascinant... On dirait un pirate ! m'exclamai-je en avançant de deux pas, ce qui attira aussitôt l'attention de notre sujet d'étude.

Yggdrasia fit de même, guère rassurée par le ton autoritaire employé par ce dernier.

- Et depuis quand ça vole, un pirate ? s'enquit-elle, les sourcils froncés. Dans les airs, je veux dire.

- C'est quoi un Sylphe ? demanda Marisa, qui soulevait un point très intéressant.

Cette petite pause inopinée lui faisait grand bien.
De quelle façon allons-nous pouvoir remercier le responsable ?
Tout cela dépendait de lui - et de son degré d'insistance, surtout !

- Selon le mythe, des Esprits Élémentaires de l'Air. Des modèles de sagesse et de beauté, comme on les dépeint si bien dans les livres, répondis-je. Mais d'après la réflexion de notre hôte, j'ai l’intime conviction que la sottise en a contaminé plus d'un parmi leurs rangs.

- De quoi te mêles-tu, Terrestre ? Gronda le messager, soudain prêt à dégainer. Ton savoir est éculé. Les Hommes ne voient que leurs rêves et leurs fantasmes à travers nous.

- C'est justement ce qui les place au-dessus de gens tels que vous, répliquai-je, ce qui me valut aussitôt un regard assassin de sa part dont je fis fi pour me tourner vers notre hôte, plus méritant : Dois-je comprendre, maître Karine, que c'est l'arrivée de ces êtres-là que vous attendiez sans aucune hâte ?

- Oui, opina l'intéressé. Ils se sont déjà présentés à ma porte une fois mais, visiblement, leur chef n'apprécie pas qu'on lui dise non. Son cœur est noir. Je ne pouvais pas lui remettre l'eau sacrée. Sans parler des senzus.

- Et ta réponse n'a pas changé, Ermite. Ça ne va pas faire plaisir à notre chef...

- Alors si je comprends bien, tilta Yggdrasia en pointant du doigt l'élément perturbateur, son visage insouciant tourné vers maître Karine, vous me remettrez un de vos haricots magiques si jamais j'expulse cette mauvaise herbe de votre mangeoire à oiseaux ?

Deux insultes pour le prix d'une !
Sacrée Yggdrasia.
Maître Karine n'en prit pas rigueur et se contenta de hocher la tête.

- Un geste qui te vaudra reconnaissance et récompense.

- Vous vous fichez de moi ? souffla l'envoyé des Fils du Vent. Qu'il en soit ainsi ! rugit-il soudain. En ce cas, nous prendrons cette place une fois que vos cadavres auront été jetés par-dessus bord !

Il tira son sabre.

- Ohla-la-la-la ! fit Marisa en s'empressant de trouver refuge derrière moi.

Elle n'était pas prête pour un combat de ce genre, et le fait qu'elle en avait conscience me réconfortait plus qu'autre chose.

- Tu penses pouvoir t'en sortir seule, Yggdrasia ? lui demandai-je.

- Je vais te le prouver dans la minute, me répondit-elle alors qu'elle ramenait les coudes au niveau des hanches, bras pliés. Par mes actes ! Ahyaaaaaa !

Son cri accompagnait le mouvement de ses mains, au bout desquelles des lianes s’étirèrent comme plusieurs extensions de ses doigts.
Notre amie Dryade cherchait vraisemblablement à ligoter son adversaire. Ce qui n'était pas très réfléchi dans la mesure où ce dernier manipulait un sabre assez robuste.
Il ne lui fallut que d'un revers pour se débarrasser des liens avant qu'ils ne puissent l'attendre et générer une lame de vent par la même occasion !
Le projectile invisible surprit Yggdrasia, qui subit une belle entaille au niveau du bras.
Alors qu'elle contemplait en silence ses moignons de doigts et sa blessure au biceps, dans mon dos Marisa poussa un petit cri d'exclamation en portant une main à sa bouche.

- Hé ! Cette entaille ! dit-elle en portant son regard sur le pilier, un peu plus loin derrière notre camarade végétale. Elle ressemble à celle que nous avons vue tout à l'heure, en chemin, alors que nous grimpions la tour !

- Un mystère d'élucidé, constatai-je en me fendant d'un sourire jaune. Mais je me demande bien pourquoi ces hommes se sont contenté de nous envoyer une seule attaque de ce genre...

Suite à cette interrogation, je ressentis, en croisant le regard de notre agresseur, comme un manque de confiance en ses capacités.
Il maniait bien l'épée mais... à en juger par la trajectoire de sa « lame volante », c'était loin d'être un as de la précision.

- Oh ! Je crois que j'ai compris, souris-je en portant une main à mon menton.

- Compris quoi ? s'enquit Marisa, toujours impatiente de tout. Allez ! Garde pas ça pour toi ! Dis-le nouuus !

Je pris un air faussement résigné.

- A en juger par la qualité du tranchant de ses attaques et par leur manque de précision, je crois que notre adversaire trop estimé craignait de faire tomber la tour en continuant de jouer à son petit jeu du fauche-mouton.

- Je trouvais ça curieux qu'il m'est manqué aussi grossièrement, jubila Yggdrasia, qui elle avait compris ce que je voulais qui se produise.

L'effet de mes paroles fut quasi-immédiat : l'ersatz de pirate se laissa emporter par la colère, oubliant toute notion de prudence et me crachant sa haine avec force véhémence !

- Qu'est-ce que tu oses insinuer, espèce de sale petite... ?!

Yajirobé, qui jusque-là s'était retenu d'intervenir, avait pénétré dans l'espace vital de notre ennemi et avait profité de l'effet de surprise pour lui administrer un splendide revers !
L'attaque, à défaut de faire complètement mouche, provoqua le déséquilibre de sa cible. Celle-ci bascula dans le vide mais fut aussitôt rattrapée par d'autres lascars, venus en renforts.

- Quelle sale bande de lâches ! beugla le mauvais joueur alors qu'un être plus intelligent que lui - un Sylphe, j'imagine -  l'escortait parmi un banc de nuages grisâtres. Attendez-ici, bande de raclures ! Je jure de faire pleuvoir la mort sur vos têtes ! Une fois que j'aurai averti Blackwind de cette offense, vous allez regretter de nous avoir mésestimés, je vous le garantiiiiiiiiis !

Drôle de messager, celui-là !
A quoi bon nous envoyer un spécimen comme lui, incapable de voler par ses propres moyens et vaniteux par-dessus le marché ?
Un léger blanc sonore s'ensuivit, très vite rempli par la voix nasillarde de Yajirobé.

- Zut. Je l'ai manqué.

Il rengaina son katana, un rien gêné par son échec. Que je ne considérais pas comme tel, à vrai dire !
Je tapotai la tête de notre fermière abasourdie tout en lui adressant un sourire confiant.

- Bon, eh bien, j'y vais~

Elle releva la tête en même temps qu'un de ses sourcils roux.

- Quoi ? Comment ça ? Et on fait quoi s'ils reviennent comme ce type nous l'a annoncé ?

Yggdrasia secoua la tête, les poings calés sur ses hanches.

- Cesse d'être aussi bête, petite tête, et réfléchis un peu ! la réprimanda-t-elle. Ni elle ni moi nous ne comptons en rester là - je tiens à ma graine miracle ! Il n'y a donc qu'un seul endroit où nous allons nous rendre...

- Parmi les nuages ! déclarai-je, toute excitée, en dressant l'index vers le plafond.

- Wouah ! Trop cool ! exulta Marisa. J'meurs d'envie de voir tout ça !

- Tu ne meurs rien du tout, intervint Yggdrasia, les bras désormais croisés sur sa poitrine menue, l'air réprobateur.

- C'était une façon de parler, sursauta Marisa, qui n'avait toujours pas compris sa sentence.

- Tu n'y es pas, Marisa. Ce qu'elle veut dire c'est que tu restes ici, à jouer à chat avec maître Karine, pendant que nous nous occuperons d'endiguer la menace qui plane au-dessus de nos têtes, clarifiai-je.

- Quoiiiiiiiiiiiiiiiii ?!! Mais c'est pas juste, ça ! J'veux v'nir avec vous, bon sang !

- Requête refusée, dis-je en me déplaçant d'un pas tranquille en direction de la zone où s'était envolé notre prétendu descendant des Sylphes. Tu resteras ici comme convenu. Et j'attends de toi que tu réussisses à attraper cette gourde avant notre retour ! (Je lui adressai un clin d’œil amusé) Dans le cas contraire, tu pourras faire une croix sur notre prochaine sortie. Ce serait dommage, n'est-ce pas ? Alors qu'elle promet d'être très intéressante - plus encore que celle-ci !

Suite à ces mots, je vis la détermination illuminer son regard de battante !

- Okay ! Okay, okay ! dit-elle en se détournant de nous pour faire face, les bras et les jambes espacés, à son défi du jour. J'ai plus l'choix : de ce chat je vais en faire ma peluche. J'te le promets, Ry' !

- C'est pas bientôt fini, ce monologue ? ronchonna Yajirobé, visiblement peu réjouie de devoir supporter notre turbulente compagnonne en notre absence.

Alors qu'ils reprenaient leurs petites affaires, Yggdrasia s'était approchée de moi pour me glisser à l'oreille :

- Ce serait tellement rigolo de voir ce gros chat prisonnier de ses bras à notre retour~

J'eus un sourire à cette simple pensée.

- Oh que oui ! Confirmai-je. Et j'en ris par avance~

Avec l'Hamadryade accrochée à mon dos, nous suivîmes la trace de nos fugitif amoureux des airs. Elle n'était pas bien difficile à suivre dans la mesure où il nous suffisait de circuler à travers les orifices creusés à même les nuages. J'avais presque tendance à croire que les prétendus descendants des Sylphes nous tendaient un - voire plusieurs - piège sur leur terrain de jeu favoris tant les filer me paraissait simple.
En tout cas, ce sentiment n'avait pas l'air d'infliger la moindre pression à ma passagère, cette dernière se délectant de l'humidité ambiante comme n'importe quel végétal un jour de forte pluie.

- Évite de trop fleurir sur mon dos, lui dis-je avec humour. Je ne tiens pas à ce que le poids combiné de plusieurs rafflesias vienne à peser dessus.

- Traite-moi de parasite tant que t'y es !

- Je n'irais pas jusque-là, répondis-je en toute aménité. Tu ne trouves pas cela suspect que notre messager et ses sbires ne prennent pas la peine d'effacer leurs traces ?

- Peut-être qu'ils n'en ont pas le temps ?

- Ont-ils seulement conscience que nous les suivons ?

- Je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est que ça fait nos affaires, non ? J'ai une revanche à prendre sur celui qui m'a infligé cette estafilade, déclara-t-elle en levant le coude pour exhiber sa blessure.

- Tu ne saignes pas, lui fis-je remarquer.

- Je ne suis pas humaine, répliqua-t-elle.

- Tout de même. Tu es un être vivant et tu te situe physiquement entre l'humain et la plante, non ? D'où ma curiosité.

- Que je trouve déplacée.

Alors que nous continuions d'évoluer calmement au milieu d'une étendue opaque de nuages grisâtres, je ne pus m'empêcher de hausser un sourcil d'incompréhension devant cette saute d'humeur.

- Et pourquoi donc, je te prie ?

- Parce que si tu t'inquiètes vraiment pour moi, tu aurais mieux fait de me demander directement si j'allais bien. Au lieu de t'interroger sur cette absence de fluide et de me traiter de simple hybride !

Je gloussai.

- Et tu trouves ça drôle en plus !

- Tu en es la seule responsable. Il en faut vraiment peu pour te vexer, petite fleur !

Elle n'avait plus l'air aussi détendue que tout à l'heure, la bougresse. La façon dont elle m'agrippait - plus fermement - trahissait son état d'esprit, de moins en moins stable.

- Dois-je comprendre qu'en fin de compte je ne suis pas la seule à sentir le parfum d'hostilité qui se dégage de ces lieux ?

Yggdrasia, qui s’apprêtait sans doute à me répondre méchamment, releva brusquement la tête.
Je fis de même, alertée par un mouvement suspect parmi notre entourage aussi monotone que cotonneux, quand soudain plusieurs hommes émergèrent du paysage, tous armés de lances ou de tulwars !
Je m’immobilisai aussitôt.
Comme je le suspectais depuis l'intervention du messager sur la tour Karine, il m'était manifestement impossible de localiser ces êtres à l'avance par le biais à ma capacité de Perception.
Je devinai que la présence de tant d'êtres célestes - ils portaient une tenue similaire à celle de l'envoyé des Sylphes - en un même lieu signifiait que nous nous trouvions sans doute à deux pas de leur quartier général.
Comme ceux qui étaient venus en aide à celui que Yajirobé avait fait tombé dans le vide, ils étaient tous capables de voler.
Je m'amusai intérieurement de les voir ainsi nous retenir en respect.
Tout le contraire d'Yggdrasia, qui les lorgnait avec une envie presque palpable de tous les massacrer.

- C'est ça, grogna-t-elle. Approchez-vous, que je vous fauche comme de la mauvaise herbe !

Ils ne bougèrent pas, leurs piques et leurs lames pointées sur nous.
Il m'aurait été facile de tous les désarmer grâce à la Télékinésie Zélodienne - un petit don de notre chère Elwen - mais je n'étais pas sûre de pouvoir les priver durablement de leur attirail. Si ça se trouve, eux-aussi portaient des armes enchantées, à l'instar de ma précieuse Caladbolg. Auquel cas elles ne resteraient pas longtemps sous mes ordres, télékinésie ou non.
Ça et aussi parce que je comptais bien me préserver en vue d'affronter leur chef.
J'avais bon espoir que ses inférieurs me guideraient jusqu'à lui sans que l'on éprouve le besoin de croiser le fer ou de se creuser le visage à grands coups de poing.
Avant que l'un de nos ennemis ne puisse prononcer un ordre, je levai doucement les mains à la grande surprise de mon amie.

- Mais... à quoi tu joues ?! suffoqua-t-elle. Bottons-leur les fesses !

Je l'ignorai.

- Si c'est là un péage que vous nous avez dressé, dis-je à la cantonade, je suis au regret de vous annoncer que nous n'avions rien à vous offrir en compensation pour les efforts fournis.

L'un des hommes qui lorgnait sur mon épée saisit cette occasion au vol.
Il eut un mouvement de temps et m'invita, du regard, à baisser les yeux sur la Caladbolg.

- Pourtant c'est un bel ouvrage que je vois là.

Un amateur de belles lames, hein ?
J'eus un petit sourire enchanté avant de me passer un index sous le nez.

- C'est bien vrai, affirmai-je. Vous avez l’œil ! C'est dommage qu'elle ne puisse pas vous servir, n'est-ce pas ?

- Ah bon ? J'aimerais bien voir ça.

D'un coup d’œil, je fis signe à Yggdrasia de ne pas agir - et surtout de me faire confiance.
L'intérêt de cet homme pour ma lame avait fait éclore un autre plan dans ma petite caboche~

- Essayez toujours et vous verrez, lui répondis-je avec un haussement d'épaules. Mais vous ne pourrez pas dire que je ne vous aurais pas prévenu.

- Cause toujours ! jubila le guerrier. Bien sûr que je vais me servir, tiens ! Vous autres, dit-il à l'attention de ses collègues, Au moindre mouvement suspect, transformez-les en passoire.

Ils raffermirent immédiatement leur prise sur leurs armes. La rapidité de cette exécution prêtait à penser que je m'étais adressée au chef de cette escouade.
Je ne pouvais pas espérer mieux pour obtenir ce que je voulais.

- Je n'aime pas ça du tout, me souffla Yggdrasia à l'oreille.

Elle prenait sur elle et je le sentais à la raideur de ses muscles - ou de ses fibres végétales ?
Mon interlocuteur, qui arborait un sourire obscène sous le fin tissu sombre qui recouvrait sa bouche, leva d'abord sa lame pour en dresser la pointe juste sous mon cou que je feignais de lui exposer de plein gré.
Il jongla du regard entre Yggdrasia et moi avant de tendre la main vers mon arme prisonnière de son fourreau.

- Personne n'aime être défaussé de ses biens, Yggdrasia.

Cette réplique valut un rire de l'assemblée - y compris de l'homme qui convoitait mes affaires.
J'avais baissé les yeux sur cette main très entreprenante pour en suivre l'avancée.
Et elle n'eut pas la finalité escomptée.
Au simple contact de l'index du gredin, la Caladbolg glissa par elle-même hors de son logis, traversa la garde ouverte du malheureux et, du pommeau, le percuta en pleine mâchoire !
Je fus plus vive que quiconque faisant parti de mon entourage actuel ! en deux temps trois mouvements je m'étais glissée dans le dos de mon agresseur-agressé tout en saisissant le manche de la Caladbolg au vol pour lui glisser la lame violette sous la gorge.

