J'attendis que le bruit de ses pas s'estompe avant de tenter de me redresser. En vain : les sortilèges, impartiaux, m'empêchaient d'esquisser le moindre mouvement. J'eus une grimace, ma joue droite pressée contre le parquet et mes yeux rivés sur la fenêtre - si près et pourtant si loin.
Vianna et les autres n'y étaient vraiment pas allé de main morte avec mes entraves...
Qu'étais-je supposée faire si un des envahisseurs de la ville traversait la fenêtre et me voyait comme ça ? Cette idée me fit l'effet d'un coup de fouet : pas question de me laisser aller et d'attendre que cela arrive !

Malgré ma position basse, je pris une grande inspiration avant de me plonger aussi profondément que possible dans le Cœur de pierre. Comme il est question d'un état d'esprit et non d'un sortilège ou d'une transformation dépendante de ma magie, je parvins à en franchir le seuil et à faire abstraction des liens glacés qui m'interdisaient tout mouvement.
...Du moins en partie. Parce que mes doigts et mes orteils, eux, restaient rigides - je ne les sentais presque plus. Fort heureusement, ce manque de sensations ne me minait guère le moral ; le Cœur de pierre me soulageait des maux émotionnels.
J'étais pour ainsi dire focalisée sur mon objectif !
Dressée sur les genoux, je fermai les yeux et me mis à réfléchir au contenu de mon petit carnet occulte - Obscurus de son vrai nom. Sur ses pages, il y avait les leçons du Maître étalées sur plusieurs années ainsi que les secrets des Runes, que je n'avais pas eu le temps d'étudier pleinement.
Néanmoins, je pouvais faire confiance à ma mémoire en ce qui concerne Isa. C'était justement le symbole qu'il me tenait à cœur d’apprendre pour la simple et bonne raison qu'il me permettrait de palier aux effets négatifs de son opposée : la Rune Ferhu.
En somme, c'était tout bénéf'~
L'occasion idéale pour développer mes connaissances runiques !
...Pour peu que j'arrivasse à tracer la fameuse Rune, bien sûr.
Il me fallait reprendre le contrôle de mes doigts sans quoi cela serait impossible. J'avais quand même ma petite idée à ce sujet. Un moyen à peu près fiable de contourner le problème, dirions-nous. Avec celui-ci s'ajoutait une astuce dans l'optique de bénéficier d'un petit pécule de magie.
Mais chaque chose en son temps !
Je listai dans mon esprit l'intégralité de mon savoir au sujet de la fameuse Rune Isa :

1°) Rune de la Glace et du Statisme.
2°) Elle symbolise la cristallisation, la matérialisation, la densification ainsi que le retour à la terre.
Jusqu'ici, rien à redire : j'en étais la témoin privilégiée et les premières loges m'apparaissaient aussi frustrantes qu'inconfortables...

3°) Elle favorise l'inertie et le blocage de la création.
...Je n'imaginais pas du tout de l'associer à l'avenir à mon sortilège d'immobilité parfaite - Gratia. C'était là un excellent moyen de le faire durer au-delà de ses deux petites secondes d'entrave.

4°) Elle est connue comme étant une force naturelle qui, paradoxalement, se bat contre la vie lorsque cette dernière est en mouvement.
Présentement, je disposais laaaargement de quoi confirmer la chose...

5°) Elle calme les gens et, le plus souvent, marque la fin d'une relation.
Hum... une fois cette rune maîtrisée, il me tiendrait à cœur de réécrire cette ligne et d'en faire un bien meilleur usage !

6°) Les gens qui éprouvent un manque d'empathie et de sensibilité sont bien plus enclins que les autres à bénéficier de ses effets.
Ah ! Ça, c'était plutôt surprenant dans la mesure où je ne soupçonnais pas du tout que la personnalité de Vianna se résumait à cela.

