C'est beau de rêver comme dirait l'autre. Et bien, pas toujours pour être honnête !
J'ignore si cela était simplement dû à mon endormissement mais, cette fois-là, en fermant les yeux, je me découvris transportée dans un monde bien sombre, dénué d'étoiles pour me repérer ou m'éclairer, avec un sol que je ne voyais même pas à défaut de le sentir sous mes semelles ; un épais tapis de brume violâtre le recouvrait par-delà la pénombre.
Je m'aperçus que j'étais ma seule source d'éclairage : une sorte de film luminescent soulignait les contours de ma silhouette et apportait un soupçon de clarté à ce monde de mystères.
Je n'avais pourtant invoqué aucune magie ?

- Je n'aime pas ça, marmonnai-je pour moi-même. En même temps, j'ai comme une impression de déjà vu...

- Peut-être moins spectaculaire que la première fois, non ?

Cette voix désincarnée provenait de partout et nulle part à la fois. Il me fut impossible de la localiser jusqu'à ce qu'une myriade de particules lumineuses s'exfiltrent de ma personne pour s'agglutiner quelques centimètres au-dessus du voile brumeux.
La silhouette qui prit forme n'était autre que la mienne mais en bien plus incandescente... et sans le moindre vêtement. On eût dit un élémentaire de feu, mais sans chaleur à proprement parler.
En la voyant, je sus tout de suite à qui j'avais affaire.

- Malvon, dis-je comme si ce nom me piquait la langue. Je vous pensais fondu dans mon inconscient. Pourquoi l'Evilution n'a-t-elle pas eu raison de votre... fantôme ?

J'eus droit à un sourire de mon cru - à mi-chemin entre l'affabilité et l’espièglerie.

- Tout ne se déroule pas toujours comme on le prévoit, fit-il en levant les mains comme en signe d'excuse. Et tu es la mieux placée pour le savoir depuis ce fameux jour où tu m'as scellé dans ta précieuse petite lame. En outre, je ne suis pas ce qu'on peut appeler avec exactitude un « fantôme ». Mais est-il vraiment nécessaire d'en revenir à tout cela ? N'as-tu pas de plus importantes questions à me poser, héritière ?

- Si, mais je doute encore de pourvoir vous accorder ma confiance. Qu'est-ce qui me dit que vous n'êtes pas entrain de fomenter un sale coup pour inverser nos positions ? Après tout, je ne sais pas ce que vous êtes... En vérité, je ne sais rien de vous. Hormis le fait que vous étiez quelqu'un de mauvais, et que vous n'aviez qu'une seule idée en tête : vous servir des mauvaises pensées humaines pour assujettir le monde dans son entièreté.

- Tu n'as fait que gratter la surface : l'histoire n'est qu'à moitié dite quand un seul des deux partis la raconte, ma petite ! Avant toute chose, il faut que tu saches que je n'ai pas toujours été comme ça. Que le moi que tu as connu à cette époque n'était que le produit d'une mauvaise manipulation - d'un regrettable sacrifice.

- Ha ! J'ai donc affaire à un véritable héros qui se travestit sous mes propres traits ? Quel honneur !

Mes propos sarcastiques ne lui firent aucun effet.

- Au cours de leur existence, tous les Envoûteurs sont amenés à réaliser des exploits, à surmonter maintes épreuves toutes aussi périlleuses les unes que les autres ; un authentique démon les forme pour les y préparer efficacement. Ton diable de Contractant ne t'en a donc jamais parlé ? de votre utilité première en ce bas monde ?

- « Cela peut sembler paradoxal, mais les Envoûteurs sont une anomalie nécessaires à leur environnement », récitais-je machinalement. « Ils vont à l'encontre des principes même de la nature. Ils peuvent l'exploiter de diverses manières, et même la tromper si le cœur leur en dit. Ils évoluent à travers elle puis finissent pas la dépasser, par se transcender eux-mêmes. Forts d'un potentiel immense, ces combattants - à la fois mage et guerriers - emploient les Runes et la Ruse pour résoudre les problèmes qui se présentent à eux... »

Cette fois-ci, j'eus droit à un sourire indulgent de la part de mon hôte.

- C'est bien ce que je me disais, dit-il. Ton très respecté mentor s'est contenté de t'enseigner les bases, et rien de plus. L'utilisation d'une poignée de Runes, l'exploitation du Ki, le maniement des armes, quelques techniques de sa connaissance... (Il balaya ce résumé d'un geste évasif.) Le strict minimum avant de te lâcher dans la nature. Ha ! Le poussin a certes bien grandi mais il n'est pas encore arrivé à maturité~

- Vous devenez vexant.

- Pas plus que ne l'est l'enseignement d'Arenthor vis-à-vis de toi, lâcha-t-il, plus sérieux que jamais. Un conseil : méfie-toi de ton Consultant. Il cherche à te tenir à l'écart de ta raison d'exister - de celle propre à tout Envoûteur digne de ce nom.

Je croisai les bras, un sourcil arqué.
Ce Malvon-là cherchait-il vraiment à me duper ? En tant qu'ancien Envoûteur, il en avait toujours les moyens ! Ainsi, en me mettant à dos celui à qui je devais ce que j'étais devenue, il s'imaginait peut-être faire de moi sa marionnette ?
Quoiqu'il en fût, je ne pouvais pas me permettre d'abandonner tout ce qui avait été fait jusqu'ici simplement parce qu'il me mettait en garde sur les soit disant agissements du Maître.
Je secouai la tête.

- Le Maître a sans doute ses raisons - même si j'ignore lesquelles. Dans tous les cas, je préfère me tourner vers lui plutôt que vers vous. Son entraînement m'a beaucoup apporté contrairement à ce que vous laissez entendre.

Malvon éclata de rire avant d'agiter une main en direction du sol. A partir de la brume, il se constitua un petit nuage sur lequel il bondit pour s'y installer à plat ventre.

- Tiens donc ! s'exclama-t-il tout en piochant d'une main dans son support cotonneux avant de la porter à sa bouche comme s'il s'agissait de crème glacée. Optimiste mais surtout naïve, hein ? C'est adorable - adorable et puéril, je dirais.

- Vous me faites perdre mon temps. Pourriez-vous me dire ce que je fais ici au lieu de déverser vos âneries sur mon dos ?