- Je préfère ça, sourit mon amie qui, en tendant une liane habile, piqua l'épée courbée de ma victime.

Je partage cet avis, fit la voix désincarnée de la Caladbolg, que j'étais la seule à pouvoir entendre. Cette "créature" n'est pas digne de me brandir.

Les voix s'étaient élevées tout autour de nous, et menaçaient de nous pourfendre comme de vulgaires porcines si je ne relâchai de suite leur sinistre collaborateur.
Ce qui était complètement hors de question. Du moins pas avant qu'il ne m'est mené jusqu'à son fichu Seigneur !

- Vous n’êtes pas en position de force, messieurs, leur fis-je comprendre en accentuant ma prise sur leur supérieur. Je ne vous demanderai pas de lâcher vos armes parce qu'elles ne m'inquiètent guère - seulement de les baisser.

- F-faites ce qu'elle vous demande, geignit mon captif. Et prestement, bon sang !

Ils s'exécutèrent, les yeux hagards. Je les sentais susceptibles de prêter main forte à leur chef à la moindre occasion.
Malgré sa dangerosité, cette perspective ne m’effrayait pas plus que ça.
Yggdrasia appuya la menace - la nôtre ! - en portant la pointe de son arme volée juste sous les côtes de son propriétaire.

- Au moindre mouvement suspect, je le vide et de son sang et de son air.

Très charmante comme image ! Surtout pour un Sylphe.
Je repris en toute courtoisie :

- Je ne demande qu'une chose : amenez-nous auprès de votre boss. Je tiens à m'entretenir avec lui bien plus qu'avec vous autres, leur appris-je avec plus de fermeté : Celui qui « revendique le titre de Seigneur de Sylphes » va devoir répondre à mes exigences s'il espère mettre la main sur les possessions de maître Karine.

- Sire Blackwind n'accepte de recevoir des ordres de personne, grommela l'un de ses sujets.

- Et bien nous verrons cela en temps et en heure, répondis-je. Peut-être lui apprendrai-je à mieux écouter les « Terrestres », comme vous vous plaisez à nous nommer si vulgairement, chers Célestes ?

J'entendis plusieurs bouches émettre des grognements réprobateurs, mais il ne me fallut pas davantage de mots pour parvenir à convaincre le Sylphe que je tenais toujours en respect.

- C'est d'accord, dit-il. Relâche-moi et je te mènerai personnellement à lui. Mes hommes, précisa-t-il en posant le regard sur eux, nous suivrons à bonne distance.

- En ce cas, marché conclu ! fis-je en me reculant aussitôt - avec Yggdrasia dans la foulée, vu qu'elle était perchée sur mon dos.

Non sans laisser la Caladbolg graviter au-dessus de la tête du Sylphe.
Une épée de Damoclès. Rien que ça !

- A la moindre fluctuation atmosphérique suspecte, repris-je poliment, sans m'encombrer du ton de la menace, à la moindre tentative de nous filer entre les doigts, soyez-sûr que ma lame trouvera refuge dans votre cou, qui lui servira aussitôt de fourreau juteux. Il serait idiot que l'un de vous se risque à me lancer un sort ou autre, parce que vous serez incapables d'agir avant que le glas ne sonne pour vous. Ai-je été claire ?

- Très clair, affirma le Sylphe, bien pâle, qui intima aussitôt à sa vilaine marmaille de prendre leurs distances.

- Heureuse que nous nous comprenions enfin. Alors en route ! exultai-je en poussant le concerné. Et qui me déteste me suive, ajoutai-je, taquine, à l'adresse de ses sous-fifres.

Je sentis confusément quelque chose de gluant me couler sur l'épaule.
Du bout des doigts, je reconnus de la... sève ?
Je coulai un regard par-dessus mon épaule souillée pour aviser le visage contracté d'Yggdrasia.
Elle se mordillait la lèvre inférieure. Et c'est de cette même lèvre que coulait cette substance « saliveuse ».

- Pourquoi et-ce que tu me baves dessus ? lui demandai-je, incrédule.

- Toute cette force et cette autorité qui émanent de toi, souffla-t-elle, toute frémissante. C'est plus fort que moi!~

Oh, misère !
Je fis la grimace devant cette révélation ô combien malvenue.

- Et bien tâche de te retenir ! lui glissai-je à voix basse et avec sérieux. Décidément ! tu n'aurais pas pu choisir pire moment pour retomber dans tes travers.

Au moins avais-je appris à cet instant qu'elle était capable de secréter quelque chose - même s'il ne s'agissait ni de sang ni de salive.
Nous reprîmes notre avancée en silence.
Je surveillai le Sylphe que nous talonnions ; Yggdrasia s'efforçait, malgré son état à peine gérable, de garder un œil sur les autres vilains.

- Ça se gâte.

Yajirobé, impassible comme une statue, la main posée sur la garde de son sabre, montait la garde.
Maître Karine n'avait même pas eu besoin de lui demander de jouer la sentinelle : son garde-manger faisant partie des enjeux, le Rônin n'avait pas l'intention de laisser les descendants des Sylphes s'emparer de cet endroit.
Il était secrètement soulagé que les deux jeunes femmes soient parties à la poursuite de l'envoyé des maîtres de l'air. Conformément à son cynisme naturel, le rônin les trouvait un peu trop volubiles à son goût ; il préférait de loin le calme d'église qui, à l'ordinaire, régnait en ces lieux sacrés.
L'homme enrobé tournait ouvertement le dos à la scène qui se jouait au centre de la pièce, où Marisa essayait d'attraper maître Karine qui n'avait de cesse de lui glisser entre les doigts malgré sa fougue envahissante !
Perdant patience, la jeune fermière fonça en avant, les bras largement écartés dans l'espoir d'empêcher le chat de se carapater sur les côtés.
D'un simple bond, ce dernier passa au-dessus de la crinière rousse. Il abattit l'extrémité de sa canne dessus, arrachant une grosse plainte enfantine à sa propriétaire.
Maître Karine s'éloigna de plusieurs petits pas.

- Mais aïeuuuuh ! geignit Marisa en le pointant du doigt. Hey, le chat ! On avait pas dit que t'avais le droit de riposter, d'abord !

Elle se frottait vigoureusement la fontanelle, indignée par les horribles picotements qui courraient dessus.
Le vieil Ermite ne haussa même pas les épaules, totalement indifférent à cet outrage bien mérité qu'il venait de commettre.

- Peu importe, répliqua-t-il, taciturne. Rien n'a été convenu de ce côté-là, enfant. Les seules restrictions te concernent toi : pas le droit ni de voler ni de recourir à des pouvoirs spéciaux - tels que le Ki ou la magie. C'est tout.

D'un léger mouvement de main, il fit teinter la gourde perchée au bout de sa canne.

- Je t'ai porté un coup et j'ai donc ouvert ma garde, ajouta-t-il. Ton manque de discernement t'a coûté un œuf sur le sommet du crâne et une chance d'attraper cette gourde. Libre à toi de tout laisser tomber si ça te chante. Je n'y verrais pas d'inconvénient.

Marisa serra les mâchoires et les poings.
Cette peluche vivante lui tapait sur le système - bien qu'elle ait raison sur toute la ligne.
C'était même parce que le maître Karine avait raison que tout ceci l'énervait autant !

- Je m’appelle Marisa, fit-elle en gonflant les joues. Et je ne suis pas une « enfant » !

Elle voulut foncer pour la énième fois mais se rata complètement, son pied droit dérapant sur la pierre lisse ! La jeune fermière se ramassa sur la face et grogna de douleur.
Maître Karine n'avait pas bougé d'un pouce.
Un soupir audible lui échappa.

- Alors prouve-moi par tes actes - si ce n'est par ton comportement - que tu n'es plus une enfant, contre-attaqua l'Ermite. Cesse de prendre des décisions à la va-vite et trouve par toi-même un moyen de me surprendre. Tu n'arriveras à rien en jouant les taureaux.

Yajirobé, maintenant à demi-tourné vers la scène, eut un sourire en coin.
Marisa lui lança un regard noir avant de se raviser.
Ses yeux bleus dévièrent sur son sabre. Elle pensa alors à la façon dont il s'en était servi pour chasser l'envoyé des Sylphes. Celui-ci avait chu dans le vide en évitant l'attaque. Il avait été surpris par sa soudaineté parce que Yajirobé avait choisi le bon moment pour frapper, ce en se reposant plus sur sa vitesse que sur sa force de rondouillard.
Tout en se redressant dans le calme, Marisa approfondissait sa réflexion.
Le gros chat blanc n'était pas une flèche : il évitait simplement d'effectuer des mouvements superflus. La rouquine pouvait le suivre du regard, ses yeux s'étant habitués à sa vitesse qui, de prime à bord, pouvait paraître impressionnante.
Il fallait donc qu'elle prenne exemple sur lui et se déplace avec moins de raideur dans les membres - comme le lui avait fait remarquer Ryanne avant son départ vers les cieux.
Marisa détendit ses muscles et expira longuement.
Ryanne n'avait pas été avare en bons conseils : la jeune fermière se souvint de cette réflexion par rapport à sa respiration, apparemment trop brouillonne pour espérer tenir sur le long terme à pareille altitude.

- Je commence tout juste à y voir plus clair, souffla la jeune fermière, pour qui les yeux brillaient d'une détermination renouvelée.

Elle se tapota simultanément les deux joues du plat de la main et riva son regard d'azur sur maître Karine.

- Vraiment ? s'enquit le maître des lieux, qui sentait que quelque chose avait changé chez l'initiée. Je t'attends.

Marisa inspira un grand coup, adopta une posture plus ramassée, puis fondit sur sa proie !
Maître Karine disparut au moment où son opposante feignit de tendre le bras pour l'attraper. Aux aguets, retenant sa respiration, Marisa l'observait en silence se déplacer parmi les piliers. Lorsqu'il se figea, la jeune fermière se remit en mouvement et se jeta sur lui !
Elle avait gagné du terrain quand elle vit de nouveau le chat se volatiliser.
Ou presque ! parce que cette fois-ci Marisa parvint à bouger en même temps que lui.
Toujours en suspension dans l'air alors que la gravité commençait à le rappeler à l'ordre, maître Karine retroussa subrepticement les lèvres ; jamais la main de la fermière n'avait été aussi près de le saisir !
L'Ermite accéléra sa chute dans l'espoir d'échapper à cette poigne.
Il sentit juste au-dessus de sa tête le mouvement d'air produit par le geste de la fermière avant de retomber souplement sur ses pattes, très vite suivi par la challengeuse, qui arborait un tout nouveau sourire.
Maître Karine haussa les sourcils en la regardant tendre le poing.
Fait étrange : son oreille droite le grattait un peu.
L'Ermite comprit aussitôt pourquoi en voyant Marisa dévoiler le contenu de sa main.

- Il s'est en fallu d'un poil pour que je vous attrape, lui lança la petite fermière, toute fière.

Dans cette paume exposée, trois poils blancs reposaient paresseusement.
Maître Karine sentit un léger frisson lui traverser l'échine.
L'enfant apprenait vite pour peu qu'elle parvienne à garder sa concentration intacte !
L'Ermite hocha la tête.

- Mais il te reste encore cet écart à combler.

- Je m'en vais le raccourcir ! claironna Marisa.

Consciente qu'elle se trouvait sur la bonne voie, la jeune fermière prometteuse renouvela sa tentative.

A ma grande surprise, nous débouchâmes dans un espace en forme de globe. On aurait dit que les nuages s'étaient donné le mot pour ne pas empiéter sur cette zone, au milieu de laquelle - à ma plus grande surprise ! - gravitait une immense galère.
Elle était resplendissante !
Entre son bastingage et ses longues rames argentés, ses puissantes voiles d'un vert émeraude qui s'étiraient vers le ciel, les magnifiques gravures qui ornaient sa coque ou même l'impressionnante beauté de la figure de proue - un buste de femme à la beauté chimérique - …je ne savais décidément plus où focaliser mon regard.

- Nous y sommes, déclara notre guide au-dessus de la tête duquel lévitait encore la Caladbolg, prête à tomber à la moindre offense. J'ai rempli ma part du marché, dit-il en m'indiquant du regard l'objet de sa peur. Ça vous gênerait de récupérer votre outil diabolique ?

Le visage placide qui décorait la garde de ma lame ne lui semblait plus aussi attirant que tout à l'heure.

- Oui, répondis-je sans m'émouvoir de rien. J'ai encore besoin de vous pour mettre un pied à bord. Comprenez que je ne ressens aucunement l'envie de me faire transpercer par les lames de vos sentinelles avant d'avoir obtenu audience auprès de votre chef. Ce serait rudement dommage de nous accorder sur un sanglant désaccord !

- Et comment, surenchérit Yggdrasia. Ne gâchons pas le sang. C'est un très bon fertilisant sur Terre.

Je tournai la tête pour couler un regard étonné à ma passagère.

- Je te trouve un brin morbide.

- Ça m'aide à contenir mes pulsions, se justifia-t-elle.

- Ah, fis-je comme si cela allait de soit. Alors je te laisse à ta cure.

- Merci. C'est gentil.

- Si c'est ce que vous voulez, soupira le Sylphe, qui eut la bonté de nous amener à bon port en levant haut les mains afin d'avertir les sentinelles de ne pas entreprendre de folie.

Le navire comptait quantité de Célestes, quasiment tous habillés de la même manière à quelques exceptions près au niveau du couvre-chef. Ces hommes nous regardaient en chien de faïence mais se gardaient bien de trop nous titiller grâce au concours de ma lame et de son menacé, que la foule n'avait pas manqué de remarquer. Derrière-nous, les hommes placés sous les ordres de notre guide s'étaient dispersés parmi les leurs semblables.
Yggdrasia jetait des regards à la ronde en permanence, guère rassurée par cet étau en devenir dans lequel nous évoluions. Je la sentais prête à tuer pour survivre. Il fallait dire qu'elle s'était faite à cette idée en songeant par avance à voir le sang couler...
Je nous voyais très mal nous en tirer sans qu'une seule goutte d’hémoglobine ne souille le plancher, mais je ne comptais pas pour autant semer la mort dans les rangs ennemis.
Un jeune Sylphe pas plus grand que Marisa sortit des rangs en trombe !
Il avait l'air remonté et, par-dessus tout, était joliment armé de deux paires de griffes qu'il aurait fallu être aveugle pour ne pas les remarquer. Des volutes d'air d'un blanc pur tourbillonnaient autour des ongles de métal acérés.

- Qu'est-ce que des Terrestres foutent ici ?! Beugla-t-il. Explique-toi, Olkh !

- Ulrich le Tempétueux, commença notre guide. Si tu prenais la peine de lever les yeux et de ne pas te contenter de ce que tu as sous le nez, tu verrais que la mort lévite au-dessus de ma tête. Je n'ai d'autre choix que de présenter ces... sorcières à Blackwind.

- Ces truies menacent de te tuer ? constata-t-il en lorgnant sur la Caladbolg. Mais comment t'es-tu laissé prendre, espèce de bleu ?!

- Des truies ? tiqua Yggdrasia. Ce gamin n'a aucun goût ! Tout le monde sait que les Dryades ont une silhouette de rêve. C'est inscrit dans leur code génétique !

- D'où sors-tu ça ?

- De nulle part. Il suffit que je m'attarde devant un miroir pour m'en rendre compte.

- Je trouve tes chevilles un tantinet rebondies.

- Ça c'est parce que je les ai calquées sur les tiennes, me répondit fièrement l'Hamadryade sans se soucier du sous-entendu de mes propos.

Alors que le dénommé Ulrich avait une conversation houleuse avec Olkh le menacé, le premier cité finit par exploser et bouscula le second pour nous avoir en ligne de mire.
Je rappelai ma lame enchantée avant qu'elle ne s'abatte sur le cou de notre guide quand le Tempétueux, visiblement enragé, recourut à l'usage de son élément de prédilection en une attaque chargée ! Le vent se comprimait autour de ses appendices mortels et Yggdrasia descendit de mon dos pour se préparer à la contre-attaque.

- C'est bien elles ! intervint une voix familière qui marqua aussitôt la pause. Celles qui ont refusé de se soumettre à vos exigences !

L'envoyé des Sylphes que nous avons filé tout à l'heure déboula, le doigt pointé sur nous en un geste accusateur.
 Il était accompagné d'un de ses semblables, plus grand et beaucoup plus intimidant que lui.
L'homme portait un bicorne sur la tête et un masque sombre par-dessous, juste assez grand pour lui couvrir le nez et lui entourer les yeux - des yeux d'un blanc luisant dardés sur nous !
Le personnage avait l'allure et la posture fière d'un capitaine de navire. A l'inverse de ses paires, l’ensemble de sa tenue était noire. A la ceinture, il ne portait aucune épée : seulement un katar ténébreux joliment ouvragé.
Le sérieux transpirait par tous les pores de sa peau, et de lui émanait une force imperceptible mais pourtant bel et bien présente.
Sans aucun doute, il s'agissait de...