7°) ...Oblige, impose ou soumet.
OK. Je retire ce que j'ai dit : peut-être bien que notre chère Runiste n'est pas tout à fait étrangère à ces trois verbes d'autorité.

Sept informations essentielles, donc. C'était amplement suffisant en ce qui concerne les connaissances liées à cette Rune spécialisée dans le gel.
Je me répétai ces sept parties en boucle dans mon esprit afin de ne pas perdre de temps plus tard à farfouiller dedans.
Aussitôt fait, j'allais pouvoir me lancer dans la pratique.
Le Cœur de pierre ne me permettait pas de remuer les doigts. En revanche, il libérait mon esprit d'une bonne partie de ses liens immatériels. Et comme l'air était imprégné du doux parfum de la magie, sans surveillance je ne risquais pas d'être interrompue pendant le processus d'assimilation !
J'optai donc pour cette solution, emmagasinant en moi tout juste de quoi recourir à la Télékinésie Zélodienne sur une parcelle limitée de mon anatomie : mes mains ! D'ailleurs, grave erreur que d'avoir omis de me soutirer mes gants en Tisse-Rune car ce fut d'autant plus facile pour moi de récupérer le contrôle de mes doigts.
Cette équipe d'aventuriers avait encore énormément de choses à apprendre...
J'écartai automatiquement cette pensée de mon esprit, préférant focaliser mon attention sur les symboles complexes qui tournaient inlassablement autour de ma silhouette.
Objectif pour ce prochain quart d'heure - voire un petit peu plus, peut-être : localiser le « I » de la Rune convoitée, clef de ma libération future.

Pendant ce temps, Nostell, qui effectuait ses emplettes dans la seule armurerie de Fort Falinn, n'était pas restée indifférente aux multiples dangers courant à travers les allées et planant sans gêne aucune de toiture en toiture.
Elle avait cessé de discuter avec le vendeur et s'était détournée de son comptoir.
Entre les maisons, les envahisseurs Dialints grouillaient comme des fourmis. Jamais l'archère n'en avait vu autant regroupé dans un lieu civilisé ! Il y en avait même qui semblaient savoir voler, avec leurs petites ailes membraneuses qui produisaient comme un bruit de bâche lorsque le vent se mettait à souffler dedans.

- On nous attaque ! s'écria un villageois, les mains sur la tête comme pour se protéger d'un coup en devenir. A l'aide ! A l'aiiiide !

Nostell pivota dans sa direction, avisant de ce fait l'ersatz de diablotin qui le survolait avec l'envie impérieuse de s'amuser à ses dépends.
Sans regarder l'armurier, elle lui tendit la paume de sa main gantée et lui demanda calmement :

- Permettez ?

- P-plaît-il ?

- L'arc que je viens de vous commander, clarifia l'éclaireuse. Que je l'essaie.

- Euh... Oui ! Bien sûr !

Il lui remit la poignée entre les mains.
Nostell le soupesa - bon équilibre, bon poids - avant de s'emparer d'une de ses flèches et de l'encocher avec l'aisance de l'habitude. Cet arc n'était pas bien différent du sien : vide de fioriture, adapté aux gauchers et idéal pour des décoches rapides.
Une première prise en main plutôt satisfaisante.
Conservant le monstre volant dans sa ligne de mire, l'archère inspira discrètement, étira la corde de son arme à distance et attendit le bon moment pour relâcher la tension.
La flèche siffla à son oreille avant de traverser l'espace qui la séparait de l'affreuse créature aux cornes de cerf. Elle la percuta en plein cœur juste avant qu'elle ne puisse abattre ses griffes sur le villageois en fuite !
Le Dialint poussa un râle de douleur et perdit le contrôle, sa trajectoire chaotique l'amenant à s'encastrer dans un mur trop solide pour sa silhouette maigrelette. Il mourut sans plus de cérémonie.
Sa proie eut tout juste le temps de comprendre que l'archère venait tout juste de le sauver tandis que cette dernière, confiante en son tir, avait déjà repris la discussion avec le vendeur.