Il ricana non sans agiter ses gambettes graciles comme un enfant vautré sur son lit.
Et dire qu'il usait de ma forme pour se comporter de la sorte...
Heureusement qu'il ne s'agissait-là que d'un rêve, parce qu'il m'apparaissait encore plus immature que Marisa, ma disciple survoltée.

- Dois-je toujours tout t'expliquer ? Si tu te tiens ici, au beau milieu de tes songes, c'est parce que tu cherches des réponses que tu n'es pas capable de trouver par toi-même. En définitive, tu tournes en rond et, sans mon aide, tu n'arriveras à rien ! (Il m'adressa un sourire joueur, presque identique à celui du Drac.) Je n'ignore rien de ce qui se trame à l'extérieur, gamine ! Dans l'état, tu n'auras aucune chance de survivre à ta prochaine rencontre avec le Malin. D'autant plus que ce dernier n'est que le cadet de tes soucis... tu n'es vraiment pas au bout de tes peines ! Ah ha ha ha !

- A quoi faites-vous référence ? aux Timebreakers, peut-être ?

Malvon rit de plus belle ! Cette remarque eut au moins pour effet d'accentuer son hilarité...
Je commençais à me lasser de lui quand il daigna enfin m'apporter autre chose que des moqueries :

- Ce ne sont que des petits joueurs à côté des Mystiques - ceux-là, c'est une autre paire de manches, crois-moi !

- De quoi diable voulez-vous parler ?

- Des ennemis jurés de toute chose - notamment des Envoûteurs, et cela depuis la nuit des temps !

J'évacuai un soupir.

- Encore une de vos histoires abracadabrantes ? Êtes-vous vraiment décidé à vous moquer de moi jusqu'au bout ? Pourquoi diable seriez-vous le seul à m'en avoir parlé autrement ?

- Tais-toi et écoute-moi plutôt, exigea-t-il avec gravité. C'est ton scepticisme qui tient de la bêtise. Réfléchis-donc ! Si j'avais voulu te voir morte, je ne me serais sûrement pas foulé pour te transmettre le secret de l'Evilution.

- Sans quoi vous auriez disparu avec moi, le coupai-je. Ceci invalide votre argument.

Il souffla par les narines, s'arracha à son matelas brumeux d'un petit bond et, d'un pas fulminant, s'approcha de moi pour se coller nez à nez.

- Je m'échine à te rendre service et pourtant tu persistes à me prendre de haut ! (Il fit volte-face et se mit à faire les cent pas tout en agitant nerveusement les mains.) Pas la moindre reconnaissance - rien du tout ! Rien de rien ! Pourrais-tu au moins faire semblant de t’intéresser à ce que je te dis et de juger plus tard de la véracité de mes propos ? Quelle autre option te reste-t-il, hum ? Vas-y ! Je suis tout ouïe.

- Les connaissances Zélodiennes ? A ce que j'ai cru comprendre, ce peuple dispose d'une charmante bibliothèque remplie de passionnants ouvrages...

Il pivota sur ses talons et me planta un doigt brûlant entre les clavicules.

- Que tu n'auras même pas le temps d'éplucher !

Avec une grimace, je reculai la tête, surprise.

- En compagnie d'Elwen, je pourrais peut-être... ?

- Mourir plus cultivée ? Mais certainement ! Suis donc cette voie : au moins, tu périras la tête bien remplie. Mais quelle aubaine, dis-donc !

Je baissai les yeux sur le tapis de brume. Je ne pouvais pas contredire l'esprit de mon ancêtre et cela me mettait dans une situation inconfortable...
Je me remis à penser à Marisa, devenue minuscule, et à Yggdrasia, dont il ne restait malheureusement plus que le noyau.
Mon regard croisa celui de Malvon. Je lus autant de conviction que d'inquiétude à travers ses - ou plutôt mes ? - prunelles mauves.

- ...Soit. Dites-moi ce que vous avez à dire. Proposez-moi votre solution.

- Mes solutions, précisa-t-il.

Voyant que j'avais écarquillé les yeux, il reprit :

- Oui, « mes » ! Néanmoins, avant toute chose, il va falloir que je te conte ma fin. Es-tu prête à la visualiser ?

- Ai-je vraiment le choix ?

Il avait récupéré son sourire enfantin.

- Tu t'imagines bien que non. Maintenant tais-toi et regarde~

Il s'écarta de mon champ de vision, un bras passé sous mon aisselle droite, pressé contre mon épaule comme une amante passionnée, et eut soudain un mouvement de main en direction des ténèbres profondes. L'obscurité parut se déformer comme lorsque l'on jette un caillou dans une mare. Puis les images apparurent les unes après les autres, telle la projection d'un film focalisé sur une vie.
En l’occurrence, j'y vis celui de Malvon - sous sa forme humaine, avec son manteau d'Envoûteur aussi noir que la nuit. Et je le vis face à une entité humanoïde à part. Il ne s'agissait pas d'un mortel - et ça j'en étais persuadée. Il émanait de cette créature ambiguë une aura surnaturelle, contre nature. On eût dit qu'elle portait une armure, mais j'avais la certitude qu'elle ne s'encombrait d'aucun accessoire du genre sur ses larges épaules : ces « protections » à l’apparence chitineuse faisaient partie intégrante de son être ; elles brillaient comme le diamant, presque au point d'en être aveuglantes.

- Un Mystique dans toute sa splendeur, me souffla Malvon à l'oreille tandis que son image d'antan affrontait la créature. Des créatures malsaines qui défient la création elle-même ! Parce que nul ne sait qui les a créées - sûrement pas les Dieux de ce monde, si tu veux mon avis et celui de nos prédécesseurs.

- Qu'ont-elles de si particulier, en dehors de leurs origines inconnues ?

Son regard tourné vers moi, il avait l'air étonné.

- Tu ne le ressens pas rien qu'en la regardant ? Ces abominations regorgent de pouvoir ! Celle-ci, en l’occurrence, avait atteint un stade qui lui permettait de passer d'une dimension à l'autre avec une étonnante facilité. J'imagine qu'il lui a fallu des siècles d'efforts, de collectes de ressources humaines et magiques pour parvenir à ce résultat...

- Qu'est-elle exactement ?