- Messire Blackwind ! s'exclama Ulrich, surpris par la venue de son supérieur. (Il nous gardait à l’œil, toujours avec cette idée de nous chasser de son territoire ou, pire encore, de nous occire sur place) Ne me dites pas que cet imbécile de messager vous a fait vous déplacer ? A quoi bon ! Laissez-moi résoudre ce problème et tout ira pour le mieux !

- Étonnant, sifflai-je en croisant les bras sur ma poitrine alors que la Caldbolg reprit naturellement sa place dans son fourreau.

Un geste audacieux et confiant qui me valut l'attention de tous - notamment celle de cet Ulrich.

- Comment ça ? s'enquit Yggdrasia, en même temps que le Tempétueux qui le fit dans un langage bien plus abrupt.

Je brandis de manière subite un index professoral à côté de mon visage. Mon statut de sorcière cité plus tôt par Olkh avait laissé notre entourage sur le qui-vive : en conséquence de quoi ce simple geste inoffensif intima les Sylphes à sortir les armes.
Je m'interrompis un instant avant de hausser les épaules... et de dégoupiller ma grenade :

- Oh ! Rien de bien méchant, si ce n'est que je trouve cela surprenant que le moins stable et le plus petit du groupe se comporte en pareil despote sous les yeux de son chef, déclarai-je avec emphase.

- Le plus petit ?! releva Ulrich, écumant déjà d'une noire colère à la seule mention de cet adjectif discriminant.

- Je me demande si cela tient davantage de l'impéritie ou de l’insubordination ? enchaînai-je à l'attention du fameux Blackwind, en ne prêtant aucune intention à son sous-fifre hargneux.

- Je vais t'éparpiller aux quatre vents, sale grognasse ! explosa le Tempétueux.

- Suffit, intervint Blackwind en appuyant son ordre d'un regard significatif. Dois-je te rappeler ta position, Ulrich ?

C'était bien ce que je pensais : l'autorité de cet individu était à la hauteur de son charisme.
Il avait calmé le jeu plus vite que je ne l'espérais possible. Ulrich avait baissé la tête et posé genou à terre, le visage aussi blanc qu'un cachet d'aspirine. Olkh et le messager avaient fait de même - plus par respect que par devoir j'imagine.
Un coup d’œil sur le côté me permit de prendre en compte l'état de ma sœur d'armes.
Je fus bien heureuse de constater qu'elle était parvenue à se contenir, même si je voyais dans ses yeux un soupçon de lubricité à l'égard du chef des Sylphes.

- J'aimerais comprendre, fit le concerné, les pensées folles qui vous ont conduites ici. Sur un territoire étranger où la mort a plus de chance de vous emporter que dans n'importe quel autre domaine.

Je devinais que de notre survie dépendait de la qualité de ma réponse.
Inutile de vous dire que je pris soin de peser chacun de mes mots avant de les prononcer avec une élocution parfaite.

- Mon amie et moi, dis-je en indiquant Yggdrasia d'un geste de la main, avons suivi la piste laissée par votre généreux messager (en désignant cette fois-ci l'énergumène d'un mouvement de tête) dans l'unique but de vous demander de renoncer à vos ambitions en ce qui concerne la tour de maître Karine. Comprenez qu'en tant qu'Ermite, son juste propriétaire n'aspire qu'à la paix et à rien d'autre.

Mes propos firent rire l'assemblée de Sylphes. Pour se venger du précédent outrage, le Tempétueux s'en donnait à cœur joie ! Seul Olkh et son chef s'étaient abstenus - ils m'observaient avec fermeté, sans doute pour essayer de me sonder. Au cas où je n'avais fait que prononcer une demi-vérité.

- Ha-ha ! C'est quoi cette demande, sérieusement ? pouffa un membre de l'assistance.

- On vit de l'air et du vol ! Trompeta un autre. A quel genre de réponse tu t'attendais en nous implorant de la sorte ? Pauvre imbécile !

Yggdrasia était mal à l'aise. Elle lançait des regards partout autour d'elle.
Quant à moi, je ne me souciais que de l'avis du chef de cette vilaine troupe, en conséquence de quoi mes yeux ne quittaient pas les siens.
Après avoir bien profité de leur hilarité, tout le monde se mit à scander le refus catégorique !
Blackwind demeurait impassible mais je savais à quoi m'attendre...
Il leva la main pour réclamer le silence - et il l'obtint aussitôt.
Il marqua un blanc sonore avant de s'exprimer au nom des siens :

- La réaction de mes paires n'a rien d'une surprise, déclara-t-il avec franchise. Nous arpentons les cieux depuis des temps immémoriaux. Si le sol que les Terrestres foulent leur appartient ; le ciel, lui nous revient, à nous, les Sylphes !

Ses compagnons rugirent leur approbation !
L'orateur, qui n'en avait pas terminé avec sa diatribe, reprit plus calmement :

- En d'autres termes, tout ce qui se situe au-delà de la ligne de condensation nous revient.

Je feignis l'étonnement, les poings calés sur les hanches.

- Tiens donc ! m'exclamai-je comme abasourdie. Alors peut-on savoir d'où vient ce navire ? Les matériaux qui le composent, surtout ? Ha ! Et ne me dites pas que vous avez récupéré votre dû en arrêtant un convoi en provenance du sol : je n'y croirais pas.

- Hé ! Je n'y avais pas pensé, souffla Yggdrasia, qui se mit à lorgner le plancher. Je crois reconnaître le bois dans lequel ces planches ont été découpées...

- Quelle importance ?! s'insurgea Ulrich. Cette galère est la nôtre maintenant ! Elle sert notre cause et ne trouvera jamais aucun autre usage que celui de nous conduire là où nous le désirons, quand nous le voulons !

- Nous ne vous devons aucune explication, Terrestres. La seule chose que vous devez savoir, c'est que cette tour empiète sur notre vaste territoire et qu'elle a trouvé notre chemin. Il lui faut dès lors payer sa dîme, sinon nous viendrons la chercher de force. Telle est notre façon d'agir, que cela vous plaise ou non.

De toute évidence, aucun d'entre eux ne se souciait de la justice et des notions de bien ou de mal.
Ils vivaient comme des bandits, en établissant leurs propres règles au mépris de la liberté de ceux qu'ils pillaient sans vergogne.
Je poussai un soupir ostensible.

- Vous me voyez peinée de l'apprendre, répondis-je avec discernement. Et vous avez très mal choisi votre moment pour jeter votre dévolu sur cette tour, dont nous nous servons à des fins aussi personnelles que les vôtres. En considérant cet état de fait, savez-vous ce que cela fait de nous ?

- Des ennemis, grogna Ulrich, à qui je ne comptais pas adresser un traître mot.

- Des concurrents, le rectifiai-je pour le compte de son chef, à qui je continuais tout naturellement d'expliquer ma pensée : Sachez que je ne suis pas venue ici dans l'intention de vous occire, Sylphes. Je m'en voudrais de vous savoir encore moins nombreux que vous l'êtes actuellement.

- Ha ! Tu te prétends capable de tuer l'un d'entre-nous ?

L'espace d'un instant - très court mais appuyé - je lui adressai un regard féroce, dénué de bonhomie, qui différait radicalement du calme dont j'avais fait preuve jusqu'ici.

- Je me prétends capable de vous rayer complètement de vos précieux cieux, répliquai-je avec froideur.

J'eus la satisfaction de voir le jeune Sylphe tressaillir ainsi que tous ceux qui se tenaient debout derrière lui. J'avais jeté un froid dans cette partie de l'assistance et Blackwind l'avait forcément remarqué.
Mais je n'avais pas l'intention de le laisser rebondir sur cette menace - ça n'aurait fait qu'empirer les choses.

- Mais comme je vous l'ai dit : c'est une chose que je ne ferai pas - sauf si vous nous forcez la main.

- Dans ce cas, intervint le chef des Sylphes, pourquoi t'être déplacée jusqu'ici ? Tu es suffisamment intelligente pour anticiper notre décision. (Son regard devint plus perçant) Aurais-tu l'intention de négocier ?

Yggdrasia ne pipait pas mot mais je sentais le poids de son regard posé sur moi.
J'affichai un sourire de commerciale.

- Mieux ! dis-je en secouant doucement la tête. Je suis venue vous proposer un jeu~

- Un quoi ?! s'étrangla Ulrich, pour qui les yeux manquèrent de jaillir de leurs orbites. Mais qu'est-ce que c'est que cette aliénée ?! Elle se croit où, là ? Dans une cour de récré' ?

D'autres protestations suivirent - et qui ne provenaient pas seulement de sa bouche. Tout autour de nous, les pointes des armes se rapprochaient dangereusement.
La situation risquait fort de déraper si je n'étais pas parvenue à titiller la curiosité de mon interlocuteur privilégié comme je l'avais prévu...
Ce dernier, qui n'avait de cesse de m'étudier du regard, mit un temps fou à se manifester.
D'un geste il intima l'arrêt à ses semblables.
L'esquisse d'un sourire se dessina au coin de ses lèvres.

- Audacieuse, me définit-il. Et quels en seraient les enjeux, je te prie ?

- La tour Karine et l'intégralité de son contenu. Si vous gagnez, je ne ferai rien pour vous empêcher de mettre la main dessus. A l'inverse, si jamais Yggdrasia et moi l'emportons, vous ferez une croix sur ce lieu.

- Ridicule. Je pourrais l'obtenir après que mes hommes se soient occupés de vous, ici et maintenant. Alors à quoi bon perdre mon temps en batifolages ?

- Quand bien même vous parveniez à nous défaire dans ces conditions, enchaînai-je tout de suite après sa remarque avisée, vous y laisseriez beaucoup des vôtres. Et ça je puis vous l'assurer.

Mon regard se fit acéré exactement comme l'instant d'avant, suscitant la crainte de certains et nourrissant la rancœur d'autres à l'égard des Terrestres - dont j'avais été cataloguée.

- En acceptant ma proposition de jeu, je me porte garante de votre survie. Si l'un de vous vient à mourir sous mes coups ou ceux de ma sœur d'armes, expliquai-je en passant un bras derrière la nuque d'Yggdrasia avant de la prendre par l'épaule en un geste complice. Nous vous considérerons comme victorieux et nous nous retirerons - auquel cas vous aurez toujours l'occasion de nous abattre, bien entendu !

- Tu veux que je retienne mes coups ? me glissa Yggdrasia à l'oreille, quasiment aussi stupéfaite que notre entourage. C'est de la folie !

- Cette sale Terrestre se croit carrément au-dessus de nous ! beugla Ulrich à la cantonade non sans me pointer du doigt, définitivement hors de ses gongs. Je trouve qu'elle a assez pollué notre air avec ses sornettes ! Démolissons-là sans plus attendre, et au diable ses divertissements ridicules !

Il s'attendait sans doute à ce que ses proches s'accordent avec lui sur cette idée barbare. Sauf que beaucoup parmi les siens, plus matures et fiers de leur appartenance à cette race prétendument sur-évoluée, ne voyaient pas les choses ainsi.

- Je veux bien admettre que l'assurance de cette sorcière me révulse, répondit un Sylphe, un peu plus épais que les autres. Mais ta parole n'a pas plus de valeur que celle d'un autre, mon p'tit gars.

- Qu'est-ce que t'as dit ? rugit le Tempétueux. Comment tu m'as appelé, espèce de-

- Suffit ! intervint Blackwind, autant pour calmer son sous-fifre instable que le reste de sa clique dont l'opinion divergeait. Sa présence, ainsi que le sang-froid dont elle a fait preuve jusqu'ici face à toutes vos reproches, témoigne de la confiance qu'elle porte en ses propres capacités, considéra-t-il.
Nous n'avons rien à perdre en accédant à sa requête.

Je levai un index à l'attention de tous afin de poser les dernières pierres propres à l'édifice de mon projet semi-diplomatique.

- L'idéal serait que nous nous mesurions, Yggdrasia et moi, tour à tour et en un contre un, face à vos meilleurs guerriers nommés ! En compensation de notre interdiction de porter le coup fatal - que vous disposez toujours, je tiens à le préciser - après chaque combat, si aucune de nous deux n'a encore connu la défaite, nous aurons le droit d'échanger nos positions. Ainsi la spectatrice prendra la place de la combattante et inversement. Qu'en pensez-vous ?

Je devinais à la mine interloquée de quelques membres de mon auditoire qu'ils n'avaient pas compris l'intégralité de ce règlement détaillé. Ce n'était pas grave dans la mesure où leur chef, lui, rattraperait le coup.
Je l'observai avec attention - en évitant de croiser les doigts dans mon dos, oui !
Faites qu'il accepte ! me répétais-je intérieurement.

- Très bien, m’exauça-t-il. Tu ne nous a pas imposé de limite en terme de participants. Prépare-toi à déchanter, car cet oubli risque de te coûter très cher.

Yggdrasia, pas rassurée pour un sous, me lança un regard accusateur.
Oups ?
Un petit rire m'échappa en même temps que je grimaçais un sourire.

- Il y a des jours où je m'interroge vraiment sur ton bon sens, me chuchota-t-elle à l'oreille. Est-ce que le contenu de cette caboche tient du génie ou de la bêtise ?

- Euh... Un peu des deux, je dirais ?

Elle me prit par les épaules et se mit à me secouer comme un prunier !

- Tu vas avoir ma mort sur la conscience ! Tu le sais, ça ?!

- Aie davantage confiance en toi, la recadrai-je après m'être extirpée de sa prise. (Je lui pris le visage entre les mains et plaquai mon front contre le sien pour la regarder bien en face.) Je crois autant en toi qu'en moi - ce sont les seules certitudes sur lesquelles reposent ce pari que j'ai fait. Par ailleurs, c'est une bonne occasion d'apprendre à s'économiser ET à se maîtriser, petite fleur !

Elle baissa les yeux sur ses pieds.

- Je ne sais pas trop... Je peux vite partir au quart de tour, moi...

Je lui glissai un index sous le menton afin de le relever.

- Moi je sais de quoi tu es capable, Yggdrasia, lui assurai-je. Maintenant écoute attentivement ce que j'ai à te dire - c'est très important.

Tandis que le groupe adverse se constituait membre par membre, nous en profitâmes pour échanger des messes-basses quant à la stratégie que je souhaitais que nous adoptions au cours de ce tournoi.
Je trépignais de voir jusqu'où cela allait nous mener~

Un vent d'un autre genre soufflait en continu entre les piliers opposant les deux coupoles que composaient le sommet de la tour Karine. Le maître des lieux et la visiteuse, devenue apprentie, jouaient toujours au chat et à la souris, et leurs mouvements incessants brassaient de l'air !
Pas un seul instant la partie ne s'était interrompue depuis, si bien que la fatigue commençait à se voir des deux côtés - de l'un plus que de l'autre, tout de même.
Yajirobé ne montait plus seulement la garde - il jetait un coup d’œil à l’horizon par intermittence - : il admirait depuis un certain temps le dynamisme et la persévérance dont faisait montre la jeune fermière. Chose que, bien entendu, il n'aurait jamais avoué à quiconque. Et pour cela, encore fallait-il qu'on puisse le lui faire remarquer. Ce qui n'était pas chose évidente pour n'importe quelle personne extérieure à son cercle de connaissances on ne peut plus restreint, dans la mesure où le visage boudiné du rônin ne trahissait guère souvent ses pensées - et moins encore son engouement pour tout autre chose dénué de rapport avec la nourriture.
Et donc, sous les yeux du squatteur au sabre dormant, maître Karine se dérobait aux tentatives frénétiques de Marisa !
Se déviant vivement de la folle trajectoire de cette dernière, l'Ermite s'attendait à la voir percuter de plein fouet le pilier devant lequel il s'était dressé - juste histoire de s'accorder un instant de répit, ponctué par quelques grognements de douleur justifiés. Mais tout ceci n'eut pas lieu, parce que l'artiste martial fut agréablement surpris de la voir esquiver intelligemment l'obstacle avant d'enrouler son bras droit autour et de le contourner en faisant bon usage de la force centrifuge, qui l'expédia droit dans son dos !
L'espace d'un instant, on put lire le couple de l'étonnement et de l'empressement sur les traits tirés de maître Karine. In-extremis, avec une détente prodigieuse, le gros chat blanc parvint une nouvelle fois à échapper à l'accolade de la petite rousse. Les doigts de sa main droite frôlèrent dangereusement la queue aux poils chenus mais, hélas pas pour la première fois de cette journée agitée, le visage de Marisa rencontra durement le sol de pierre.
La jeune fermière glissa sur quelques mètres avant de s'immobiliser, sa joue pressée sur la froide surface polie.
Derrière elle, l'Ermite, feignant l'impassibilité, était déjà retombé sur ses pattes.