- Parfait, dit-elle. Je vous le prends.

Sous les yeux ronds du commerçant, l'arc reposait de nouveau sur le comptoir.

- Impressionnant, murmura-t-il.

- Hm ? fit l'archère en jetant un autre coup d’œil en direction du villageois qui ne s'était pas arrêté de courir pour la remercier de son geste.

La raison était simple : il avait d'autres petits diables aux trousses !
Dont un qui le talonnait dangereusement, remarqua Nostell.

- La dague, je vous prie.

Cette fois-ci, elle n'eut pas besoin d'en dire plus : l'homme de comptoir la lui remit en moins de temps qu'il n'en faut pour le siffler.
Elle ne comptait pas jeter cette lame courte. Pas tout de suite, du moins.
Un mouvement dans son champ de vision périphérique attira son attention - un Dialint embusqué, qui ne tarda pas à lui sauter dessus dans l'espoir de la déséquilibrer. Vigilante comme depuis toujours, Nostell réagit au quart de tour, empoignant son arme en même temps qu'elle saisit le monstre au vol.
Celui-ci, étonné par la contre-attaque, ne se vit même pas mourir : tout en le projetant dans le sillage du villageois, la jeune femme lui avait fendu la gorge d'une oreille à l'autre.
Elle se détourna de la scène avant que d'énormes bruits de chute ne lui parviennent aux oreilles ; le deuxième Dialint en lisse avait trébuché sur le cadavre, puis ce fut au tour de tous les autres !
Dans un geste très professionnel, Nostell glissa soigneusement l'arme au tranchant ensanglanté sur le support prévu à cet effet.

- Trouvez-m'en une autre, reprit-elle à l'attention du vendeur abasourdi.

- Celle-ci ne vous convient pas ?

Une interrogation justifiée par tout ce qu'il venait de voir à l'instant.
Nostell secoua la tête et allongea la monnaie.

- Vous m'avez mal comprise : je compte en prendre deux de plus.

A la première bourse qui trônait sur le comptoir, elle en avait ajouté une autre presque aussi rebondie.

- Oh ! Je vois...

- Faites-vite, le pressa-t-elle. Je sens qu'on nous lorgne méchamment.

Effectivement : dans son dos les yeux des Dialints lui lançaient des éclairs.
Certains s’étaient déjà relevés, la rage au ventre...
Nullement intimidée par cette atmosphère pourtant pesante, Nostell n'avait pas quitté sa position, sa main gauche posée sur la dague souillée.
Le commerçant avait l'air hésitant. Elle dut lui décocher un regard insistant pour lui tirer les vers du nez.

- Euh... ces bourses contiennent plus qu'il n'en faut, finit-il par avouer.

Un Dialint plus entreprenant que ses congénères choisit ce moment pour se jeter sur l'archère !
En sentant une perturbation dans son espace vital, Nostell fit volte-face et logea sa lame dans le ventre du monstre. Toujours aussi vive, de sa main libre elle arracha une flèche à son carquois et la plongea dans une narine de l'ennemi. L'archère l'accompagna au sol et le maintint pied sur la poitrine jusqu'à ce qu'il produise son ultime plainte sous le regard énervé de ses paires.
Avant de se redresser de toute sa hauteur, Nostell ramassa dague et flèche. Elle se tenait maintenant dos au comptoir, derrière lequel l'armurier avait eu un grand mouvement de recul.

- Un modeste dédommagement pour les dégâts occasionnés, prédit-elle.

L'enfer s'abattit alors sur la petite échoppe.