- Rien n'est jamais exact avec ces choses-là, répondit-il, amer. Les Mystiques ne proviennent d'aucun monde connu à ce jour. Au sein de notre lignée, quelqu'un a émis l'hypothèse qu'ils sont maîtres de leur propre dimension, qu'ils la développent et qu'ils s'en servent pour arriver à maturité. Les plus intelligents d'entre-eux parviennent ensuite à utiliser leur seule énergie pour se frayer un chemin jusqu'au nôtre. Mais ils n'y apparaissent pas tout de suite - et c'est justement ce qui les rend dangereusement imprévisibles.

Pendant qu'il parlait, je le voyais, lui, sous sa vraie forme, subir les assauts magiques du Mystique. De toute évidence, il n'était pas de taille à l'affronter. Par ailleurs, en y regardant de plus près, il avait l'air curieusement... diminué ?

- Même en sachant que ce monstre convoitait les ressources du temple dans lequel tu m'as trouvé, perverti et corrompu jusqu'à la moelle, je n'ai pas été en mesure de le vaincre sans y laisser la vie. Le Mystique s'est emparé du Berceau de Pouvoir de tout Envoûteur qui soit : sa conscience ! Je me suis sacrifié pour tenter de l'en empêcher ; je n'y suis parvenu qu'à moitié en le scellant avec ce qu'il restait de ma substance. (Il m'adressa un sourire triomphal.) L'entité n'a jamais pu retrouver le chemin de sa Fractale ! Faute de quoi elle s'est mélangée à mon esprit fragmenté avant de tenter de revenir parmi les vivants pour y semer la discorde.

- Sa Fractale ? relevai-je.

- Le nom que nous autres Envoûteurs avons donné aux nids des Mystiques. S'ils s'en tiennent trop longtemps à l'écart, ils en oublient la localisation et doivent s'en construire une autre. Certains en sont capables - parmi les plus puissants - mais d'autres n'y parviennent pas.

- Et... que deviennent les moins gâtés par le destin ?

Il haussa les épaules.

- Certains disparaissent du jour au lendemain sans laisser trace. D'autres continuent d'exister en se fondant dans le décor, parfaitement invisibles, où ils cherchent une source d'énergie viable, suffisamment puissante pour leur permettre de se renouveler le jour J. (Son expression changea du tout au tout.) Si les Envoûteurs existent pour chasser ces vicieuses entités, ces dernières peuvent tout aussi bien passer de proie à prédateur d'un moment à l'autre. Parce que l'un comme l'autre, nous souffrons d'une Empathie Exacerbée, d'un fort pouvoir attractif. Et ce Don agit autant sur les êtres vivants que sur tout ce qui a un rapport avec la magie de près ou de loin. A commencer par les artefacts, comme en témoignent la Pierre Philosophale que tu as « absorbée » ou même cette graine que ta meilleure amie l'Hamadryade t'as « injectée ».

J'étais complètement abasourdie. J'ignorais si Malvon était assez tordu et rusé pour inventer pareille histoire de bout en bout mais tout ce qu'il m'avait raconté paraissait si réel !
Avant que je ne puisse remuer les lèvres, ma doublure en profita pour m'adresser cet avertissement :

- Mais là n'est pas le pire car, à l'instar de la Malédiction du Malin dont tu as fait l'objet, toute la puissance du monde ne suffit pas à soumettre un Mystique. (Son sourire s'élargit quand il se tapota la tempe d'un index évocateur.) Face à ces entités perverses, c'est l'intelligence qui prime - et non pas la quantité de pouvoirs dont tu disposes. Comprends par là que tu seras certainement amenée à leur tenir tête au sein de leur Fractale. Là-bas, ils passent maître de tout ce que leur dimension abrite, et tes forces s'en retrouvent forcément ponctionnées.

Alors que le film du combat de Malvon prenait fin sur une note horrifique où on l'entendait hurler de tout son saoul, je me délogeai de son étreinte.
C'était vraiment une drôle de sensation que de sentir son propre corps dénudé pressé contre soi - même en rêve.

- Je ne m'attendais pas à devoir suivre un cours dans mes propres songes, déclarai-je avec méfiance. Pourquoi le Maître ne m'a-t-il jamais mis en garde au sujet des « Mystiques » ? Je ne le crois pas assez stupide pour ignorer la prétendue menace qu'ils représentent.

- Quoi que je puisse dire sur son compte, tu ne me croirais pas, déplora Malvon. Je préfère que tu résolves cette énigme comme tu l'entends. (Il détourna la tête, puis se décida à changer de sujet.) Entre-temps, je vais tâcher d'assurer ta survie jusqu'au jour où tu croiseras la route d'un Mystique. Ce pacte que tu as conclu avec le Drac est susceptible de provoquer notre perte à tous...

- J'aimerais cessé de me focaliser sur ma petite personne au bénéfice de mon entourage, avouai-je, en trouvant un moyen de redonner à Marisa sa taille originelle et reconstruire l'enveloppe charnelle d'Yggdrasia, par exemple ?

- Il va te falloir faire les choses dans l'ordre, me reprit-il. Sans ton soutien magique, ni l'une ni l'autre ne pourront s'en sortir. Et pour que tu puisses remplir les objectifs que tu t'es donnés, tu vas devoir encore faire des progrès. (Il leva subitement un index entre nos deux visages.) Fulgurants, j'entends !

Je louchai accidentellement sur sa main.

- Et mon petit doigt me dit que vous savez comment nous allons nous y prendre.

- Effectivement, clama-t-il en me pinçant brièvement le nez avant de reculer de plusieurs pas en arrière. (Un choix avisé de sa part!) Et pour commencer, nous allons recourir à cette redoutable expérience qu'est la Confrontation Mentale ! C'est une aubaine que tu ne soies pas seule dans ta tête, héritière, et que mon Oniromancie fasse effet même dans la non-mort~ Grâce à cela, nous allons pouvoir renforcer tes facultés d’apprentissages en un temps record, et pendant ton sommeil qui plus est !

- Vous présentez les choses bizarrement, fis-je en fronçant nez et sourcils. Comment allons-nous donc procéder ? Mon esprit va devenir un champ de bataille, c'est cela ? Je n'ai pas l'intention de virer débile en cas d'incident nocturne !