- O-Ouille, gémit Marisa. Moi qui pensais vraiment l'avoir... Flûte !

Elle trouva la force de frapper la pierre du poing comme son regard croisa accidentellement celui de Yajirobé, qu'elle eut tout juste le temps d'entendre souffler :

- Presque.

Faisant comme s'il n'avait absolument rien dit, le rônin détourna son attention de la miss pour la porter vers le vide envahi de nuages - qui semblaient, légèrement et étrangement, moins nombreux qu'avant le départ des deux autres filles.

- Tu as gagné en célérité, fit la voix de maître Karine à l'attention de Marisa. Mais tu manques encore de discernement.

- Je pourrai bientôt me faire une perruque avec vos poils, contesta-t-elle. J'vais vous avoir !

- Un jour ou l'autre, peut-être, répondit laconiquement le sage. Tes yeux parviennent à me suivre mais pas ton corps. Ton temps de réaction est inférieur au mien. Si tu ne parviens pas à le raccourcir, les chances que tu passes tes prochaines nuits ici seront grandes.

- I-impossible ! Bégaya Marisa. Valéria va m'infliger la rouste du siècle si jamais je ne suis pas rentrée avant la nuit tombée !

- Pas mon problème, dit le chat en secouant distraitement son bâton. Seule une poignée de guerriers a réussi à surmonter mon épreuve. Et plus infime encore sont ceux qui y sont parvenus en moins de trois ans.

- TROIS ANS ?! répéta l'apprentie, complètement abasourdie par la nouvelle. Grand Dieu !

- Tu veux le voir ? Il habite juste au-dessus de nous.

- QUOI ?! C'est vrai ?! Je peux vraiment aller lui rendre visite ?!

- Non. On y entre pas comme dans un moulin. Et puis chaque chose en son temps : il te faut m’attraper d'abord.

Un petit blanc sonore plus tard - le temps pour Marisa d'assimiler toutes ces informations - et la voix de la jeune fermière brisa de nouveau de silence.

- Qu'est-ce que vous entendez par « manquer de discernement » ?

En l'entendant s'interroger à voix haute, Yajirobé leva les yeux au ciel en secouant la tête.
Maître Karine, lui, fut un peu plus conciliant.

- Tes yeux me voient, mais ils ne perçoivent pas.

- J'comprends rien à ce que vous dites. C'est normal ?

Yajriobé se plaqua une main sur le visage et poussa un profond soupir, que la jeune fermière eut la sagesse de ne pas relever.
Elle se hissa sur les coudes avant de se redresser, encore un peu pantelante.

- Sais-tu ce qu'est le Ki ? s'enquit maître Karine.

- C'est ce qui nous permet de produire du feu avec les mains ? lui retourna Marisa en arquant l'un de ses sourcils roux. Et de voler aussi, je crois ?

- Pas spécialement. Ses usages sont multiples, et ne se maîtrisent pas du jour au lendemain. A titre d'exemple, chez toi il est presque invisible. Tu n'y recours jamais.

- Parce que vous m'interdisez de voler ! lui fit-elle remarquer en gonflant les joues.

Maître Karine secoua la tête.

- Le résultat serait le même, soupira-t-il. Encore une preuve flagrante de tes lacunes.

- Je suis censée faire quoi alors, si je ne suis pas capable de vous attraper dans l'état ?

- Te dépasser.

- Rien que ça ? (Maître Karine opina.) D'accord. J'annonce l'ouverture du deuxième round !

- Tu t'imagines toujours qu'il te suffit de pousser ta vitesse à son paroxysme pour espérer m'atteindre ?

- C'est un peu l'idée, fit Marisa en se grattant le cuir chevelu.

- Elle est incomplète, estima l'Ermite. Tu devrais plutôt songer à fouiller au fond de toi. A trouver l'équilibre, et avec lui l'usage de cette énergie enfouie que tu laisses paresser sans en avoir pleinement conscience. Fais-toi à l'idée que le Ki ne sert pas qu'à produire des effets extraordinaires.
Sers-t-en plus sobrement. Imprègne-t-en. Diffuse-le dans chacun de tes membres... Surprends-moi.

Maître Karine n'avait pas pour habitude d'éclairer autant ses visiteurs. Néanmoins, il y avait quelque chose de différent, de prometteur, chez cette jeune fille bourrée de vitalité. Il pouvait le sentir. Le percevoir à travers chaque battement de son cœur. Cet organe moteur dans lequel courait une énergie étrangère à la sienne, bien différente de celle qui circulait très discrètement dans tout le reste de cette enveloppe juvénile.

- Ça fait beaucoup de choses à enregistrer, déclara Marisa, son courage à peine ébranlé. Mais j'ai déjà entendu Ryanne me faire part de ce genre de réflexions ! Du coup, préparez-vous maître chat : croyez-moi sur parole quand j'vous dis que j'vais vous en mettre plein la vue~

A la vue de cette garde qu'elle venait d'inventer sur un coup de tête, Yajirobé eut un petit sourire en coin. Puis il porta son regard dans le lointain - et se surprit de voir les nuages s'y contracter, en s'éloignant de la tour Karine comme si on leur en avait donné l’ordre.
Dans le ciel s'annonçait l'ouverture d'un événement insolite pour le commun des mortels...

J'avais fini de m'accorder avec Yggdrasia sur la stratégie que nous allions devoir employer, et il en allait vraisemblablement de même pour nos opposants.
Leur groupe était composé de six personnages qui, rien que par leur aspect, sortaient des rangs. Parmi eux, sans connaître le nom de la grande majorité, il y avait :
1°) Un Sylphe bien plus épais et large que ses semblables qui, pour une raison obscure, se baladait torse-nu. Il n'avait ni sourcils ni cheveux - avec à leur place quantité de tatouages sombres s'entrecroisant dans un schéma à la signification complexe.
2°) Plus petit et plus effilé, celui-là était vêtu d'une sarouel et d'un haut tout près du corps. Il avait les bras nus et trois bracelets à chaque poignets. Sous ses cheveux de jais, son air était espiègle.
Un ami du premier cité, sans doute. J'en voulais pour preuve sa proximité avec le concerné - il restait toujours à ses côtés.
3°) Notre cher messager dont le nom n'avait pas encore été dévoilé par son patron !
Celui qui ne sait pas voler, qui porte un sabre courbé à la ceinture, une tunique blanche - comme ses cheveux, oui - sur lesquels sont imprimés des nuages gris en motif et un bandana noir sur la bouche.
4°) Une belle femme aux cheveux bruns et longs voilés par un tissu diaphane. Vêtue d'une espèce de robe de cérémonie partagée entre le blanc et le noir, elle gâchait sans en avoir conscience le plaisir des yeux d'Yggdrasia.
Elle tenait toujours son sceptre d'ivoire entre les mains. Au sommet de celui-ci tournait inlassablement une sphère transparente... Je voyais en son utilisatrice une magicienne aguerrie.
5°) Le plus pressé d'en découdre : Ulrich, le Tempétueux. Il s'était noué un bandana blanc autour du front, par-dessus lequel quelques mèches de cheveux blonds et hirsutes pendouillaient comme autant d'épis dans un champ de blé.
6°) Et pour le finir le très respecté Blackwind. Sombre de la tête aux pieds, avec son masque vénitien, sa queue de cheval et son bicorne qui lui conférait des airs justifiés de capitaine.
Je m’imaginais devoir l'affronter en dernier mais je n'étais pas pressée : les concurrents en lice promettaient au moins un peu de challenge !
Yggdrasia et moi nous avançâmes quand Olkh, qui avait décidé de ne pas participer à la compétition, nous arrêta en nous présentant la paume de sa main.
Je lui lançai un regard interrogatif en penchant légèrement la tête de côté, l'air de dire : "Un souci ?"

- Seigneur Blackwind a donné ses ordres pendant que vous vous concertiez, se justifia-t-il. Veuillez attendre que les Tisseuses de Nuages en aient terminé avec leur besogne.

- Oh ? Intéressant ! Un instant je me suis presque imaginé que vous étiez sur le point de me réclamer ma lame, dis-je avec un petit sourire espiègle. J'en déduis qu'elle ne vous convient vraiment plus !

Comme tout réponse, j'eus droit à un grognement réprobateur et à un geste de la tête en direction d'un cortège de Sylphes que j'appris être les « Tisseuses de Nuages » en question.
Ces gentes dames, nouvelles arrivantes adroitement dissimulées jusqu’à maintenant, portaient toutes une tenue similaire mais à quelques détails près différentes de celle que portait la magicienne mentionnée plus haut.
Les robes qu'elles avaient sur elles ne leur recouvraient ni les épaules ni les bras. Le tissu épousait parfaitement leurs silhouettes, si bien qu'on devinait leurs formes généreuses qui n'avaient rien à envier à l'idée que les Hommes se faisaient de la beauté des Sylphes.
J'entendais presque les battements de cœur de mon obsédée d'amie s’accélérer devant pareille assemblée...
Sacrée Yggdrasia !
Cette dernière mit les poing sur les hanches et contempla la scène.

- J'ai presque envie de faire amie-amie avec elles, déclara-t-elle en s'humectant les lèvres.

- Tu pourras, affirmai-je. Une fois que nous aurons vaincu leur chef. En tant que championne, toucher le cœur d'une de ces somptueuses créatures te sera plus aisé.

- Ça me plaît bien comme conclusion ! Je vais prendre mon mal en patience~

J'eus un rictus avant de m'intéresser plus en avant à ce que les concernées prévoyaient de faire.
Sous le regard attentif de leur collègue à part entière - la magicienne au sceptre - les Sylphes s'étaient positionnées à deux pas du bastingage, face Blackwind qui s'était détaché du reste de sa troupe.

- Assula, Maîtresse des Initiées, fit-il en s'adressant à celle que je devinais être la cheffe d'orchestre. Avec leur soutien, façonne le théâtre de notre gloire prochaine.

- Pour vous servir, acquiesça la Sylphe en baissant respectueusement la tête avant de brandir son sceptre et de parler à ses paires : Mes Sœurs, à vous : chantez en Son Nom !

Elles s'y mirent toutes en chœur, leurs voix d'anges se mêlant à la perfection les unes aux autres.
 Durant ce chant entraînant et céleste, le vent se joignit à l’événement, soufflant vers les nuages comme jamais je ne l'avais vu faire auparavant ! Les Sylphes bougeaient les mains en cadence, dessinant de conserve des arabesques dans le vide.
C'était là leur façon de communiquer avec leur élément de prédilection.
Ma vision de la magie me permit de comprendre ce qu'elles étaient en train de faire : elles tissaient d'étroits fils d'une magie translucide en direction des masses cotonneuses, qu'elles manipulaient avec grand soin au rythme de la mélopée de leur maîtresse, qui elle brandissait son sceptre étincelant d'un feu couleur de jade.
Les nuages, qui jusqu'à présent encerclaient le navire, tournoyèrent sur eux-mêmes, comme prisonniers de plusieurs mixeurs géants. Puis ils s’étendirent sans perdre de leur substance. Je dirais même que c'est le contraire puisqu'ils finirent par former, tous collés les uns aux autres, un gigantesque espace aussi lisse que du cristal !
L’œuvre finale ressemblait à une arène presque aussi grande qu'un terrain de football, avec d'épais remparts à la consistance trompeuse - une couronne de nuages luisants comme des lampes.
Quelque chose me disait qu'on ne pouvait pas passer facilement au travers.
Une fois le chant terminé, les Sylphes tues, Assula riva ses prunelles vertes sur Blackwind, qui hocha subrepticement la tête pour approuver le travail accompli.
J'applaudis sans plus tarder. Tous les regards se tournèrent vers moi, et j'y lus plus d'étonnement que de dédain.

- Mais à quoi tu joues ? me demanda Yggdrasia, directement à l'oreille.

- A rien en particulier, répliquai-je tout en adressant un petit clin d’œil à la dénommée Assula. (Elle parut gênée et détourna aussitôt le regard.) Je ne fais qu'admirer un très bel usage de la magie ! Et c'est un bon geste de la part de Blackwind et des siens que d'avoir édifié cette arène, si tu veux mon avis.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Tu ne sais pas voler, lui rappelai-je. Par conséquent, les Sylphes se sont montrés étonnement cléments vis-à-vis de toi en t'aménageant un sol sur lequel mener bataille.

- Hmpf, fit Blackwind qui avait tout entendu. De cette façon le combat sera plus équitable. Vous n'aurez plus aucune excuse une fois défaites.

Yggdrasia eut un sourire gourmand.
Le Sylphe à l'habit sombre fit volte face et claqua des doigts, interpellant le premier de ses combattants qu'il comptait nous opposer :

- Va, Virgadh le Cinglant. Montre à ces Terrestres la puissance de ton vent.

L'appelé hocha vigoureusement la tête, frappant ses poings l'un contre l'autre à plusieurs reprises sous les vivats énergiques de ses compagnons d'armes !
Il s'agissait donc de l'individu au sarouel, à la veste sans manche et aux triples bracelets en anneaux. Son petit air sournois ne m'inspirait guère confiance, aussi décidai-je de m'avancer la première.

- Ne le frappe pas trop fort, me suggéra Yggdrasia, bien plus sage que je ne l'avais cru possible. Je tiens à avoir la possibilité de te relayer juste après sa mise au tapis. Il n’est pas question que tu sois la seule à prendre ton pied !

- C'est entendu, la rassurai-je. Et toi essaye de ne pas te perdre en contemplation ailleurs que sur notre combat !

- Je ne te quitterai pas des yeux - ça tu peux me croire sur parole ! Et si cette promesse ne te suffit pas, je t'invite très fortement à privilégier ton jeu de jambes. Tu verras : je serai aussi attentive qu'au cours de notre ascension de tout à l'heure, le long de la tour~

Fidèle à elle-même, mon amie me gratifia d'un baiser fictif et d'un clin d’œil coquin.
Je roulai des yeux au ciel.

- Toi alors ! tu ne changeras donc jamais, adepte de la luxure que tu es...

Je lui adressai un dernier signe de la main avant de quitter la galère Sylphe servant maintenant de tribunes à ses occupants, Virgadh à ma suite.

Du bout de ma botte, je tâtonnai la surface cristalline de notre arène artisanale : elle était d'une dureté impressionnante ! Je m'imaginais toujours capable de la fendre par la force brute mais cela n'aurait pas servi mes desseins. Il était d'ailleurs surprenant de voir que notre plate-forme ne souffrait pas de son poids - sans doute un effet bénéfique de la magie invoquée par les efforts conjugués des Sylphes.
Mon regard errait inlassablement sur les alentours alors que celui de mon adversaire était planté sur moi. Je savais qu'il cherchait à capter mon attention rien qu'avec ses yeux mauvais, aussi pris-je soin de le faire patienter jusqu'à ce que la puissante voix de son cher dirigeant annonce le lancement des festivités.
Fin prêt à en découdre, Virgadh écarta les bras et fléchit sur ses jambes :

- Bien ! Les ordres sont les ordres, gamine. Tu vas tâter de mon vent. Et fais-moi confiance quand je te dis que tu ne vas pas t'en remettre !

Feignant l'ignorance, je m'accroupis et j'enroulai un bras autour de mes genoux.
Du coin de l’œil, je vis mon adversaire un peu décontenancé.

- ...On peut savoir ce qui te prend ?

Tout en lorgnant scrupuleusement le sol, je tendis un doigt ganté dessus et l'y fis glisser avant de le porter à ma langue pour une analyse directe.
En arrière plan, Virgadh m'adressa un signe de la main, toujours dans l'espoir de se sentir un peu moins seul dans cet espace surnaturel.
Mauvaise nouvelle pour Yggdrasia, pensai-je. Rien de ce qu'elle plantera ici ne pourra pousser.
Cette fois-ci, à bout de nerf, le Sylphe qui commençait tout juste à montrer les dents me présenta le dos de son poing contracté.

- Tu comptes te battre, oui ou non ?! gronda-t-il.

- Bien sûr ! m’égosillai tout en me redressant comme un tournesol face au soleil. Pourquoi ? Pas vous ? Qu'est-ce qui retient votre main, au juste ? mon inattention ? (J'écartai les mains et continuai avec insouciance.) Le combat est lancé à ce que je sache ! Absolument rien ne vous empêche de me frapper avant que je me mette en garde, non ? Alors qu'attendez-vous ? Que je m'approche et vous tende la joue ? Ah ha ha ! Mais ça ne va pas se passer comme ça, mon p'tit père!~, dis-je en agitant un index.

Virgadh grinça des dents.
J'ai décidément le chic pour titiller la colère de mes opposants.

- Tu ne t'arrêtes donc jamais de parler, terrestre ?