Quelle misère ! Vianna et Véfa tentaient de contenir cette invasion cauchemardesque à défaut de pouvoir l'endiguer à elles seules. Les Dialints étaient partout - sur terre, dans les airs, sur les toits... - si bien qu'elle ne savaient plus où tourner de la tête.
Ralarth et Brognÿ avaient beau s'être jetés en première ligne face au danger, celui-ci ne s'était pas encore tu et n'était apparemment pas prêt de se tarir ! Le chaos régnait dans les rues. Des civils, pris de panique, hurlaient à tue-tête. Dans tout ce bazar, impossible de savoir s'ils réclamaient de l'aide ou mourraient déjà sous les coups de l'ennemi.
Tout était arrivé si vite... beaucoup trop vite pour qu'une telle invasion puisse paraître naturelle.
Il ne restait plus beaucoup de gardes encore debout - et des blessés, ça, il y en avait !
Encerclées par une meute de ces créatures barbares, la Runiste et la Ritualiste combattaient dos à dos. Ni elles ni leurs compagnons n'étaient parvenus à mettre la main sur Laurenas et Nérènie.
Leur situation était tout sauf enviable...
Qu'attendait Dathryth pour les rejoindre, bon sang ?!
Frustrée, Vianna se mordit la lèvre inférieure.

- Cela ne peut pas durer ! explosa-t-elle.

D'un mouvement de main sur le dos de laquelle brillait la Rune Isa, elle cryogénisa sur place un de ses nombreux opposants avant de pulvériser son corps fragilisé d'un revers de chakram.
Elle était très remontée ! contre tout le monde. Sauf peut-être à l'égard de sa compagne de galère : Véfa. Sans son soutien et les entraves psychiques qu'elle infligeait à leur détestable entourage, le cercle d'ennemis les aurait emportées comme le vent chasse les nuages.

- Ne perds pas tout sang-froid, Vianna ! Reste vigilante et surtout... (comme son regard balayait la zone, elle put repérer à temps une attaque aérienne.) Là-haut !

Un Dialint, peut-être un peu plus rond et large que les autres, sillonnait les cieux.
Vianna dut plisser les yeux pour le remarquer étant donné son altitude. La perspective était trompeuse : la créature, dépourvue d'aile mais gonflée comme un ballon, était bien plus grosse que ses alliés terrestres !
A la surprise du duo, elle se mit alors à cracher des sortes de pierres sphériques.
Deux d'entre-elles s'écrasèrent sur les pavés, pile entre une rangée de Dialints assoiffés de sang et le tandem de magiciennes. Contre toute attente, elles produisirent un bruit mou au contact du sol...

- Des explosifs ?! s'écria Véfa en voyant comme un feu naître à l'intérieur des objets inconnus. Gèle-moi ça ! Vite !

Vianna ne se fit pas prier : son souffle runique balaya les deux choses jusqu'à les convertir en des troncs givrés.
Fière de son geste, elle esquissa un sourire de forcenée.

- Et voilà l'travail ! Ils ne sont pas prêts de nous péter à la figure, c'est moi qui te le dis !

Alors que les Dialints alentour se méfiaient de la glace mortelle, il y eut comme un craquement.
La Runiste fronça les sourcils, perplexe.
D'où provenait ce bruit ?
Elle tendit l'oreille...
Les globes gelés éclatèrent en morceaux, aspergeant du même coup leur entourage de tessons de givre ! Véfa se positionna de sorte à servir de bouclier à sa cheffe intérimaire.

- Mais qu'est-ce que tu-

Vianna n'avait pas eu le temps de réagir autrement qu'en l'attrapant par les épaules.
La Ritualiste grimaça, son dos hérissé de débris glacés. Derrière elle, deux Dialints avaient quitté leurs cocons éventrés.
Il ne s'agissait pas d'un largage bombes, en fin de compte ; hors de portée des attaques ennemies, ce mastodonte dans le ciel pondait des œufs !
Voilà donc comment ces stupides bestiaux à ramures étaient parvenus à s'incruster aussi facilement dans Fort Falinn...
Vianna n'en croyait pas ses yeux. Un grognement lui échappa avant qu'elle ne revienne au présent, face à son amie blessée par leur manque de discernement.