- Allons, n'exagérons rien, voulut me rassurer mon double en roulant des yeux au ciel. Ces rêves ne vont pas te rendre chèvre, ma grande ! Rondement menés, ils n'existent que pour favoriser ton développement. Je ne mens pas en soutenant que ce qui fait la force de l'Envoûteur, c'est son cerveau et non pas ses muscles. (Il baissa légèrement la tête et se fendit d'un sourire de défi.) Laisse-moi te le prouver sur-le-champ - en garde !

- Quoi ?! Hé ! Attendez une minute ! Je ne vous ai pas donné mon acc-

Je n'avais visiblement pas mon mot à dire : d'un claquement de doigts, mon double, tout sourires, conjura des créatures à partir de la brume ! A peine avaient-elles pris forme que je vis et sentis des mains griffues s'étirer le long de mes jambes.
Je le chassai d'un revers de main tout en reculant par petits bonds.

- Une démonstration de très mauvais goût ! dis-je sur le ton de la révolte. Cessez de suite vos simagrées si vous ne voulez pas déguster !

- Toute peine mérite salaire, gloussa-t-il en agitant les doigts dans ma direction. Trêve de palabres. Allez-y, mes Phantasmes !

Sur le plan physique, ses « Phantasmes » ressemblaient à ces odieux Dialints que commandait le Drac, avec leurs ramures plantées sur le crâne et leur tête de gobelin.
Ils se jetèrent sur moi, mais je les renvoyais dans les méandres de mon esprit à travers quelques ripostes bien senties. Ils disparurent dans un nuage de fumée sous le regard amusé de Malvon.

- Ça vous dérangerait de renoncer à ma silhouette ? Je commence à en avoir assez de vous voir la dénaturer avec votre attitude provocante !

D'autant plus qu'il ne portait rien sur le dos...

- Oh ! Tu en as assez de te dévorer des yeux ? Très bien, alors que dis-tu de cela?~

Il croisa les bras sur sa poitrine et se laissa tomber en arrière, disparaissant à travers le tapis brumeux. Le silence s'installa - lourd et inquiétant, à l'instar des ténèbres qui m'entouraient - quand subitement plafond (invisible dans son obscurité) et sol (nappé de brume) s'inversèrent ! Surprise, je basculai sur le dos, traversant le vide pour rencontrer miraculeusement une surface touffue. Complètement ahurie, je me tournai à la hâte et baissai les yeux. J'avais de l'herbe mauve jusqu'aux chevilles. Je découvris en relevant la tête qu'une infinité d'arbres à la frondaison similaire étaient alignés à perte de vue...
Comme pour continuer à se jouer de moi, la voix désincarnée de Malvon retentit à travers la végétation féerique :

- Cela t'étonne ? (Il eut un rire.) Ça ne devrait pas : nous vivons un rêve surréaliste, après tout ! Un endroit où il est inutile de t'imposer des barrières, de museler ta puissance et ta créativité comme tu as si souvent tendance à le faire pour préserver ton environnement. Ici, fit-il avec une voix nouvelle, plus langoureuse, qui m'était tout aussi familière que mes précédents adversaires, tu dois rêver haut et fort - renoncer à tes prétendues limites~

Aussitôt ses conseils proférés, Malvon, toujours introuvable, exploita la terre fertile avec sa sournoiserie habituelle : des vers de terre plus épais que du cordage jaillirent de l'herbe pour s'enrouler autour de mes membres, de mes hanches et de ma poitrine !
Je grimaçai en sentant ces horreurs me compresser comme un pruneau.

- S-saletés !

Un pensée me traversa l'esprit ; elle s’exauça d'emblée, m'octroyant les pouvoirs d'Isa, Rune de la Glace et du Statisme, sans même que j'eus besoin de la tracer ! Le givre s'accrocha à mes liens vivants, les fragilisant à tel point qu'il ne fallut que me secouer le corps pour m'en débarrasser.
Convertis en poussière glaciale, les vers de terre se volatilisèrent dans l'herbe mauve.
J'examinai mes mains, interdite.

- Je comprends mieux...

- Ce que tu vis là, m'expliqua la voix transformée de mon nouveau formateur, n'est qu'une infime partie de ce qui t'attend face à un Mystique, en plein cœur de sa précieuse Fractale !

Aiguillée par un son inquiétant, je braquai mon regard sur la brume - juste à temps pour voir une énorme paire de mains de la même composante se refermer sur moi ! J'écartai aussitôt les bras. Il me fallut invoquer les pouvoirs de Thurisaz, Rune du Géant et du Fort, pour briser cet étau monstrueux. L'énergie brute qui brûlait sous ma peau fit se dissoudre la brume mal-formée.

- D'accord ! J'ai compris où vous voulez en venir, m'exclamai-je. Maintenant sortez de votre trou, Malvon ! Ne m'obligez pas à venir vous chercher par la peau des fesses.

Je tendis le bras entre les deux mains qui avaient essayé de me coincer, projetant un rayon d'énergie pure à travers le ciel encombré. Je n'étais sûre de rien, aussi me tenais-je sur mes garde en cas de réplique impromptue. Au lieu de ça, je vis - non pas mon double - un corps gracile, merveilleusement bien dessiné et reconnaissable entre mille, s'épanouir comme une fleur parmi les arbres voisins.
J'écarquillai les yeux, stupéfaite de voir Yggdrasia dans pareilles conditions.
Son image me fit instantanément oublié que j'évoluais dans un rêve - le mien et celui de Malvon, le trompeur émérite.

- Allons, Ryanne, siffla l'Hamadryade qui m'eut tétanisé par sa seule présence, ma chère et tendre amie ! Tu ne comptes tout de même pas réitérer ton geste. Me prendre la vie pour la seconde fois, si ?

- N-non !

J'étais déjà tombée dans le piège. Yggdrasia leva les bras, provoquant l'émergence d'une quantité proprement absurde de racines noueuses ! Cette vision me fit recouvrer mes esprit ; je bondis en l'air dans l'espoir d'échapper à leur emprise lorsque je crus voir le tissu spatial se déchirer à plusieurs endroits autour de moi.

- Mais... Quoi ?!

A travers ces multiples failles, la copie de ma meilleure amie s'employa à me capturer entre ses serpents de bois ! Bientôt ne restait plus que mon visage à l'air libre, tout le reste de mon corps étant devenu prisonnier des racines qui s'étaient agglutinées les unes sur les autres afin de renforcer leur prise.