- Non, répondis-je en toute sobriété. J'aime le son de ma propre voix au moins autant que le chant de vos prodigieuses Sylphes qui a permis l'assemblage de cette aire de combat. Alors si ma langue vous agace, je vous invite à tenter de me l'arracher parce que son débit ne va faire que croître ! Et faites-moi confiance quand je vous dis que vous n'allez pas vous en remettre~

Frappé par sa propre épée, le bougre !

- Je m'en vais t’exaucer sur-le-champ !



Bingo~
Le Sylphe leva les bras et se mit à esquisser quelques mouvements souples. Je remarquai qu'il était bien campé sur ses appuis pendant qu'il travaillait à me surprendre.
Le vent refit subitement son apparition, soufflant autour des membres animés de son manipulateur sous forme de fines bandelettes à peines perceptibles à l’œil nu.
Tandis que les rafales s'étendaient sur le champ de bataille, un sifflement admiratif m'échappa.

- Oooh ! m'exclamai-je par-dessus les soupirs venteux. Dois-je comprendre avoir éveillé votre colère, Môsieur le Cinglant ?

- Pas qu'un peu, répliqua-t-il, grognon. Tu vas pas tarder à danser, gamine !

Je ne sais pas pour vous mais moi je trouve cette insulte plutôt élogieuse : mieux vaut paraître plus jeune que vieille.
Virgadh projeta son bras gauche dans ma direction, et avec lui l'intégralité de ses rubans translucides.
Je fis alors face non pas à une tempête, mais à une véritable averse de coups de fouet !
D'une impulsion, je m'extirpai de sa ligne de mire. L'instant d'après j'entendis les lanières invisibles claquer dans l'air et contre le sol.

- Il va vous falloir me forcer la main, lui dis-je. Je ne m'agite pas avec le premier venu~

Au lieu de me gaver d’insultes, il me gratifia d'un sourire mauvais qui suintait l'orgueil.
Un simple geste de sa part et ses rubans, plus vifs que précédemment, sifflèrent tout près de mes oreilles !
Alors que je changeai brusquement de direction, je sentis au niveau de ma hanche la morsure d'un de ses fouets. Ma toge en Tisse-Rune absorba la plus grande partie du choc, mais je m'étais tout de même attendu à voir éclore un beau bleu là où le coup avait fait mouche.
La vision de ma grimace pincée avait l'air de satisfaire mon adversaire.

- Comprends-tu pourquoi l'on me surnomme « Le Cinglant », maintenant ?

Alors que je forçais sur mes yeux pour tenter de capter l'intégralité des mouvements de ses appendices venteux, leur propriétaire, qui tirait maintenant la langue en agitant ses mains avec un semblant de réflexion, continuait de flageller - ou d'essayer, du moins.
Je m'étais vaguement demandé qu'elle aurait été la réaction d'Yggdrasia face à pareil adversaire.
Un gifle m’atteignit à l'épaule, très vite suivie par une seconde qui me frôla l'oreille opposée.
J'arrivais déjà à définir la trajectoire de la grande majorité de ses attaques.
Plus besoin de jouer au chat et à la souris, pour la peine : je levai le bras de sorte à ce qu'une lanière vienne s'y enrouler.

- Ah-ha ! triompha Virgadh. Je te tiens !

- L'inverse est tout aussi vrai, vous savez ?

- C'est ça : cause toujours ! jubila-t-il. A cette distance, une terrestre comme toi ne peut pas m'atteindre !

Je haussai les épaules.
Derrière-nous, en provenance du navire des Sylphes, ses occupants ovationnaient leur compatriote.
J'eus un sourire en coin.

- Ça c'est vous qui le dites !~

Tout en maintenant la pression sur la lanière invisible, je levai mon autre main en direction de son manieur. Il comptait utiliser son autre bras pour me soumettre à grand renfort de frappes du même type quand il s'aperçut qu'une force surnaturelle et improbable l'empêchait de manœuvrer.

- Q-Qu'est-ce qui se passe ?!

Il forçait mais rien n'y faisait !
Ma Télékinésie Zélodienne focalisée sur son bras n'avait pas l'air de beaucoup lui plaire.
Tout sourire alors que lui serrait les dents dans un duel de force qu'il avait d'ores et déjà perdu, je reculai mon bassin, prête à venir le saluer chaleureusement.

- Il se passe que vous n'avez pas pris les bonnes dispositions, Monsieur le père fouettard~

Son fouet n'était pas prêt de plier mais je le sentais bel et bien s'étirer.
Parfait !
Je cessai de lui faire opposition de manière à ce que le relâchement soudain me propulse directement sur Virdgadh. Je vis son visage en gros plan trahir une profonde surprise, tout à fait convaincante !

- Vous vous êtes bien amusé, j'espère ? lui soufflai-je à la face...

Avant de lui coller une gifle magistrale à la lisère du cou, juste en-dessous de la mâchoire !
Le coup l'envoya tourner sur lui-même, en le projetant brutalement vers l'arrière.
Le Sylphe n'ayant pas abandonné ses douloureux élastiques - le vent continuait à soupirer le long de ses bras - je me servis de celui qui me cerclait le bras pour le ramener auprès de moi.

- Surtout ne dites rien, enchaînai-je en tendant une jambe sur laquelle il s'empala comme une mouche. Parce qu'au fond, je m'en fiche un peu~

Je fis de lui mon punching-ball jusqu’à ce qu'enfin il éprouve le besoin d'effacer son vent pernicieux. Le Sylphe était couvert d'hématomes et de bosses quand il fit l'effort de se redresser, cinq ou six mètres plus loin de ma position.
Il faisait vraiment peine à voir, le pauvre...
Ses compatriotes avaient cessé de pousser des acclamations, comme refroidis par ce renversement de situation.

- C...C'est im.. impossible ! parvint à éructer Virgadh par-delà ses lèvres tuméfiées. Une... simple terr... estre ?

- De toute évidence, vous vous êtes mépris sur mon compte.

D'un geste impérieux - le théâtre, toujours le théâtre!~ - j'attirai le trompé dans ma direction, ses fesses raclant contre le sol synthétique. Le Sylphe essayait tant bien que mal de s'opposer à ma Télékinésie !
C'était vain de sa part.

- Aaah.... aaaah.... AAAAH ! s'écria-t-il en battant des jambes, les yeux écarquillés de peur.

- Pourquoi se contenter de vous fouetter, repris-je avec un sourire de forcenée, la jambe ramenée en arrière.

Virgadh eut la très mauvaise idée de se retourner et d'essayer de résister à ma traction magique en utilisant ses doigts dans l'espoir de trouver prise sur un sol impeccable.

- ...Quand je peux vous botter les fesses dans le sens propre du terme ?

Et BLAM !
Un coup de pied dans son arrière train exposé plus tard et il fut expédié à l'autre bout de l'arène, pour finir par s'immobiliser complètement tout contre les nuages cotonneux qui faisaient office de coussins amortisseurs.
Les fesses encore fumantes, vautré comme il était, le Sylphe ne ressemblait plus qu'à une marionnette à qui on aurait coupé les fils.
Je me détournai de lui pour lever mes yeux en direction du navire où je savais que Blackwind, son capitaine taciturne, cherchait à analyser mes techniques.

- Au suivant ! chantonnai-je à l'attention de mes concurrents non sans agiter une main au-dessus de ma tête de sorte à leur adresser un grand coucou.

- Et à la suivante aussi ! claironna une voix que je connaissais bien, identifiable entre mille.

C'était Yggdrasia, qui n'avait pas perdu de temps pour me rappeler les conditions de notre alliance inhérente à cette compétition.
J'étais en train de me demander comme elle allait s'y prendre pour descendre du navire sans se convertir en une purée d'épinards après s'y être tout bêtement jetée quand elle eut l'idée généralissime de se fabriquer une longue rampe à partir de ladite galère, constituée elle-même d'un bois dont l'Hamadryade connaissait les propriétés.
Cette dernière atterrit énergiquement à mes côtés et m'infligea une claque sur l'épaule que je n'eus pas le temps de voir venir.

- Maintenant que tu en as terminé avec le flagellateur, je prends le relais, annonça-t-elle sans prendre de gants. Allez ! file rejoindre les autres spectateurs, que je puisse vous montrer à tous que les Hamadryades ne sont pas nées de la dernière pluie~

J'acquiesçai, consciente qu'aucun argument au monde ne pourrait la faire changer d'avis.
Un trio de Sylphes jugea bon de quitter son perchoir et d'aller récupérer les petites fesses fumantes de feu mon adversaire ; mon coup de pied ne l'avait pas laissé indifférent : il avait carrément perdu connaissance.
A mon tour j'infligeai une petite tape dans le dos à mon amie.

- Qu'il en soit ainsi. Regarde, lui dis-je en m'écartant d'un bon pas et en levant la main sur son toboggan, ton adversaire désigné nous a rejoint !

Le messager qu'elle avait manqué d'affronter sur la tour Karine passa comme une flèche entre nous deux et se réceptionna avec style. Je voyais clairement à sa marche qu'il était question d'un sabreur plus qu'autre chose.

- Ce type a du culot ! ronchonna Yggdrasia. Je ne lui ai pas permis d’utiliser ma rampe.

- Techniquement... étant donné qu'elle a pris forme à partir du navire de son capitaine..., commençai-je à lui faire remarquer en remuant la tête, mitigée.

- Mouais, minauda ma gracieuse et si tendre amie. Toujours est-il que je vais me faire un devoir de lui apprendre les bonnes manières !

Le Sylphe eut un sourire mauvais.

- Bien sûr ! répliqua-t-il, sarcastique. Et moi, Zephros, la Lame Prodigue, ai un message qui t'es destiné, fille de la terre.

- Ah bon ? s'enquit Yggdrasia, qui claqua distraitement des doigts.

Pile au moment où j'allais poser le pied sur sa rampe dans l'intention de l'emprunter, celle-ci craqua sournoisement puis se rétracta, réintégrant illico presto la coque de la galère Sylphe dont elle était issue.
Mon pied ne trouvant guère l'appui escompté, je manquai trébucher.

- Hé ! poussai-je, modérément indignée.

Concentrée sur son adversaire, Yggrasia m'ignora en beauté :

- Et de qui vient-il, ce fameux message ?

- De moi, annonça le Sylphe en tirant son épée au clair. Je vais te dépouiller de tous tes membres, petite insolente. Ensuite je les jetterai par-dessus bord pour qu'en bas tes amis les animaux puissent s'en faire un repas.

- Ils me savent non-comestible, rétorqua Yggdrasia avec l'air de s'en ficher royalement. (Elle me glissa un regard de biais) Bon ! C'est pour aujourd'hui ou pour demain ? Y'en a qui éprouvent une féroce envie de se taper dessus, ici, tu sais ? Alors, ouste ! Du balai !

Cette vilaine garce ponctua son ordre d'une claque sur mes fesses qui m'arracha une seconde protestation.

- Hey ! Mais de quel droit tu-...

- Silence, Envoûteuse ! Me coupa-t-elle, ses yeux vert rivés sur Zephros. Ne me dérange pas, veux-tu ? J'ai d'autres fesses plus pressantes que les tiennes à fouetter~

Dans cet état il était inutile de chercher à discuter avec elle. Je décidai donc de rejoindre les occupants du navire en empruntant la voie des airs, et pris place, debout, non loin de son capitaine austère.
Il se tenait droit, les bras croisés sur son torse, son visage masqué incliné sur l'espace de combat.

- Nombreux sont ceux qui se sont demandé pourquoi j'ai fait de Zephros, un Sylphe pourtant incapable de voler, mon messager, dit-il de sorte à ce que tout le monde l'entende.

Moi en particulier j'imagine, car il pivota la tête dans ma direction pile au moment où il éclaircissait sa pensée :

- Parce qu'il est le plus à même de se sortir d'une situation délicate. Et que sa vitesse de frappe, incisive, n'a d'égale que la mienne.

- Vraiment ? intervins-je en haussant les sourcils. J'espère pour vous qu'il ne commettra pas les mêmes erreurs que son prédécesseur dans l'arène, alors.

Cette remarque me valut un grognement appuyé de la part du grand Sylphe aux tatouages ombreux.
Pour avoir analysé son comportement en compagnie de mon dernier adversaire, je le savais proche de lui. Je le considérais déjà comme mon très probable opposé lors du prochain round à venir.

- Virgadh s'est montré trop imprudent, lui trouva-t-il comme excuse. Dans d'autres circonstances, en tant que Sylphe il aurait sûrement vaincu.

- Dans les airs et sans sol sous les pieds, vous voulez dire ? supposai-je avant de rebondir : Sur terre, dans l'air ou sur mer, je suis désolée de vous apprendre que le résultat aurait été le même. (Je croisai les bras, imperturbable comme l'était son chef.) J'ai été formée à me battre dans différents contextes : en ces termes vos doutes n'ont pas lieu d'être. Mais nous verrons bien si vous saurez rattraper son échec. Et rétablir l'honneur bafoué de votre camarade défait. (Avant qu'une réplique acidulée ne jaillisse des lèvres du grand Sylphe renfrogné, je posai mon regard sur Assula - celle qui avait l'air d'être la plus sage du groupe.) Votre camarade risque d'avoir recourt à vos services pendant un long moment, lui dis-je.

- Qu'est-ce que vous entendez par là ? fit-elle, suspicieuse.

- Pour qu'il puisse s'asseoir, je pense qu'il aura besoin d'entasser les coussins. Je vous saurais gré de bien vouloir sacrifier quelques nuages histoire de lui assurer un minimum de confort. M'est avis que vous ne devriez pas perdre de temps et vous y mettre de suite : votre collègue ne sera pas de très bon humeur au réveil.

- C-Comment oses-tu... ? grinça Ulrich, qui était resté muet jusqu'à maintenant.

Sans doute grâce aux remontrances de Blackwind auxquelles je n'ai pu assister, malheureusement.
Nous avions là une très attachante petite famille de pirates des airs, n'est-ce pas ?~

- Je n'ose rien si ce n'est vous apporter mes lumières à des fins purement conviviales, soupirai-je. Loin de moi l'envie de voir votre fratrie se dessouder et sombrer dans l'anarchie.

- Tu nous prends pour des terrestres ?! explosa le Tempétueux. Je vais t'apprendre ce qu'il en est vraiment moi, tu vas voir ! Au prochain combat, précisément ! une fois que ta dévergondée d'amie se sera fait découper par Zephros !

- C'est moi, Cavrum l'Inébranlable, son prochain adversaire, intervint le Sylphe au crâne tatoué de sa voix de stentor. Et comme tout le monde, tu attendras que vienne ton tour. (Je sentis tout le poids de son regard quand il le posa sur moi.) Pour peu qu'il arrive un jour.

Cela lui valut la colère d'Ulrich, et s'ensuivit un débat qui faillit tourner aux poings.
Ulrich n'était pas bien imposant mais c'était une sacrée boule de nerfs !
Nul besoin de le prendre pour cible avec mes remarques pour qu'il sème la discorde dans sa propre équipe.

- Suffit ! ordonna Blackwind. Vos vociférations nous incommodent tous, et vous n'êtes même pas fichu de voir qu'elles font les affaires de l'ennemi.

Un constat qui laissa ses hommes sans voix.
Les coupables s'échangèrent un regard perplexe avant de me lorgner en couple, du venin dans les yeux.
Et moi, toute guillerette, l'attention de nouveau tournée sur l'arène des Sylphes, je me sentais comme une fleur s'épanouissant sur un monticule de fumier~

Yggdrasia enchaînait les frappes tentaculaires mais rien n'y faisait : son adversaire, beaucoup trop agile, évitait sans faillir chacun des appendices ligneux qu'elle lui balançait à la figure ! Qui plus est, à chaque fois qu'il pouvait se le permettre - généralement par riposte, suite à une esquive fulgurante - Zephros la gratifiait d'une entaille supplémentaire.
Celles que l'Hamadryade avaient accumulé jusqu'ici étaient plutôt fines mais n'en demeuraient pas moins gênantes.
Yggdrasia éprouvait le besoin de se gratter partout où les lames de vent s'étaient frayées un chemin. Elle grimaça en se passant les ongles de la main droite sur la blessure qu'elle arborait à l'épaule opposée.
 Paré à toutes éventualités, Zephros s'était remis en garde. Il avait l'air on ne peut plus déterminé et ne quittait pas des yeux la femme plante.
Les pieds de cette dernière trempaient dans une mare ambrée, parmi quelques lianes tranchées, abandonnées çà et là à leur triste sort.

- Tu gigotes, tu gigotes, rouspéta Yggdrasia en n'arrêtant pas de se gratter comme si elle avait des morpions. Mais j'attends toujours que tu me démembres comme promis, espèce de vautour !

- Pas d'impatience, répliqua l'autre avec un sourire suffisant. Ça ne saurait tarder. Regarde-toi, stupide créature ! Tu baignes dans... ton sang - ou ce fluide d'une bien étrange couleur qui y ressemble fortement.