- Tu as... Humpf ! Est-ce que tu te sens encore capable de tenir debout ? s'enquit rapidement la Runiste.

Malgré la douleur, Véfa hocha la tête et quitta les bras de Vianna.
A aucun moment la Ritualiste n'avait annulé son Champ de Dissuasion - invisible, sans lequel tous les Dialints se seraient rués sur elles depuis longtemps déjà.

- Très bien, fit Vianna. Tiens le coup, Véfa ! Je vais essayer de trouver un moyen de descendre cette satanée pondeuse volante. (Elle sourit de toutes ses dents avant d'ajouter, confiante : ) Foi d'Hilaris !

C'était la première fois que sa compagnonne entendait son nom - d'où son étonnement, passager mais très ostentatoire. Vianna, qui n'était pas censée le révéler, eut un léger temps d'arrêt qu'elle ponctua par un simple haussement d'épaules.
Impossible de revenir en arrière de toute façon - ce qui est dit est dit.

- Tiens-toi prête : je passe au niveau supérieur !

La Rune Isa, encore et toujours présente sur le dos de sa main droite, se mit à luire d'autant plus fort. Sur les vêtements et la peau de la Runiste, une fine couche de givre affleurait et s’épaississait à vue d’œil...
Nullement impressionnés par cette métamorphose, les Dialints resserrent l'étau.

Les symboles dansaient sous mon regard hagard quand je posai enfin le doigt sur ma préférée !
La chaîne de symboles mystiques ne s'interrompait pas, toutefois il n'y avait pas lieu de s'inquiéter dans la mesure où je n'avais encore exercé dessus aucun influence majeure. Les particules de magie, d'un bleu pâle, pétillaient entre mes doigts animés par la force de la Télékinésie Zélodienne.
Je dus dès lors passer ce sort en tâche de fond grâce au Compartimentage de l'Esprit ; l'essentiel de ma concentration se tournait vers le Symbole de Glace et de Statisme. Déjà alimenté et tracé, il me paraissait inutile de l'infuser d'un petit supplément.
Tout ce dont j'avais besoin pour quitter ma prison séance tenante, c'était d'inverser sa polarité. Et de songer très fort à MA liberté, accessoirement ; les pensées égoïstes facilitent l'accès à cette Rune, après tout, alors je n'avais aucune raison de m'en priver. De cette façon, si jamais je m'y prenais bien, la Rune ne s'effacerait pas ou ne m’exploserait pas à la figure !
Le risque en valait la chandelle, alors je le prenais volontiers~
Le Cœur de pierre dans lequel je m'étais enfoncée empêchait le stress de me nuire d'une quelconque manière : mes doigts ne tremblaient pas, ma détermination restait la même, absolument rien de mauvais ne mettrait un frein à mon projet.

Petit à petit, je sentis autour de moi la toile de sortilèges frémir, puis se détendre de plus en plus. Les mailles, invisibles mais non moins présentes, s'écartaient lentement pour finir par se rompre en silence comme j'étais en train de l'imaginer. La Rune Isa, qui consolidait l'ensemble à elle-seule, tournoyait dans la paume de ma main à la manière d'une danseuse étoile.
Il me fallait acquérir de l'autorité sur cette magie handicapante.
Il fallait que je la soumette à ma volonté !
Que je lui impose MON joug !
Ma domination !
Je me servais judicieusement de sa magie contre elle - pure question de degré de résilience ! J'obtins alors un résultat plus que probant : à tel point que toutes les défenses mises en œuvre pour me garder clouée ici, dans cette chambre qui sentait le vieux meuble, tombèrent les unes après les autres.