- Ugh ! Kuuuh !! C-cette technique...

Les yeux vert d'Yggdrasia me dardaient avec un plaisir transparent. La Nymphe des bois était elle-aussi encerclée par les failles - celles-là même dont elle s'était servie pour me neutraliser.

- Hagalaz, soupira Malvon à travers l'image déconcertante de mon amie disparue. Rune de la Structure, du Pont, mais aussi de la Communication entre les mondes et de l'Inconscient. Sans elle, pas moyen d'échapper à un Mystique, et moins encore de faire jeu égal avec lui. (Il se fendit d'un sourire de séducteur.) Comme ça, tu sais sur quoi nous allons devoir nous focaliser, ma belle et courageuse amie !~

L'usurpateur s'avançait beaucoup trop à mon goût ! Je serrais les dents et, d'une extension à la fois froide et puissante, fis exploser mon carcan de bois bien malgré son épaisseur. Je retombai dans l'herbe, les traits tirés, l'expression fort peu amène.

- C'est entendu, grognai-je entre mes dents, mais évitez de vous faire passer pour ce que vous n'êtes pas, Malvon le Trompeur ! Jusqu'à preuve du contraire, nous ne sommes que des collaborateurs - d'infortunés collaborateurs, pour être exacte.

Il parut sincèrement décontenancé par la nouvelle, mais je me méfiais de son jeu d'acteur...

- Comme tu y vas fort, héritière ! (Il secoua la tête, les lèvres pincées.) Mais qu'à cela ne tienne : je saurai me faire pardonner - et pas plus tard que tout de suite~

Il se fendit d'un grand geste de la main tout en pivotant vers un arbre qui, mu par une force invisible ou par un ordre muet, voire même les deux, se tordit sans émettre le moindre craquement. Cet élément du décor s'étira de sorte à former une spirale au milieu de laquelle apparut une image comme on allume un écran de télévision. A travers elle, je vis un lieu envahi par la végétation - pareil à nos jungles sur Terre mais en beaucoup plus luxuriant !

- Continue de fixer cette image-souvenir, héritière, et les informations te parviendront sans que j'eusse besoin de prononcer le moindre mot ! Elles te permettront d'aller à la rencontre d'un être assez puissant pour exaucer ton vœu le plus cher. (Il écarta théâtralement les bras.) Celui de régénérer la mémoire mais également le corps de ta Nymphe adorée~

Pareil à un rêve dans le rêve, ce monde primitif défila devant mes yeux, me montrant un chemin à travers la flore riche en merveilles de luminosité ! Je me sentis descendre à toute vitesse, en-dessous des plantes les plus basses, empruntant des passages où d'imposants champignons fluorescents se déplaçaient comme des hommes. Loin, plus loin encore, j'aperçus l'ombre massive d'un amas fongique. On eut dit un... trône ? A son sommet était vautré une silhouette vaguement humaine, sauf que je sentais qu'il émanait d'elle une force spirituelle hors norme !
L'image disparut pile au moment où les yeux de l'entité s'ouvraient en grand.
Je clignai des yeux, passablement ahurie.
J'eus soudain cette impression que mon exploration ne tenait pas tout à fait du songe. Que l'être que j'avais observé m'avait sentie, lui aussi...
Je déglutis discrètement avant de me tourner vers Malvon, les traits serrés.

- Cette... entité, dis-je avec un léger tremblement dans la voix, vous l'avez déjà rencontrée auparavant, c'est bien cela ? (Comme toute réponse, j'eus droit à un hochement de tête.) Il est un Druide - mais pas des moindres, visiblement. Et vous prétendez qu'il saura m'aider ? (Nouveau mouvement de tête affirmatif.) J'imagine qu'il ne le fera pas gratuitement, n'est-ce pas ?

- Les seules réponses que tu n'as pas sont celles que je ne puis te fournir, conclut le Trompeur. Mais pour résumer, si tu envisages vraiment de ramener la Nymphe des Bois parmi les vivants il va te falloir maîtriser Hagalaz et emprunter l'une de ses nombreuses failles pour poser pied sur Aruncus, l'immense propriété terrestre du Druide en question.

- Je pourrais tout aussi bien localiser son esprit et me téléporter auprès de lui, proposai-je. Un gain de temps considérable, s'il en est !

Les mains sur les hanches, l'image d'Yggdrasia évacua un soupir désabusé.

- Tu n'y parviendrais pas. Et, en plus de cela, je tiens tout particulièrement à ce que tu développes tes compétences. C'est dans ton intérêt si tu envisages d'infliger une mauvaise surprise à notre grand ami le Drac.

- Soit ! Je doute aussi qu'il reste là les bras croisés à atteindre le jour J, convins-je. Et sinon ? Nous allons continuer à nous battre en rêve jusqu'à ce que je me réveille le crâne aussi gonflé qu'une pastèque prête à éclater ?

- Que nenni, sourit Malvon. Je connais aussi un accessoire de rêve qui va te couper le souffle, héritière. Mais avant de pouvoir te l'installer, je vais avoir besoin de ton autorisation express.

- Tiens donc ? Voilà qui est inédit ! Vous me demandez mon avis maintenant ? (Je le regardai avec suspicion.) Vous me cachez quelque chose, pas vrai ? Qu'est-ce donc ? Pourquoi un « accessoire de rêve », comme vous dites, exigerait pareil prérequis ?

Malvon roula des yeux au ciel mais, face à mon regard insistant, il finit par cracher le morceau :

- C'est un Limiteur de Puissance en Onirium, avoua-t-il. Il a pour effet d'accroître les capacités évolutives de son porteur... mais entraîne également un malus conséquent en terme de puissance brute.

- Vous souhaitez m'amputer d'une partie de mon pouvoir ? m'étranglais-je.

- Certes, oui, dit-il. Mais sache que le processus est réversible. Ainsi lorsque viendra l'heure de retirer ton collier, tu retrouveras toute ta puissance ! Et elle aura décuplé, fais-moi confiance~

- Justement ! intervins-je, un index levé à hauteur de nos visages. J'ai mes réserves à ce sujet ! Vous m'êtes bien utile, c'est un fait, mais je peine à croire que l'aide que vous souhaitez m'apporter ne fait pas vos affaires dans l'ombre...