Yggdrasia émit un mince grognement et cessa subitement de triturer sa récente plaie.
Sa robe comme sa chair étaient parcourues de déchirures colorées : on pouvait l’imaginer en mauvaise posture, elle qui n'était même pas encore parvenue à toucher son adversaire.
Seulement, elle s'était secrètement arrangée pour que jamais aucune des frappes en taille de Zephros ne frappent deux fois au même endroit.
Le résultat n'était pas très convaincant pour les autres mais Yggdrasia, elle, s'estimait plutôt bien partie...

- Moi au moins je n'ai pas peur de me faire mal, jubila-t-elle. Assez joué, saleté d'oiseau sans ailes ! Tu ne m'écorcheras plus et tu vas comprendre pourquoi~

- Hm ? Qu'est-ce que tu manigances ?

Yggdrasia croisa les bras devant son visage et se mit à trembler de tout son être !
Une très curieuse croûte commença alors à affleurer à la surface de sa peau blessée, recouvrant chaque parcelle - hormis au niveau des articulations. La surprenante matière vivante durcit au contact de l'air et, fixée à même l'épiderme de l'Hamadryade, ne bougeait plus.
Sa Lourde Écorce lui servait maintenant d'armure !
L'Hamadryade frappa ses poings l'un contre l'autre, fin prête à rendre au Sylphe la monnaie de sa pièce.

- Ridicule, réagit Zephros, devenu bien hautain. Tu t'imagines sérieusement que cette protection te sera d'une quelconque utilité face à ma lame ? Alors pourquoi avoir autant attendu pour me la montrer ? Sotte ! (Il se campa sur ses appuis) Soit ! Testons-la prestement, qu'on en termine !

Sans jamais ressentir le besoin de s'approcher de sa proie, il se mit à effectuer quelques passes.
Yggdrasia leva ses avant-bras de sorte à s'en faire un rempart au niveau du visage et accusa le passage des innombrables lames de vent produites par les mouvements de Zephros !
Le vent acéré sifflait tout contre l'écorce, répandant quantité de copeaux de bois sur le sol déjà souillé. L'Hamadryade gémit en sentant les rasoirs atteindre sa chair malgré le rempart érigé.
C'était tout de même plus supportable et beaucoup moins irritant que les frappes précédentes.
S'efforçant de faire fi de cette averse tranchante, Yggdrasia se jeta sur Zephros en poussant un cri de guerre ! Bien que surpris, le Sylphe l'évita de justesse. Il avait sauté dans les airs pour se faire, fier de sa détente à défaut de pouvoir se vanter de savoir voler.

- Attrape ça ! s'écria Yggdrasia.

D'un revers de main, elle lui tira une salve d’Éclats Vampiriques. Si jamais ils touchaient Zephros, l'énergie vitale et magique de ce dernier finirait dans l'escarcelle de la jeune dryade !
Serrant les dents, le Sylphe acculé eut alors recourt à sa capacité spéciale : il usa de sa main non-armée pour conjurer une spirale d'air sous ses pieds. Grâce à elle, il put modifier sa trajectoire et voir filer les projectiles perforants à quelques centimètres de sa poitrine.
Après un double saut périlleux arrière, Zephros se réceptionna sur ses jambes, de nouveau prêt à bondir en cas d'urgence.

- Tch ! Ne me crois pas cloué au sol parce que je ne sais pas voler, rauqua le Sylphe. Mes talents dépassent ton entendement, terrestre.

- Les miens aussi, oisillon, répliqua Yggdrasia. Bon retour sur le plancher des vaches !

Zephros ne s'en était pas rendu compte tout de suite mais ses bottes marmitaient dans le fluide ambré de son ennemie.
Tout sourire, Yggdrasia abattit son pied au sol, diffusant sa magie à travers son liquide particulier. Aussitôt, comme animés par un courant mystique, les appendices ligneux, sectionnés par les précédentes tranches venteuses de Zephros et laissé là comme dans un cimetière, se jetèrent sur le Sylphe et l'enserrèrent !

- Arrh ! Sale vipère ! jura-t-il.

Yggdrasia avait pour intention de le priver d'air et de lâcher prise au moment où il s'écraserait par terre, inconscient.
Mais Zephros ne l'entendait pas de cette oreille.

- Tu avais manigancé tout cela, cracha-t-il. Très bien !

Le vent contenu dans sa lame obéit à sa silencieuse supplique, libérant de tranchantes bourrasques qui gagnèrent toute la surface de son corps jusqu'à le soustraire à ses grossières entraves !
Les déchets végétaux churent au sol, laissant derrière leur passage un Sylphe pantelant de fureur.
Il empoigna sa lame à deux mains, prêt à frapper d'un grand coup pour mettre un point final à cette comédie.

- Tout cela, oui, répliqua la coupable avec un franc sourire. Et bien plus encore !

Le Sylphe s'était soustrait à la strangulation, certes, mais il ne s'était pas débarrassé de la sève d'Yggdrasia. Il n'avait pas bité qu'elle s'était mise à bouillir autour de lui avant qu'une version plus aqueuse et dangereuse des Sporalysants de l'Hamadryade ne s'immisce dans son champ de vision sous forme de bulles jaunâtres.
Yggdrasia désigna son adversaire d'un index sentencieux.

- Tu ne le sais pas encore mais tu es d'ores et déjà asphyxié !

- Quoi ?... (Zephros se figea et porta une main crispée à son cou.) Gggkh !!!

En une poignée de seconde, son teint de peau avait viré au rouge!
Le Sylphe fut pris d'une toux grasse et dut laisser tomber un genou à terre, en même temps que son sabre devenu trop lourd pour son bras. Rien que le fait de lever son regard sur Yggdrasia était un tour de force - mais il y parvint tout de même !
L'Hamadryade était dressée face à lui, bien portante avec son armure en écorce sur le dos.

- Désagréable, n'est-ce pas ? (Incapable de parler, Zephros la regardait, l'air de ne pas comprendre ce qui lui arrivait.) C'est généralement l'effet que ça se fait quand on respire mes spores : ils s'attaquent aux voies respiratoires et ne laissent aucune chance à ceux qui ont eu le malheur de les inhaler. Autant te dire que pour un Sylphe, ça ne pardonne pas~ (Elle se déhancha jusqu'au martyr, s'accroupit à sa hauteur et le prit par le menton, une expression presque maternelle placardée sur ses traits.) Je pourrais te tuer ici et maintenant mais le jeu me l'interdit, mon poussin. Et puis je n'ai pas envie de me mettre Ryanne à dos non plus ! (Elle le souleva par le col de sa tunique et le hissa en hauteur, à bout de bras.) Du coup, je vais te faire dormir d'un sommeil profond et sans rêve.

Son sourire était effrayant !
Le poing droit de l'Hamadryade se recouvrit d'une épaisse couche d’écorce - à tel point qu'il tripla de volume.

- Tiens ! Voilà ta ration !

Le messager, tout gémissant, reçut un énorme direct en plein estomac !
Tout comme Virgadh avant lui, Zephros fut projeté en arrière sur plusieurs mères de distance. Sa course effrénée prit toutefois fin au pied de la muraille de nuages. Le Sylphe ne toussotait plus, ne suffoquait plus : il était complètement K.O !
Yggdrasia ne s'était pas le moins du monde intéressée à son vol plané ; ce qui l'occupait maculait le sol car il était question de sa substance - celle-là même qui lui a permis d'obtenir cette victoire fracassante.
Avec un gros soupir d'aise qui frôlait dangereusement la jouissance, elle absorba avec ses pieds l'intégralité du fluide qu'elle avait « perdu » - et aussitôt quelques bourgeons se mirent à éclore le long de ses bras ainsi que sur ses épaules.
Une fois le terrain dégagé et le corps du Sylphe « endormi » évacué par ses paires - sans oublier sa précieuse lame -, elle tendit la main en direction du navire Sylphe et se servit de la langue de bois ainsi invoquée pour réintégrer calmement le coin des spectateurs.

- Zephros s'est fait laminer, souffla Olkh, éberlué. C'est déjà le deuxième des nôtres en aussi peu de temps !

- Bon sang, mais c'est quoi ce délire ?! s'insurgea un Ulrich limite sur le point de s'arracher les tifs.

Les autres membres de l'assistance n'en étaient pas moins surpris que lui.
Oh ! Je l'étais aussi - un peu - ; Yggdrasia ne se donnait pas toujours l'air très rusée, mais force était de constater qu'avec la stratégie à laquelle elle avait opté l'habit ne fait pas la Dryade.
Celle-ci avait appliqué mon conseil à la lettre (celui de s'économiser un maximum) tout en offrant un spectacle éblouissant à notre entourage.
Je n'aurais pu espérer meilleure prestation de la part de quiconque !

- C'était du grand art, Yggdrasia ! l'acclamai-je au moment même où elle posa pied sur le navire Sylphe. Ça c'est ce qui s'appelle renverser la vapeur ! Il faut bien admettre que ce pauvre Zephros s'est pris la mandale de sa vie~

Je levai la main bien haut pour en taper cinq avec elle.

- Plus question pour lui de manger autrement qu'avec une paille, lança-t-elle en faisant claquer sa paume contre la mienne. J'aurais pu enchaîner avec un autre de ces éphèbes, mais je préfère mettre ma gourmandise de côté pour que tu m'en mettes plein les yeux à moi-aussi.

- Ça tombe bien, répliquai-je avec un petit sourire audacieux à l'encontre de mon prochain adversaire, le grand Cavrum. Étant donné qu'il ne sera pas du tout question d'affronter une image de beauté.

Yggdrasia haussa les épaules. Elle ne contentait vraisemblablement pas observer autre chose que mon dos - ahem !
L’Inébranlable s'était approché de sa démarche la plus intimidante, en heurtant ses poings l'un contre l'autre histoire de donner un peu plus d'impact à ses mots.

- Trêve de palabres, femmelettes ! Je vais venger mes frères, alors ne gaspillez pas votre salive pour vous faire autre chose que des adieux.

- Bien envoyé ! l'encourageait Ulrich en levant le poing. Défrise-les avec ta foudre, qu'on en parle plus !

Alors ça c'était pour le moins inattendu !
Je portai une main à mon menton - un geste songeur agrémenté d'un sourire facétieux.

- En voilà une information intéressante ! m'exclamai-je. Je tâcherai d'être prudente si l'éther se met à craquer au-dessus de ma tête~

Le Tempétueux porta subitement les mains à sa tête.

- Malédiction ! fit Ulrich en se rendant compte de sa bévue.

Curieusement, il n'y eut aucune réponse de la part de Cavrum.
En revanche, venant de son chef...

- Tss. Imbécile, pesta Blackwind.

Je pouffai de rire.
Yggdrasia m'infligea une tape dans le dos.

- Allez, allez, fière Sœur des Bois !~ chantonna l'Hamadryade. Ton adversaire est déjà parti. Calme ses ardeurs avec un soupçon de ta magie.

Je m'avançai avec l'insouciance qui fait que deux grandes amies peuvent marcher côte à côte sans craindre de se faire bousculer.

- J'y vais, j'y va-AAAAAAAAIIISSS ?!

Jusqu'à ce que ma prétendue sœur provoque mon déséquilibre et m'oblige à emprunter son toboggan, cul par-dessus tête !
Je l'entendis rire au loin et jubiler sur mon compte :

- Hi hi ! Violette. Heureuse de voir qu'elle n'a pas changé de couleur !

J'eus le temps de maudire plusieurs fois le nom que j'avais trop gentiment donné à mon amie à moitié végétale avant d’atterrir en roulé-boulé aux pieds du très robuste et musculeux Cavrum.
Lorsque je levai les yeux pour croiser son regard, il avait déjà élevé sa botte à hauteur de mon visage, prêt à me l'écraser en plein milieu du front !
Je roulai de côté afin d'éviter que ce drame irrémédiable se produise. Les nuages cristallisés craquèrent sous la semelle dévastatrice du Sylphe. Le souffle de cet écrasement alla même jusqu'à me décoiffer.
Assise sur mes fesses, les paumes appuyées contre le sol lisse, je contemplai stupidement les fissures qui l'affligeaient.

- Bonjour le respect des lieux ! soufflai-je avec acrimonie. Je ne vous vois pas vous balader dans une boutique de souvenirs.

- Je préfère les champs de bataille, répliqua-t-il en essayant de me pulvériser d'un coup de poing descendant.

- Génial ! Poussai-je en m'esquivant sur le côté. Voilà qui fait de vous un vrai guerrier, persiflai-je avant d'ajouter : Et potentiellement quelqu'un d'encore plus abruti que ses semblables.



L'heure de la contre-attaque avait sonné : je rebondis sur mes pieds et frappai en détendant la jambe ! Cavrum vit le coup arriver et dressa l'un de ses avant-bras en opposition. Malgré son impressionnante masse musculaire, sa bouche s'ourla en une grimace éloquente. J’enchaînai subrepticement avec une coup de pied retourné de sorte à ce que mon talon aille se planter dans la tempe droite du colosse ; ce dernier parvint, en urgence, à se défendre avec son bras opposé.
Sa défense était solide !
Tout sourire, je continuai sur ma lancée en lui faisant subir une grêle de coups de poings.
Cavrum les bloqua tous - au prix de plusieurs hématomes - mais j'avais fait en sorte de m'aligner sur sa vitesse. Ce qui n'avait pas éveillé ses soupçons, à en juger par son rictus moqueur.

- C'est tout ce que tu as dans les membres ? J'ai de la peine pour Virgadh ; tes coups de pieds ne valent rien !

Il avait eu le bon sens de me cracher ça derrière le rempart de ses bras joints.
Je brandis un doigt sentencieux et imprégné de magie entre nous, imbibant l'air de quelques rubans d'un violet luminescent.

- Je n'avais nullement l'intention de réduire votre garde à néant, claironnai-je. Mais la préserver, oui ! Comprenez par là qu'elle fait mes affaires~

Mes mouvements calculés avaient dessiné la lettre B de la Rune « Berkano » tout contre les bras tatoués du Sylphe. Celle-ci luisait déjà du fait de son activation ; de puissants liens en sortirent pour s'enrouler autour de ses membres supérieurs, les immobilisant avec la force de la nature !
Je profitai de cet instant glorifiant en frappant l'intérieur des cuisses de mon adversaire. Déséquilibré, il s'effondra sur les genoux. Je lui passai par-dessus en prenant appui sur l'arrière de son crâne, forçant son visage à créer de nouvelles fissures sur le sol de cristal.
Une fois le travail accompli, je pivotai sur mes pieds pour garder mes yeux rivés sur l'humilié.

- Alors ? fis-je en penchant légèrement la tête de côté avec un sourire de circonstance. Servir de marche-pied vous a remis les idées en place ? Êtes-vous prêt à me prendre au sérieux ?

- Kuaah ! Croassa-t-il en se relevant d'un bond avec suffisamment d'amplitude pour que je soie forcée de lever les yeux dans les airs.

Il n'avait pas belle mine : ses yeux lançaient des éclairs et son nez ruisselait de sang.

- Je suis parvenue à vous vexer ? Voilà qui est intéressant !

- Je vais te broyer, sale petite impertinente ! menaça-t-il en déchirant ses liens.

Il descendit en piqué, bien décidé à s'écraser sur ma personne en usant de ses énormes poings !
Je m'étais déjà passé le film de ce à quoi j'avais eu la chance d'assister au sommet de la tour Karine juste avant l'apparition du messager Sylphe. Je fis donc bon usage de ces souvenirs frais en disparaissant d'un coup - et au tout dernier instant - de la ligne de mire de mon assaillant !
Cavrum abattit ses poings féroces sur la froide surface, qu'il fragilisa derechef.
Il tourna vivement la tête - juste à temps pour me repérer, moi qui m'étais glissée dans un de ses angles morts.

- Coucou ? dis-je avec un sourire.

- Raaahrr !

Drôle de réponse.
Le Sylphe me balança le dos de son poing et, encore une fois, ne trouva que le vide.
Je m'étais glissée dans son angle mort opposé sans même qu'il ne s'en aperçoive.

- Je dois vous remercier.

Les yeux trahissant l'étendue de sa fureur, Cavrum les braqua aussitôt sur moi.

- Votre vitesse est telle que je suis apte à m'en servir comme support d’entraînement.

Je souriais mais il n'y avait pas une once de méchanceté dans cette attitude : j'étais tout à fait sincère.

- En l'état actuel des choses, laissez-moi vous dire... (Il me balança son poing en pleine figure et je l'évitai souplement.) QueVousN'AuriezPasEuUneChanceFaceàMaitreKarine, alignai-je rapidement.

- Cesse de fanfaronner ! beugla-t-il en renouvelant son assaut.

Ce coup-ci, je me sentis obligée de le bloquer de mes mains.

