Il faisait encore nuit sur Zelod III lorsque, de nouveau seule au beau milieu de cette charmante plaine, je fus enfin parvenue à ouvrir une faille à sens unique reliée à cette fameuse planète dont Malvon avait fait mention dans mes rêves (les plus fous?). Sans ses souvenirs de ce monde qu'il avait certainement dû visiter naguère du temps de son vivant, je n'aurais jamais eu dans l'idée d'y poser pied. Mais c'était là la seule piste - et potentiellement la plus rapide - dont je disposais pour exploiter le noyau d'Yggdrasia et lui permettre de se reconstituer de bout en bout.
J'avais beau maîtriser certaines formes de magie, il me restait encore énormément de choses à apprendre sur ses toutes aussi nombreuses dérivées ! Tout en sachant que le temps me manquait avant que ne retentisse l'Appel du Malin, auprès duquel j'avais dû me lier par le biais d'un pacte qui lui donnait un avantage certain sur moi. Au cours de mon dernier voyage dans le temps, Chronoa était certes parvenue à m'accorder un sursis mais il n'en demeurait pas moins que j'avais cette désagréable impression de marcher sur la corde raide...
Bref ! J'avais donc abandonné les sœurs Territ à la douce étreinte de Morphée dans l'espoir de me rendre, aussi calme et sereine que possible, sur une planète envahie par une luxuriante végétation qui n'avait pas son pareil sur notre bonne vieille planète bleue.

Contrairement aux nombreux désagréments gastriques que j'ai rencontrés dans mes débuts après chaque téléportation, mon voyage à travers ce portail taillé à partir des pouvoirs de la Rune Hagalaz ne me fut point désagréable. C'est en toute légèreté que je jaillis de l'autre côté, retombant au beau milieu d'une plate-forme étrangement plane - ce qui ne concordait pas du tout avec le chaos de végétation qu'on m'avait décrit à travers des images-souvenirs.
Je baissai les yeux sur mes pieds, promenant mon regard d'un bout à l'autre de cette surface que je foulais en toute impunité. Elle avait vraisemblablement appartenu à un arbre gigantesque ; j'en voyais le bois de cœur et l'aubier, signe évoquant l'idée qu'on avait abattu l'élément sylvestre pour s'en servir de...
Un grognement sinistre attira mon attention. Je me tournai lentement vers sa provenance. Une ombre immense me recouvrit de la tête aux pieds. Elle appartenait à une drôle de créature - immense ! - bien plus grande que mon support qui, apparemment, lui servait de table à manger.

- Ciel ! Alors ça, c'était pas dans la brochure...

Le géant était barbu. Il portait un chapeau identique en tous points à celui d'un champignon. Son visage, aussi boursouflé et ridé que celui d'un vieux nain que l'on a l'habitude de décrire dans les contes de fée, était incliné vers moi et trahissait un agacement aussi marqué que l'était sa taille. Ses sourcils broussailleux et cotonneux, froncés presque au point de se joindre en un « V » de pur mécontentement, surmontaient une paire d'yeux luminescents. Ils semblaient brûler comme deux lanternes - d'un feu jaune-vert à la fois fascinant et écœurant.
Le « Nain Fongique » avait posé ses poings sur la table. Devant lui trônait une assiette remplie de mets que je qualifierais... d'insectoïdes ? Un amoncellement de grosses larves, plus épaisses et dodues que moi, dégoulinaient d'un jus fort peu ragoûtant.
Afin de ne pas vomir sur la table de mon hôte, j'eus tôt fait de reporter mon regard sur sa trogne à l'expression vide d’aménité.

- Euhm... Désolée de vous déranger pendant votre repas, grand hôte, mais je me demandais... avez-vous toujours été aussi immense ? Non parce que, voyez-vous, j'ai parmi mes connaissances une jeune fille - ma seule disciple, pour être exacte - qui a subi une récente miniaturisation. (Du pouce, je pointais par-dessus mon épaule le portail encore actif.) J'aimerais me réconforter dans l'idée que ce passage-là, que je viens juste d'emprunter, ne m'a pas accidentellement infligé le même traitement.

- Grah ?

- « Gras ? » Gras quoi ? Gras qui ? Ce n'est pas vraiment une réponse, ça !

Je n'aurais peut-être pas dû hausser le ton car, sans prévenir, la créature insolite abattit ses énormes mains sur le bois poli et me lorgna plus intensément encore.

- Gra-bouh !!

- Hmm... D'accord, d'accord ! J'ai comme l'impression que nous ne nous situons décidément pas sur la même longueur d'onde, tempérai-je en levant les mains devant moi. Je vous embête, c'est cela ? Alors je vais gentiment me retirer et vous laisser à votre dégusta-

Dans mon dos, j'entendis un sifflement rapide. Le bruit qu'avait produit mon portail en s’éclipsant, compris-je en jetant un bref coup d’œil derrière moi.

- -tion... Ah, super ! dis-je en roulant des yeux. Du coup, il va falloir que j'en crée un autre.

Ou peut-être pas ? Là-bas, sur ma droite, se trouvait une issue - un ouverture ovale découpée dans un mur plus grand que mon hôte. Je l'étudiais du coin de l’œil comme j'entendis le raclement d'une assiette contre le bois qui aimanta aussitôt mon attention.
C'était mon « ami » le géant qui avait repoussé son repas au bord de la table avec l'un de ses énormes avant-bras. Désormais, il me dardait d'un air vicieux où se lisait l'un des sept pêchés capitaux : celui de la gourmandise.
Mue par mon instinct de survie, je me mis à reculer aussi doucement que possible.

- Euh... je suppose que vous ne verrez aucun inconvénient à ce que je tire ma révérence ? Je veux dire, autrement qu'à travers votre voie buccale ? Ah ha ha ! (J'agitai les index en direction de la sortie.) Bon, trêves de badinage ! Maintenant, si vous me le permettez je...

Bien plus rapide que prévu, ce spécimen de foire aux allures de titan me saisit au vol avant même que je puisse me retourner ! Ses énormes doigts crasseux s'étaient refermer sur moi, si bien que j'avais l'air d'une pauvre petite poupée entre les mains d'une drôle de gamine.
J'en eus le souffle coupé !

- Gruh-huhuhu~

Tout en poussant un rire caquetant, l'attablé m'éleva à hauteur de ses lèvres charnues pour faire ce qui n'aurait jamais dû lui passer par la tête.

- H-Hep ! Non ! Ouille ! Je vous le déconseille ! Je ne suis absolument pas comestible...

Mes vives protestations ne servaient à rien ; le géant ne me comprenait pas et n'était animé plus que par une seule envie : celle de me gober toute crue !

- ...J'aurais au moins eu la décence de vous prévenir.

En conséquence de quoi, il y eut un formidable bruit d'explosion !
A vous d'imaginer la suite.