Le jumeau d'Yggdrasia leva les mains, rentra sa tête dans son cou et haussa bêtement les épaules.

- Ton décès entraînerait irrémédiablement le mien, se justifia-t-il. Moralité : plus compétente et puissante tu seras, plus grande sera notre longévité à tous les deux. C'est aussi simple que ça, héritière. Je ne cherche nullement à t'embrouiller : seulement à t'encourager depuis les strates les plus profondes de ton esprit.

- ...Vais-je devoir terminer ma vie en étant hantée jusque dans mes rêves ?

- Qui sait ? En tout cas, il est préférable de finir ainsi plutôt que sous le joug du Drac, ne penses-tu pas ?

- Je vous concède ce point.

Je laissai un petit blanc sonore s'étendre avant d'en venir à cette question qui me travaillait :

- Admettons que j'accepte de me munir de cette... entrave, grimaçai-je, comment pourrais-je la retirer ?

- D'un simple tournemain ! s'exclama-t-il. Ce n'est pas plus compliqué que ça - vraiment !

- Hmm... Bon. Je veux bien essayer votre jouet. Mais j'espère au moins qu'il est esthétique, hein !

- Il sera fait selon tes goûts, héritière. Comme on le dit si bien : l'apparence du guerrier est pour un part dans la victoire.

- Oui, oui ! bien sûr, bien sûr...

- Épargne-moi ton sarcasme et gratifie-moi du plus beau de tes sourire en disant : « Je le veux ! ».

- ...Vous plaisantez, j'espère ?

- Une petite note d'humour n'a jamais fait de mal à personne~

- Alors vous avez bien changé !

- Content que tu t'en soies enfin rendu compte !

- Passons, le coupai-je. J'accepte votre bidule magique.

- Parfait ! Maintenant, ferme-les yeux et détends-toi...

Je ne fis pas ma fine bouche.

- Ah ! fit-il. J'ai peut-être oublié de préciser une chose... (Curieusement, je l’imaginais bien sourire intérieurement en ajoutant cela.) Ledit accessoire est lié aux derniers souvenirs de cette conversation - je n'y peux rien, c'est comme ça ! Par extension, cela signifie que si tu viens à le retirer tu oublieras instantanément les précieuses informations que je t'ai fournies sur la reconstruction de ta belle amie.

En entendant cela, j'ouvris subitement les yeux !


- Ah, le sacripan !

Je m'étais redressée d'un seul coup, catapultant la pauvre Marisa miniaturisée qui s'était endormie sur moi à la belle étoile. Mon cri soudain additionné aux échos de sa voix lointaine réveilla du même coup sa grande sœur, qui avait également passé la nuit à mes côtés en tout innocence.

- Hein ? Quoi ? (Elle avait encore l'air à moitié endormie.) Qu'est-ce qui se passe ? On nous attaque ?

C'était peu probable sur Zelod III - même au sommet de cette butte perdue au milieu de nulle part ! Les étoiles scintillaient encore dans le ciel nocturne, nous éclairant assez pour transformer les ténèbres en pénombre.

- Non, fis-je à la hâte, comprenant tout de suite à sa réaction qu'elle n'avait pas encore remarqué la disparition de sa cadette. Excuse-moi : j'ai fait un mauvais rêve... (Il fallait que je me déculpabilise tout de suite après toutes les bourdes que j'avais commises à l'encontre de ma disciple.) Euh... Marisa n'est pas avec toi ? J'ai bien cru l'entendre s'éloigner.

- Hmm, Marisa ? Bah ! Elle est sans doute partie au petit coin. (Elle leva une main pour fouette l'air avant de se retourner dos à moi.) Ne te fais pas de bile. Je suis sûre qu'elle va très vite nous revenir.

Puis elle s'était rendormie comme une masse...
J'avais eu du pot, pour une fois ! Ceci dit, j'attendis une trentaine de secondes avant de me libérer de ma couverture pour partir à la recherche de la cadette. Je descendis la butte à pas feutrés, foulant l'herbe qui se froissait mollement sous mes pieds.
En chemin, je sentis une curieuse gêne au niveau du cou. J'y portai mes doigts ; ils y rencontrèrent une surface lisse, métallique. Interdite, je m'arrêtai avant d'invoquer face à moi - grâce au Praesidium - une surface aussi réfléchissante que du verre. Et c'est là que je vis le fameux accessoire dont Malvon m'avait parlé en rêve : un collier, large d'au moins deux pouces, au milieu duquel était enchâssé une gemme rougeoyante.

- Bon sang ! me crispai-je. Il est donc vraiment venu jusque dans mes rêves, ce coquin !

J'entrepris de me défaire de son maudit accessoire quand son dernier avertissement me revint à l'esprit. En y renonçant, je risquais d'abandonner du même coup la seule piste viable qui me rattachait au retour d'Yggdrasia.
J'interrompis mon geste à mi-chemin.

- Urgh ! Je ne me suis jamais senti aussi lésée de toute ma vie...

Malvon avait dit vrai : une grande partie de ma puissance avait été scellée !
Prisonnière de mes propres convictions, il ne m'était pas possible de revenir en arrière avant d'avoir fait le nécessaire pour l'Hamadryade.
Résolue à écourter cette affaire sans pour autant la bâcler, je repris la route tout en me focalisant sur l'esprit de Marisa. Il me fallut cinq bonnes minutes pour la retrouver, encastrée à l'horizontale dans le tronc d'un arbre ; ne dépassait plus que ses jambes, qui se balançaient nerveusement dans l'air.

- Hmpf ! Hmmpppf !!!

Heureusement que le bois atténuait ses cris, sans quoi sa sœur nous aurait retrouvées et...
Je déglutis.

- Une minute, dis-je en baissant en volume tout en jetant quelques petits coups d’œil par-dessus mon épaule. J'arrive, j'arriiive !

Afin de me retrouver à la bonne hauteur il me fallut léviter jusque sous la cime. Puis, comme la nouvelle Marisa tenait largement dans ma main, je n'eus qu'à l'empoigner et à tirer pour l'arracher à son carcan.

- POUAAH !!

Ma disciple me tomba entre les mains, ses cheveux roux couverts de poussière.
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, ce fut pour me fusiller du regard et me crier dessus :

- NON MAIS QU'EST-CE QUI T'AS PR- ?!!