- Vous vous méprenez, répliquai-je avec malice. Ce sont ses mouvements qui vous perturbent. Et je dois bien admettre qu'ils sont dangereusement efficaces : j'ai perdu le compte du nombre de fois où j'ai eu l'occasion d'en finir avec vous.

Ses yeux s'arrondir lorsqu'ils s'ancrèrent dans les miens.
Il savait que je n’exagérais pas.

- Dans ce cas pourquoi n'as-tu pas expédié ce combat ? articula-t-il en abandonnant sa colère.

J'eus un rire sans joie avant de le toiser avec le plus grand sérieux.

- Pour la même raison que vous, grand coquin ! (Je lâchai son poing d'une main pour lui indiquer la position de son chef.) Il nous observe et compte bien profiter de la situation pour en apprendre plus sur mes techniques. Quant à vous, ce qui vous motive n'est pas la perspective de remporter ce duel et de venger votre camarade mais bien de fournir à votre chef les informations qu'il espère récolter en me regardant combattre.
Votre colère est fictive.

Il me sourit en retour, l'air franchement malin.

- Certes, dit-il. Tu as vu juste. Mais je ne vois toujours pas pourquoi tu ne m'as pas mis hors jeu à la première occasion.

- C'est pourtant évident, estimai-je. Je tiens à ce que vous me montriez la force des Sylphes. Et plus particulièrement la façon dont vous vous y avez recourt pour soumettre vos adversaires. De cette façon je serai prête à me frotter à votre supérieur.

- Son pouvoir n'a rien de comparable au nôtre, avoua-t-il.

Je haussai les épaules.

- Si vous le dites. Toujours est-il que je suis intéressée par ce qui fait l'essence de votre peuple, et que je compte bien découvrir tous les mystères qui l'entourent !

- Commence donc par celui-ci !

Je baissai subrepticement les yeux sur son poing tendu auquel j'avais opposé ma force.
Entre mes doigts naquit une force pression, qui ne fit que croître jusqu'à produire une forte détonation ! Je fus alors projetée en arrière, bousculée par un courant implacable et saisissant.
Je dus faire appel à mon Ki pour faire face à la pression de l'air et éviter justement de finir empêtrée dans les remparts de l'arène.
Une fois immobilisée, je secouai la main gantée m'ayant servi à contenir les premières forces élémentaires dégagées par cette riposte.

- Whaou ! soufflai-je, admirative. C'était quoi ? Un canon à air ?

- Je l'appelle Canon Ondes, m'expliqua-t-il. Jamais personne avant toi ne s'y est opposé de front et n'en est sorti vivant. Tu es vraiment... angoissante, comme fille.

- Je prends ça pour un compliment ! souriais-je en faisant rouler mon poignet. Vous avez encore autre chose à me montrer, j'espère ?

Pendant que je lui parlais, il s'était mis à faire tourner ses bras comme s'il s'échauffait l'articulation des épaules.

- Ne me dites pas que vous vous êtes blessé pendant votre dernière offensive ?

Il ne me répondit pas, mais je remarquai que le vent généré par ses mouvements se concentrait autour de son épaisse silhouette. La magie affluait dans son secteur et, au bout d'un moment, j'eus la surprise de voir les tatouages qui recouvraient le corps de Cavrum changer de couleur - de noir ils devinrent vert !

- Ho-oh ! m'exaltai-je, les mains sur les hanches. Ces dessins sur votre corps vous servent de catalyseur ? Fascinant ! Réellement fascinant, oui !

J'étais excitée comme une puce par ce sens du détail ! A vrai dire, j'avais l'impression de voir à l’œuvre un autre utilisateur du Cœur de Glace - même s'il n'en était rien - en louchant sur les tatouages luminescents ; lorsque j'activais mon état de transe, des symboles cabalistiques affleuraient aussi sur ma peau.
Je me remis en garde, défiant du regard mon adversaire qui avait décidé de jouer une autre de ses cartes.

- Pour notre chef ! Pour le seigneur Blackwind !

Épaulé par une aura venteuse, Cavrum me relança au corps à corps !
Et il se défendait bien mieux que tout à l'heure. Ses gestes, pourtant moins amples, me paraissaient plus puissants. J'avais l'impression de tenir tête à une tempête humaine tant les rafales qui me cinglaient le corps à travers ma tenue en Tisse-Rune étaient rudes ! J'accusais les coups sans discontinuer - ou disons plutôt que la flamme mauve de mon Ki y résistait avec autant d'ardeur.
Le vent était certes puissant, mais il ne l'était pas encore assez pour vraiment me déstabiliser.
L'affrontement continua dans les airs, où je fus « acculée » par notre Sylphe de plus en plus confiant. Ses poings sifflaient à deux doigts de mon visage et le vent sourdait à mes oreilles mais cela ne m'empêchait pas de l'entendre vanter ses propres mérites.

- Et bien, magicienne ? jubila-t-il. Tu ne ripostes plus ? Qu'est-ce qui peut bien t'en empêcher ?

J'arborai un nouveau sourire en écoutant ses belles paroles.
Ce n'était certainement pas sa vitesse qui me posait souci. En fait... seule mon insatiable curiosité m'interdisait de lui faucher trop fort le menton d'un bon crochet !
J'évitai un autre de ses coups en me décalant avant de répliquer joyeusement :

- Loin de moi l'envie de saper votre enthousiasme renaissant !

Sa réponse ne fut qu'un grognement accompagné par de nouvelles percussions - dont quelques coups de pieds malheureusement bien plus puissants que précis.

- Mais si, comme moi, vous appréciez parfois de prendre des risques...

Je laissai filer une autre de ses frappes directes tout près de mon visage.

- Alors vous allez être servi !

Je profitai du fait qu'il avait le bras tendu par dessus mon épaule pour, grâce à mon contrôle sur le Tisse-Rune, allonger la manche de ma robe de la même matière et l'enrouler autour de son poignet tel un serpent sur une souris.
Une simple traction sur le membre noué me permit de déséquilibrer le Sylphe et de frapper dans la foulée. Il eut le droit à un coup de coude au plexus, suivi d'un coup de genou en pleine joue lorsqu'il eut le malheur de se pencher en avant sous le coup de la douleur.
Ma troisième frappe - en coup de pied cette fois-ci - fit mouche sous sa dernière côte et l'envoya raser le sol de l'arène.
J'avais fait en sorte de lâcher prise sur son poignet juste avant qu'il ne fût éjecté, histoire de lui permettre d'absorber une partie des dégâts que je lui avais très gentiment infligés.
Cavrum parvint à freiner sa course à quelque centimètres de la surface meurtrie par ses précédentes attaques.
Il fit rouler ses doigts sur sa joues rouges, sa silhouette encore et toujours cernée par de puissants courants d'air.

- ...Tu retiens tes coups, j'ai tort ?

Avec un mouvement de recul très réaliste je feignis d'être choquée.

- Quoi ? Moi ? Non. Je n'oserai pas !

- C'est rageant, dit-il avec un calme trompeur.

Le vent, lui, continuait de déferler dans l'enceinte.
Et il tournait de plus en plus vite ET de plus en plus fort !

- Vraiment ? Si cela vous titille à ce point, faites-le moi comprendre autrement qu'avec de simples mots parce que, voyez-vous, je commence un tout petit peu à m'impatienter~

Cavrum échangea un regard lointain avec son supérieur. Il hocha discrètement la tête avant de reporter sa vision sur moi, puis de se mettre à crépiter de tout son être !

- Tu n'auras pas à attendre plus longtemps ! HAAAAAAA !

Le Sylphe trapu croisa les bras devant son visage et les ramena violemment en arrière, accompagnant ce geste d'un hurlement retentissant !
L'air autour de lui s'imprégna d'électricité, les tatouages à la surface de sa peau virèrent au jaune étincelant, et enfin le bruit du tonnerre se fit entendre.
Avec tous ces remarquables petits détails, plus de doute : notre puissant compagnon de joute avait libéré tout son potentiel !
J’approuvai cette sage décision d'un franc hochement de tête.

- Aaaah ! Nous y voilà enfiiin~

Des arcs électriques dansaient autour du Sylphe et son visage transpirait d'une colère muette.
L'heure était venue pour nos poings d’entamer une nouvelle conversation !
En une seconde à peine, je m'enfonçais dans le Cœur de pierre, mon attention uniquement portée sur l'ennemi.
Nous fonçâmes l'un sur l'autre sans plus ajouter aucun mot, et nous nous livrâmes un combat mémorable sous une pluie de coups, ponctuées par des esquives et des parades aériennes, tous deux entourés par nos auras respectives !
Nous ne touchions pas le sol mais celui tremblait à chaque attaque. Il y eut des moments où les coups de Cavrum me touchèrent, mais jamais assez pour me soumettre.
Un éclair, qui accompagnait l'un de ses gestes fulgurants, s'insinua à travers une faille dans ma garde et me secoua brutalement. Mais là encore ce ne fut qu'une attaque portée parmi tant d'autres. Je n'eus pas à brandir la Caladbolg pour répliquer : mes poings imprégnés de Ki faisaient parfaitement l'affaire. Et j'étais très lucide sous l'effet hypnotisant du Cœur de pierre !
Ce fut d'ailleurs grâce à lui - à cet état de conscience avancé - que je parvins à endurer les coups subis et à les rendre au double.
En bonne élève d'un Maître taciturne, je m'amusais sans faire dans l'excès jusqu'à ce que le guerrier Sylphe décide de rompre le contact d'un bond en retrait.
Il avait l'air passablement essoufflé. Le courant qui circulait le long de ses tatouages magiques avait également faibli.

- On dirait que les jeux sont faits, brave Sylphe.

Les épaules soulevées par le rythme de sa respiration laborieuse, le concerné serra ses énormes poings en signe de désaccord.

- Hff... Tu n'as... Hff... encore rien vu... magicienne !

C'était une appellation plus plaisante à l'oreille que le mot « sorcière ».
Cavrum dressa ses mains dans mon alignement, et de celles-ci naquit un courant circulaire très attractif. Je fus comme happée par ce vortex quand son invocateur eut la sombre idée d'y répandre des éclairs !
Mon aura en intercepta deux, ce qui donna lieu à deux puissantes détonations.
Après quoi, alors que la distance entre Cavrum et moi diminuait drastiquement, il y en eut une troisième mais d'une tout autre origine !
Une vive lueur mauve marqua cet instant à jamais dans les prunelles de mon assaillant. A aucun instant il ne me vit quitter l'axe mortel de sa spirale venteuse, son visage frappé par un projectile de Ki des plus standard ; et ce fut justement la quatrième et dernière détonation, produite par mon Ki elle aussi, qui me permit de sortir plus ou moins indemne - avec les cheveux en pagaille ! - du piège qui m'était réservée.
Propulsée par mon propre fait, les mains encore chaudes du feu de mon énergie interne telle la gueule d'un canon de fusil tout récemment utilisé, je trouvai appui à deux pas de mon redoutable ennemi.
Celui-ci avait une main - la droite - plaquée sur la moitié de son visage. Je n'avais pas touché l’œil mais je suis d'avis pour dire que cette attaque pernicieuse ne l'avait clairement pas laissé de marbre.

- Je déclare le Time Out, ma Louloute !

Illico-presto je lui frappai le côté mou de son cou de taureau avec le tranchant de ma main, les doigts repliés pour plus d'impact. Ceci suffit à lui couper le souffle et à le débarrasser de son électricité, mais pas à lui faire poser genou à terre : alors j’enchaînai tout de suite par un coup de pied à hauteur de cuisse.
Mon souhait dûment exaucé, j'immobilisai un bras de Cavrum à l'aide d'une clef tout en lui glissant ma main libre tout près de sa carotide. L'éclat funeste de ma lame de magie pure - le Praesidium pour les intimes - vint éclairer sa pomme d'Adam comme une indéfectible annonce de mort.
Le Sylphe ne cherchant vraisemblablement plus à me résister, j'en profitai pour me pencher et approcher mon visage de son oreille.

- Sage décision, lui glissai-je. Maintenant, je vous en prie, levez haut votre main libre et faites le signe de reddition sous les yeux de votre maître. Ça m'ennuierait beaucoup de devoir vous mettre hors d'état de nuire, vous qui avez fait montre d'une détermination si exemplaire pendant notre combat.

Incapable de tourner le cou pour me regarder plus en face, il se contenta d'un regard de biais.

- D'accord mais avant..., souffla-t-il en clignant des yeux en raison de la sueur piquante qui perlait jusqu'à sous ses paupières, Auras-tu la bonté de m'expliquer pourquoi tu ne t'es pas servi de ta lame pour me tenir en respect, au lieu de dévoiler aussi imprudemment une autre de tes techniques sous les yeux attentifs de mon seigneur ? Ta... « Louloute » ne comprend pas l'utilité de ce geste.

J'eus un sourire attendrissant.

- Je la lui ai dévoilée en votre honneur, guerrier, l'éclairai-je. Pas par pitié mais par respect pour vous. Et aussi parce que la façon dont vous utilisez le vent m'a inspirée - c'est quelques chose que je veux bien admettre. En somme, je vous ai chaleureusement remercié!~
Cette réponse vous convient-elle, Cavrum L’Inébranlable ?

- Humpf... Je ne m'étais pas attendu à ce qu'une terrestre pourtant si jeune impose autant le respect. Face à toi, Virgadh a mérité sa défaite. Tout comme moi.

Et sans plus attendre le Sylphe présenta son signe de main au très respecté Blackwind, qui l'approuva d'un hochement de tête à peine perceptible depuis notre position.

Alors que mon adversaire placide et moi-même avions tout juste réintégré le navire Sylphe, Yggdrasia était déjà prête pour la suite des événements.
A vrai dire, jamais je ne l'avais vue aussi motivée qu'en cet instant ! Toutes ses blessures dues à son dernier combat s'étaient semble-t-il résorbées et elle paraissait bien, bien plus légère que de coutume. Je ne pensais pas que cet état était simplement dû au fait qu'elle allait se frotter à la Tisseuse de Nuages. Ça faisait sans doute partie de son engouement mais mon instinct me soufflait qu'il y avait sans doute autre chose...
Elle suivit du regard Cavrum, qui m'avait accompagné jusqu’ici, visiblement guère très pressé de rejoindre ses camarades stupéfaits par la conclusion inattendue de notre duel.
Yggdrasia le surprit m'adresser un faible sourire avant qu'il ne s'en aille rendre des comptes avec le reste de ses équipiers encore en lice.

- Tu lui en as fait voir des vertes et des pas mûres à ce gros lourdaud tatoué, me dit l'Hamadryade sans lâcher des yeux le dos dénudé de l'intéressé. Du début jusqu'à la fin ! Et malgré tout ça il retourne auprès des siens avec le sourire aux lèvres. On pourrait croire que tu l'as ensorcelé.

- On le pourrait, oui. Mais toi et moi savons qu'il n'en est rien, lui répondis-je en avisant un Ulrich capricieux prendre d'assaut l'Inébranlable. Il s'est juste montré plus sensé et compréhensif que son entourage. Ce n'est pas un mauvais bougre...

- Qui peut avoir tendance à s'emporter, remarqua Yggdrasia alors que le Sylphe trapu avait saisi Ulrich par le col de sa veste.

Je n'avais pas besoin de les écouter se chamailler pour comprendre qui était responsable de cette dispute.

- Effectivement, soupirai-je. Ça lui a joué quelques petits tours pendant notre duel.

- De quoi m'as-tu traité, espèce d'avorton ?! rugit Cavrum en secouant durement l'interrogé.

Le Tempétueux, rouge de colère, battait des jambes dans le vide et agrippait les poignets du colosse.

- De lâche ! lui cracha au visage Ulrich. Tu devrais avoir honte de revenir ici sur tes deux jambes, avec ce sourire de niais aux lèvres, alors que tu ne t'es même pas battu jusqu'au bout face à cette espèce de farfadet débile ! Si Virgadh et Zéphros avaient pu te voir combattre, ils t'auraient maudit !

Un coup d’œil en direction de leur capitaine m'apprit que ce dernier n'avait pas vraiment l'air motivé pour intervenir...
C'était à se demander pourquoi ses hommes lui vouaient autant de respect s'il n'était pas capable de les calmer au moment propice !

- Pauvre imbécile ! As-tu passé ta vie dans un trou de taupe au point dans avoir de la terre dans les yeux ou quoi ? répliqua le géant Sylphe, toute expression de contentement effacée de son visage froissé. J'ai fait ce que n'importe qui d'un tant soit peu intelligent aurait fait à ma place face à un adversaire hors norme. Qui es-tu sur ce navire pour oser me le reprocher, sale morveux à la langue fourchue ?!