J'eus aussitôt refermé mes mains sur-elle.

- Chut ! lui intimai-je. Par tous les diables, ne hurle plus, Marisa ! Tu risques de réveiller ta sœur et d’envenimer la situation de la plus terrible des façons !

Comprenant les enjeux, elle cessa aussitôt de se débattre. Je la libérai.
Malgré son inquiétude apparente, elle se redressa, les poings sur les hanches.

- Tu m'as fait voler à travers la plaine, gémit-elle. J'ai un mal de crâne d'enfer, maintenant !

- Oui, et tu m'en vois absolument navrée. J'ai fait un drôle de rêve et j'ai...

- Qu'est-ce que t'as autour du cou ? demanda-t-elle. Où t'as trouvé ce collier ? Il est super joli... 'Y a des papillons dessinés dessus !

- Merci, mais chut : pas trop fort - ta sœur a le sommeil léger, je te rappelle.

- Ah, oui ! Pardon.

Je retrouvai la terre ferme et m'éloignai un peu de la zone du crash pour mieux lui raconter mes déboires. Comme à son habitude, quand il s'agissait de pareilles histoires Marisa enregistrait à merveille tout ce qu'on pouvait lui raconter !
En tout cas, elle avait l'air captivée de bout en bout.

- Waaah ! Sans blague ? C'est dingue - vraiment dingue ! (Me voyant grimacer, elle baissa le volume et s'installa sur mon épaule.) L'esprit de ton ancêtre t'accompagne à travers tes rêves ? Et il t'a légué ce collier qui te bloque ta magie ?

- Dans les grandes lignes, soupirai-je. Puis-je te faire confiance pour garder le secret ? Ta sœur serait la première à s'en inquiéter.

- Bien sûr ! (Elle fit mine de réfléchir.) Mais le jour où elle l'apprendra, ça risque d'être pire...

- Je vais faire en sorte que ce jour n'arrive jamais, lui assurai-je. Après ce que je te fais subir, j'ai un peu honte de te demander ça, mais... m'aideras-tu à m'exercer ? C'est potentiellement dangereux. Je vais avoir besoin de quelqu'un pour maîtriser cette nouvelle Rune au plus vite - et je compte bien réussir cet exploit avant l'aube !

- Hé ! J'suis p't'être devenue minuscule mais j'suis loin d'être peureuse, clama-t-elle. Alors, vas-y, dis-moi tout : par quoi on commence ?~

Je souris. Comme il est bon de pouvoir compter sur ses proches en cas d'imprévu !
D'un de mes poches cachées, j'extirpai mon petit carnet occulte - aussi appelé Osbcurus - dans lequel les spécificités de la Rune en question étaient consignées. Le Maître était quelqu'un de très ordonné, aussi n'eus-je aucun mal à tomber sur la bonne page.



- Hagalaz, la Rune-Mère, relevai-je, représente le Pont et la Structure. Elle est également la Rune du passage, de la Communication entre les Mondes, tout en étant liée à l'Inconscient. Ses pouvoirs - de la manière dont on les utilise - peuvent engendrer le chaos, la rupture ou la confusion... ou tout simplement permettre à quiconque traverse créations d'aller d'un point à un autre, ce en ignorant superbement la distance qui les sépare.

- Ça m'a l'air vachement compliqué, tout ça, marmonna Marisa, les sourcils froncés et les bras croisés.

Je fis claquer les pages du carnet en le refermant.

- Tout est compliqué avant d'être simple, et l'espoir est la base de toute opération à succès, lui dis-je en rangeant l'Obscurus là où je l'avais pris. Comme d'habitude, l'imagination sera notre meilleure arme ! Nous allons donc commencer par la formation de petits portails. Ceux-là seront liés les uns aux autres de façon à ce que tu ne puisses pas te perdre en les empruntant. Jusque là, tu me suis ?

- Ouaip ! s'exclama-t-elle. En gros, tu souhaites que je vérifie le bon fonctionnement de tes portails, c'est ça ?

- C'est tout à fait ça ! (Je fermai les yeux et pris une grande inspiration avant de me mettre en position.) Tu es prête ? Je vais tenter le coup.

- Vas-y ! (Elle bondit de son perchoir et, tout en lévitant, attendait que je me mette à agir.) Tu peux compter sur moi : je veille au grain !

La partie la plus simple pour une Runiste accomplie consistait à tracer le plus fidèlement possible la Rune en question - ici, le symbole magique ressemble à un « H » dont la barre centrale est inclinée. Trois mouvements de doigt plus tard et le motif, adroitement formé, illumina les environs dans un petit halo de lumière pâle.
Je pus me concentrer sur le dessin et, de mon autre main, amener deux portails de la taille d'un poing à se matérialiser. Jusque là l'exercice paraissait facile mais il n'en était rien : sans le Compartimentage de l'esprit, le résultat n'aurait certainement pas été le même ; grâce à cette capacité, j'étais parfaitement capable de suivre plusieurs choses à la fois. L'entretien de ma Rune était passé au second plan tandis que les rouages de mon esprit s'acharnaient à déchirer de petits portions de notre espace.
Après quelques secondes seulement, deux failles finirent pas s'ouvrir sous les yeux d'une Marisa particulièrement vigilante :

- Là ! Elles sont là ! piailla-t-elle. Je peux me lancer, dis ? Je peux ?!

- Je fais de mon mieux pour les garder en activité, soufflai-je. Alors oui, je pense que tu peux tenter le diable l'esprit serein, ma dévouée disciple !

Ayant reçu mon feu vert, Marisa se précipita vers la faille la plus proche. Elle s'arrêta juste devant, sûrement pour la détailler du regard : en son centre, c'était le noir complet ; sur son pourtour déchiré, un violet mystique irradiait. Après quoi, avec peut-être un très léger soupçon d'hésitation, elle plongea la main dedans et se tordit le cou en direction de la faille jumelle.
Nous nous aperçûmes alors que rien n'en sortit...

- 'Y a un truc qui cloche. (Un peu déçue, elle ôta son bras du portail et examina sa main, heureusement intacte.) J'suis toujours entière mais j'ai les doigts tout engourdis...

- Mauvais lien, reconnus-je. On recommence !