Avant même que le Sylphe insolent ne lui réponde par une autre insulte, Cavrum lui colla une beigne, l'arrachant à sa poigne et le projetant au milieu de ses semblables qui s'étaient écartés juste à temps pour ne pas se le recevoir sur le sommet du crâne.
L'Inébranlable le pointa du doigt.

- Regarde plutôt autour de toi avant d'essayer de me prendre à la gorge, demi-portion, parce que c'est ton attitude qui fait justement notre honte ! l'accusa-t-il.

L'assemblée, tel un jury ayant choisi son verdict à l'unanimité, n'observait plus qu'Ulrich.
Celui-ci se passa un revers de main sur la commissure de ses lèvres meurtries et se redressa. Un instant il parut hésiter devant tous les regards braqués sur lui.
Yggdrasia gloussa sous cape.

- C'est pas trop tôt ! La pomme remarque enfin le ver qui la dévore de l'intérieur.

Puis, en désespoir de cause, comme s'il s'agissait d'une échappatoire, le Sylphe vexé finit par laisser sa colère prendre le dessus sur tout le reste !

- Sale perdant ! Que les Djiins t'emportent et t'arrachent tous les membres !

Toutes griffes sorties, il fonça sur Cavrum - ce dernier ayant déjà le poing levé, prêt à l'accueillir en bonne et due forme.
Pour ma part, je n'avais pas quitté des yeux Blackwind et son entourage le plus proche, dont Assula et ses suivantes.
Il ne lui aura fallu qu'un ordre en murmure pour que sa Tisseuse de Nuages intervienne, déployant de ce fait un épais coussin entre l'agresseur et sa victime. Ulrich s'enfonça d'emblée dans le barrage cotonneux mais, piégé comme il était, n’alla jamais plus loin.
Il hurlait mais aucun son ne filtrait à travers sa prison insolite.
Assula eut la sagesse de libérer ses oreilles pour qu'il puisse entendre ce qu'elle avait à dire.

- Veuillez cesser de suite vos enfantillages, fit-elle d'une voix cristalline. C'est un ordre de votre Maître. Soyez reconnaissants envers lui pour ne pas avoir à subir ses foudres sous les yeux de nos concurrentes terrestres.

Je fis la moue ; j'aurais bien voulu le voir user d'une de ses techniques avant l'heure.
Nous avions donc à faire à quelqu'un de très prudent...
Cavrum baissa le poing et inclina respectueusement la tête.

- Merci pour ton intervention, Maîtresse des Initiées. Et je vous prie de m'excuser, Seigneur, dit-il à au concerné en posant genou à terre, pour m'être ainsi emporté.

Blackwind décroisa les bras, toisa un moment l'Inébranlable, puis parcourut du regard son équipage refroidi. Je lus un mélange de crainte et de respect dans les yeux de chacun. Et cette part de peur gonfla en eux lorsque leur capitaine s'avança, les mains dans le dos et le torse bombé au milieu de la foule.

- Dans la mesure où chacun de vous combat avec la ferme intention de l'emporter, commença-t-il en continuant de marcher sous les yeux de ses semblables. Dans la mesure où vous vous démenez pour vous mais aussi pour les vôtres, pas un châtiment n'aura lieu d'être. Par contre, ajouta-t-il en s'arrêtant à un pas du nuage qu'occupait Ulrich, et je tiens à ce que cela soit clair : aucun de vous n'a le droit de châtier son prochain sans mon consentement.

Il plongea son bras dans la gangue nuageuse, saisit Ulrich à la gorge et l'en extirpa d'un coup sec.
Son visage ayant changé de couleur, le Sylphe tenu à bout de bras était au bord de la suffocation !

- Ce n'est pas la première fois que tu outrepasses ta position en élevant la voix sur l'un de tes semblables, Ulrich. Et ce comportement venimeux commence vraiment à m'irriter. Qu'as-tu donc à dire pour ta défense ? (Et là, je sentis quelque chose de malsain et de lugubre dans sa façon de parler.) Choisis bien tes mots, car il se pourrait bien que ce soient les derniers que tu peines à prononcer.

Toute l'assistance en eut froid dans le dos !
Personne n'osait faire le moindre mouvement. Yggdrasia, qui ne portait vraiment pas Ulrich dans son cœur, se réjouissait silencieusement d'assister à cette scène. Quant à moi, flairant le piège d'une mise en scène un peu trop réaliste, je ne comptais intervenir qu'au tout dernier moment.
Ulrich vida le peu que contenait son sac :

- Je... Je suis... désolé !

- Mais encore ? Insista Blackwind. Tu voulais à tout prix te battre pour nous, il me semble. Tes intentions ont-elles changé ?

Au lieu de se révulser, les yeux d'Ulrich s'animèrent d'une lueur farouche.
A deux doigts d'étouffer, il trouva le courage de répliquer :

- Non. Pour nous... je vaincrai !

Blackwind eut un léger sourire. Ses doigts se détendirent et son sous-fifre hargneux, libéré de cette poigne de fer, s'écroula sur les fesses le souffle court. Le capitaine baissa les yeux sur lui, le toisant sombrement.

- Tu combattras avant Assula, décida-t-il. Mais ne vois pas cela comme une récompense pour t'être comporté comme un idiot. Considère ceci comme une chance de te racheter auprès des offensés, et de leur montrer que tu n'es pas capable que de bravades inutiles. Tu n'en auras pas d'autre, le prévint-il. Alors tâche de ne pas la laisser passer. Ai-je été suffisamment clair ?

Le Sylphe prit le temps de se recomposer et, ses yeux luisant de défi à notre encontre, il répondit :

- Très clair... Je ne vous décevrai pas.

Il se releva, marcha jusqu'au bastingage en nous dépassant, puis rejoignit le centre de l'arène.
Quelque chose avait changé en lui. Blackwind le savait très bien - comme son sourire en témoignait.
Ce chef connaissait ses hommes et les moyens pour les pousser à aller dans son sens plutôt qu'un autre. L'Ulrich qu'allait affronter Yggdrasia serait d'autant plus dangereux que le petit fanfaron auquel elle aurait dû avoir à faire avant l'intervention musclée de Blackwind.
Je me tournai aussitôt vers Yggdrasia, la mine grave.

- Prends garde, lui dis-je. Cet oiseau-là risque gros dans ce combat. Il va te donner du fil à retordre, je le crains.

- Parfait ! Je vais le faire redescendre en flèche, tu vas voir~

Elle me pinça le bout du nez et éclata d'un rire chantant.

- Hey ! Tu ne pourrais pas être un peu sérieuse deux minutes ?

- Oooh, je t'en prie ! fit-elle en écartant les mains. C'est toi qui me dis ça ? Non mais tu t'es vue te battre, tout à l'heure ? Une vraie chipie ! Même si j'ai adoré~ (Elle me passa devant et sauta sur le bastingage sur lequel elle se mit à marcher, une jambe après l'autre en jouant les équilibristes) J'ai pu constater que tu ne te déplaces plus de la même manière depuis que tu as observé les mouvements de ce gros chat.

- C'est bien vu, oui. Ça prouve au moins que tu es attentive de temps en temps. C'est à ça que tu voulais en venir ?

- Ce que tu es lucide ! se réjouit-elle en frappant dans ses mains. Alors autant que j'en profite pour te faire une petite proposition~

- Tu me fais peur ! Je prohibe tout ce qui s'approche de près ou de loin à mes sous-vêtements.

- Rien à voir, m'assura-t-elle. Je revendique deux combats. Celui avec la petite boule de nerfs revancharde et le suivant avec la charmante Tisseuse de Nuages. Tu passes ton tour ? C'est dans ton intérêt si tu tiens à te mesurer à leur boss.

Je croisai les bras en réfléchissant à ce qu'elle venait de dire.
C'était mathématiquement correct.
Ceci dit je me demandais si mon amie tiendrait le coup sans un petit temps de repos entre deux confrontations...

- Allez ! me pressa-t-elle. Tu lorgnes sur ce Blackwind depuis tout à l'heure ! Je ne te demande pas de me décrocher le fruit interdit, à ce que je sache...

Je m'empourprai face à cette méprise époumonée par une sans-gêne.

- Q-Quoi ? Mais... pour quoi est-ce que tu me prends au juste ? Je ne fais que l'analyser pour mieux lui botter les fesses plus tard !

- Tout de suite les fesses, hein ? persifla-t-elle avec un haussement de sourcils évocateur. Je peux comprendre, tu sais ? Il est plutôt beau gosse malgré son style vestimentaire archaïque. Et cette autorité dont il a fait preuve... Brrr~ Pour un peu et j'en perdais mes feuilles !

- Tu t'égares, Yggdrasia, lui fis-je remarquer. Nous ne sommes décidément pas animées par les mêmes pulsions ! La seule chose que je désire, c'est l'affronter et le battre - et rien de plus ! Si toi tu en veux davantage : je te le laisse. Pas sûr qu'il accepte, cela dit.

- Mouais, mouais, dit-elle en brassant l'air d'un geste évasif. Dois-je comprendre que tu refuses mon offre ?

- Que nenni ! J'accepte mais à la seule et unique condition que tu sois en état de le faire à la suite de ton prochain combat. (Je lui tendis la main.) Marché conclu ?

Elle tapa dessus avant d'invoquer sa rampe de bois à partir de la matière sylvestre du navire.

- Tu ne vas pas être déçue ! me lança-t-elle en empruntant le toboggan à fond les manettes.

L'Ermite félin n'avait pas perdu la moitié de sa vitesse depuis le début de l'épreuve qu'il avait imposée à la tout aussi tenace petite rousse !
Marisa avait cessé de lui courir après en mettant de côté son cerveau ; elle pourchassait intelligemment son maître du jour, le forçant à se déplacer avec bien plus de réactivité.
La vénérable proie et sa jeune prédatrice bondissaient de part et d'autre de l'espace qui leur était dédié. Les piliers qui portaient le poids de la partie supérieure du bâtiment en tremblaient presque lorsque les deux protagonistes s'appuyaient et se projetaient dessus.
Leur unique spectateur, Yajirobé, peinait à les suivre du regard. Il cédait par moments à la fatigue visuelle, autant pour éviter les vertiges que pour éviter de rendre son petit-déjeuner par-dessus bord.
Sous le regard hésitant du rônin, la petite fermière passait outre les images résiduelles laissées par l'Ermite et cherchait rapidement des yeux sa véritable silhouette rondelette avant de se ruer dessus ! En pleine course, elle tendit le bras et cogna du bout du doigt sur l'une des deux extrémités supérieures de sa canne. La gourde, suspendue à son opposé, glissa de quelques millimètres sur son support branlant. Maître Karine s'avisa de sa chute imminente et, d'un geste calculé, ramena la poignée du Saint-Graal en butée.
Il n'eut pas le temps de souffler et encore moins de s'essuyer le front : Marisa était déjà sur lui !

- Urrh !

- Je te tiens, gros minet !

Les muscles du visage de l'Ermite se contractèrent en un bloc d'appréhension !
Il vit la scène au ralenti avec en plein centre de son champ de vision Marisa qui, les bras largement écartés, était sur le point de les refermer sur lui ; elle avait su profiter d'une demi-seconde d'inattention pour empiéter sans hésitation aucune sur son espace vital.
L'Ermite se sentit soudain très, très vieux.
Conscient que toute esquive de dernière seconde était inutile, il joua sa dernière carte en abattant sa canne en plein milieu du front exposé de la fermière inexpérimentée. Sauf que cette dernière avait déjà eu à faire à ce cas de figure au cours de cette même journée, et qu'elle eut la satisfaction de lire dans le jeu du vieux chat joueur.
Elle écrasa le sol du talon pour freiner de toute urgence tout en ramenant son avant-bras gauche devant son visage, pile dans l'axe de frappe. L'angle dessiné par la tête en T de l'accessoire en bois épousa durement la forme du poignet de l'enfant.

- Pas cette fois ! rugit la rousse comme une exclamation de victoire. A moi la flotte !

Le pied qui lui avait servi à freiner ripa alors, la déséquilibrant sur le coup.
Marisa ouvrit la bouche et écarquilla les yeux, puis percuta maître Karine dans sa course folle. Au bruit sourd de la rencontre entre ces deux corps se mélangèrent un miaulement rauque et un cri aigu. Le maître et l'apprentie formèrent une boule de poils et de chair roulante sur plusieurs mètres tels deux matous en pleine bagarre, tandis que la canne du seul et unique chat fut projetée dans les airs, et avec elle la grosse gourde contenant le pouvoir d'éveiller un potentiel caché.
Marisa fut la première à poser les yeux dessus.

- Ma canne ! fit l'Ermite, impuissant en raison du poids de la fermière qui le maintenait à terre.

- Aaah ! s'écria-t-elle en se détachant de maître Karine. Nooooon ! T'en vas paaaaas !

C'est auprès de la gourde qu'elle s'époumonait, oui.
Marisa ne se posa pas davantage de question, prit appui au premier endroit où son pied trouva support - le crâne du l'Ermite, qui laissa échappé un miaulement indigné - et se catapulta dans la trajectoire de la canne en chute libre.
Dans l'élan, elle dépassa le garde-fou au moment où ses doigts tendus se refermèrent in-extremis sur le long manche du bâton.

- Je le tiens !

Les lois de la gravité la rappelèrent aussitôt à l'ordre : les pieds dans le vide, la fermière entama sa descente.

- Waaaaah ! Ça peut pas s'finir comme çaaa !

Tout en criant ces mots et en battant inutilement des jambes, Marisa ferma les yeux et serra les dents... Elle s'attendait à basculer complètement dans le vide quand l'extrémité de sa canne, qu’elle n'avait pas lâché une micro-seconde, s’emboîta inopinément au rebord qu'elle n'avait pas pu atteindre de la main.
La fermière suspendue en l'air rouvrit les yeux et les baissa sur le vide.
Un soupir de soulagement quitta ses lèvres sèches.

- Ouf ! C'était moins une... Hm ?

Elle sentit comme un poids glisser au-dessus de sa tête et leva les yeux en conséquence.
Ce qu'elle vit la tétanisa ; en l'absence de butée, la gourde était à deux doigts de basculer.
Marisa devint livide.

- C'est pas vrai... Dites moi qu'c'est pas vrai !

Et si...
La gourde eut un dernier soubresaut, puis se délogea tout naturellement de l'extrémité pentue de la canne.
Marisa, la bouche entrouverte, suivit sa descente du regard au ralenti.
La gourde lui fila sous le nez, passa à hauteur de ses hanches menues... puis interrompit subitement sa course.
En tendant le pied avec l'énergie du désespoir, Marisa était parvenue à le glisser dans l'un des anneaux de la gourde. Elle se tenait donc en équilibre précaire, les doigts serrés autour du manche de la canne calé sur un rebord, avec au bout de son pied une gourde qui pendait dangereusement dans le vide...
Yajirobé et maître Karine s'étaient penchés par-dessus la balustrade juste à temps pour assister à ce petit numéro.
Marisa croisa leur regard quand, éperdue, elle risqua un coup d’œil en hauteur.
Elle leur adressa un sourire crispé.

- Euhm... Un p'tit coup de main, s'iou plaît ?

Le rônin et l'Ermite s'échangèrent un bref regard ; l'un poussa un soupir par les narines, l'autre n'affichait aucune émotion traduisible dans un langage humain.

- Je crains pour votre canne, vénérable ermite, minauda Marisa, qui se montrait bien plus polie que d'habitude. Je crois l'avoir entendue... grincer.

- Le mensonge ne prend pas, répliqua maître Karine. C'est un bois millénaire et solide. Il ne grince pas ni ne craque pas.

Marisa grimaça. A tenir à bout de bras comme ça, elle commençait sérieusement à fatiguer !
La détresse dans ses yeux en devenait presque tangible. Sans compter les petits filets de sueur qui lui maculaient les tempes.

- Tu as ma permission, soupira l'Ermite après quelques secondes de réflexion.

- De quoi ? De remonter ? Mais j'aimerais bien, figurez-vous ! Sauf que j'peux pas, là ! se vexa la fermière, prisonnière de son stress.

- De voler, précisa maître Karine. Juste pour cette fois. Parce que tu n'as rien lâché jusqu'au bout de cet exercice.

Marisa paraissait stupéfaite.
Maître Karine disparut de son champ de vision ; seul le visage rondouillard et très peu expressif de Yajirobé y demeurait.
Le rônin, les coudes appuyés sur la balustrade, haussa un sourcil à l'attention de la fermière.

- Et bien ? Qu'est-ce que tu attends ? Le déluge ?

Marisa ne répondit pas alors il insista :

- Pourquoi tu prends cet air ahuri ?

La fermière sentit le rouge lui monter aux joues lorsqu'elle finit par lui avouer :

- Euh... Hé hé... C'est que j'avais complètement oublié que je pouvais voler.

Yajirobé n'en croyait pas ses oreilles. Il secoua la tête de consternation et s'écarta de la balustrade.