Cette fois-ci, plutôt que travailler sur deux failles j'en invoquai davantage tout en mémorisant le processus de création pour chacune d'entre-elles. Les portails se multiplièrent au détriment de leurs prédécesseurs défectueux.
Fidèle à son caractère d'enfant enjouée, Marisa s'en extasia d'emblée :

- 'Y en a tout plein ! J'suis gâtée. (Elle s'en frottait les mains.) Lequel vais-je traverser en premier ?~

- A toi de choisir.

- Tu n'auras pas à me le dire deux fois ! Yahaaa !

Elle disparut à travers le second portail et ressortit par le cinquième... trempée de la tête aux pieds ?
Elle s'ébroua, puis se mit à grelotter.

- Ç-ça a marché mais... ATCHOUM !... c'était rempli d'flotte.

- Alors on oublie, éludai-je. Essaye plutôt celui-là - je ne sais pas, j'ai comme un bon feeling ?

- Okay, je m'lance !

Nouvelle traversée, nouvelle surprise :

- Waaah ! Referme-le ! Referme-le tout d'suite !!!

- Quoi ? Pourquoi ?! Qu'est-ce qu'il y a ?!

- Un truc visqueux a essayé de m'attraper - un truc vraiment immonde, je t'assure !

Et là je vis effectivement un tentacule émerger de la faille ! Il était blanc comme un linge avec des reflets huileux. Il s'étira si loin qu'il effleura Marisa, celle-ci s'étant reculée juste à temps pour lui échapper une seconde fois.

- Wouaah ! Referme ! Refeeeerme !!!

D'un geste circulaire de la main, je rompis le flux ; les deux portails se refermèrent. Celui par lequel avait jailli le tentacule se trancha net suite à sa disparition ! L'appendice se mit à convulser dans l'herbe. Marisa le réduisit en cendres à grand renfort de kikohas, creusant un grand trou dans le sol à cette même occasion.

- C'était flippant, soupira ma disciple.

- Je confirme. Tirons un trait sur ces deux-là et passons plutôt aux suivants ! Avec un peu de chance...

- Gloups !... J'ai plus très envie de les essayer, tout à coup, déglutit-elle.

- N'aie crainte : les prochains n'ont rien à voir avec ceux que tu as visités.

- T'es sûre ? Parce que là, avec ce qui vient de se passer...

- Tu veux m'aider, oui ou non ?

- Bien sûr ! (Elle bomba le torse et se recomposa une mine de dure à cuire.) T'as raison : 'faut pas que j'réfléchisse de trop ! Allez, je fonce !

Troisième tentative ! Cette fois-là, Marisa mit un peu plus de temps à passer d'un portail à l'autre. Et lorsque je la vis réapparaître de l'autre côté, elle était entourée d'une sorte d'aura vaporeuse et jaunâtre.
Tout en se pinçant le nez, elle se fendit d'une grimace éloquente.

- Pouaaah ! Qu'est-ce qui pue comme ça ?! Ça schlingue comme pas possible !

- Euuh... tout porte à croire que tu as transporté cette odeur durant toute la traversée.

- Beurk ! Fais quelque chose, Ryanne - j'ai l'impression d'étouffer, là !

- Embrase-toi, ça devrait suffire, lui proposai-je. Moi, je vais condamner ce tunnel pestilentiel.

Marisa recourut à son pouvoir latent, remplaçant son aura odorante par un véritable feu de joie ! De mon côté, je me fis fort de couper court à cette puissante source de nuisance olfactive.

- Bon... Il n'en reste plus que deux. Toujours partante, Marisa ?

- La dernière ligne droite ! Essaye de ne pas me décevoir, Ryanne, parce que là j'commence sérieusement à douter de tes capacités...

- Hé ! Ce que je viens de faire tient déjà de l'exploit, je te signale, lui fis-je remarquer. J'aimerais bien t'y voir, petite tête... (J'eus un temps d'arrêt.) Ou peut-être pas, à bien y réfléchir - je ne tiens pas vraiment à ce que tu nous ouvres un portail sur un monde envahi par d'horribles bêtes tentaculaires !

- Ha ! Tu rigoles, j'espère ? contre-attaqua Marisa. Je suis à peu près sûre de ne pas pouvoir faire pire que toi !

- Quelle audace ! Méfie-toi, lui dis-je avec un petit sourire mesquin, je pourrais tout aussi bien revenir en arrière et te livrer en casse-dalle à la créature.

- Valéria finirait pas l'apprendre d'une manière ou d'une autre - n'oublie pas qu'elle a un flair d'enfer !

- ...Un point partout. Balle au centre, lui annonçai-je en pointant du doigt les deux derniers portails.

- Okay ! Dernière chance, donc.

Elle se faufila à travers l'un des derniers portails et, presque au même instant, sortit par son jumeau.
La boucle était bouclée ! Ne me restait plus qu'à graver dans un coin de ma tête la méthode employée pour reproduire ce schéma. Avec elle, en agrandissant les failles spatiales, il me serait dès lors possible de rejoindre cette planète envahie par la végétation, nommée Aruncus, où résidait le Druide qui me permettrait de reconstituer Yggdrasia.
En pleine euphorie, gigotante comme un moustique autour d'une lanterne, Marisa s'était tournée vers moi et donnait de la voix :

- Au poil ! Pas le moindre pépin rencontrée en ch'min ! Tu remontes dans mon estime, Ry' !

- Un grand merci, dis-je en lui adressant une courbette. Autant pour ta considération que pour ta participation mouvementée, Marisa~ (D'un mouvement de tête, je lui fis signe de me suivre.) Retournons dormir comme si de rien était. Il nous reste encore un peu de temps avant que le jour se lève, alors autant en profiter un peu pour fermer l’œil.

- Roger !

- En silence, je te prie, exigeai-je en me barrant les lèvres d'un index significatif.

Pareille à une promesse, elle me rendit le geste.
La pauvre ne se doutait pas une seule seconde qu'une fois qu'elle aurait rejoint le pays des rêves je serai déjà à l'autre bout de l'univers, sur une planète entourée de mystères.
Parce que je ne pouvais pas lui permettre de m'accompagner dans cette aventure. Ni elle, ni son aînée. Elles se trouvaient en lieu sûr et je priais intérieurement pour les y retrouver plus tard, quitte à subir leurs réprimandes.