Finalement, je pus me redresser en toute tranquillité.
En constatant que la fenêtre de la pièce donnait maintenant sur la rue, jamais je ne m'étais sentie aussi grande ! Mais ce sentiment d'autosatisfaction disparut aussitôt, rappelé à la fois par les effets restrictifs du Cœur de pierre et par le spectacle morbide qui se jouait au-dehors entre monstres et humains.
Cette rencontre s'annonçait fort périlleuse pour les défenseurs ! Les bêtes à ramures attaquaient avec une telle sauvagerie... On eut dit qu'elles étaient possédées.
Il m'était impossible de rester là, les bras croisés à les regarder massacrer mes semblables.
La Rune Isa que j'avais su dompter avec brio dessina de petits motifs glacés à même le verre derrière lequel j'épiais. Je l'éloignai de la fenêtre juste au cas où lorsque je sentis une force invisible et attractive me tirer insidieusement sur le côté, en direction de l'armoire... ou du coffre qui s'y trouvait collé. Dans ma main, le signe de magie s'agitait, comme s'il cherchait à entrer en résonance avec la grosse boîte...
Pour ne pas passer à côté de quelque chose, je mis fin au Cœur de pierre.
En guise d'effet secondaire, un léger vertige me saisit - rien susceptible de freiner ma curiosité maladive, ceci dit.

- Tiens, tiens, tiens ! fis-je en m'agenouillant face au meuble qui refusait de s'ouvrir. Quelque chose de familier dort à l'intérieur. J'en mettrais ma main à couper...

Je n'avais pas le temps de traînasser !
Illico presto, j'introduis la Rune Isa à travers la serrure. Colonisée par son frigorifiant pouvoir, celle-ci commençait à geler, puis à briller. J'attendis un peu avant de me reculer à une distance respectueuse. Ce que je fis au bon moment, car le coffre s'était brusquement mis à se dilater, d'abord de façon modérée...

- Oh ?... Ho-ho !

Jusqu'à atteindre son point de rupture !

- Aïaïaïeuh !

Je bondis trouver refuge de l'autre côté du lit !
Le coffre explosa dans un déluge d'échardes et de débris de bois gelés, déchirant au passage tissu, parquet et plâtre. De la carcasse éventrée telle une épée fantôme émergea la Caladbolg ! Une aura vaporeuse, mauve comme celle de sa fascinante maîtresse - j'ai bien le droit de me jeter des fleurs de tempes en temps, non ?~ - émanait de son fourreau qu'elle n'avait pas quitté.
J'avais l'impression que le visage composant sa garde scrutait les alentours en quête de quelque chose...
D'un ennemi ou d'un allié ?

- Caladbolg ! l'appelai-je en jaillissant de ma cachette.

A peine avais-je crié son nom qu'elle me fondit dessus en tournoyant tel un boomerang !
Je plaçai mon avant-bras en opposition, consciente que le fourreau dans lequel elle était enfermée me protégeait de son attaque. A en juger par sa trajectoire, elle avait envisagé de m'assommer d'un grand coup sur la tempe.
D'entrée de jeu, j’empoignai le manche de mon épée malade.

- Non mais tu vas te calmer, oui ?! la réprimandai-je. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Tu ne reconnais plus ta propriétaire ou quoi ?

D'abord discrète, je finis par renouer un semblant de contact avec ma précieuse épée. Sa voix spectrale résonnait dans ma tête.

- ...M-Maîtresse ?... Je suis désolée ! Je ne voulais pas m'en prendre à vous en particulier... (Après un léger moment d'hésitation elle reprit : ) ...Cette fille qui m'a congelée et déposée dans ce coffre est pourvue d'une aura quasi-similaire à la vôtre.

- Oh... Je vois ! Elle t'a fait des misères, alors maintenant tu cherches à te venger d'elle ? Et mon avis dans tout ça, hm ? la taquinai-je avec tout de même une pointe de reproche dans la voix. Est-ce que tu t'en soucies un tant soit peu ?

- Bien sûr, répondit machinalement la Caladbolg. Ordonnez et j'obéirai.

- Parfait ! clamai-je. Tu feras donc une croix sur tes velléités vengeresses : il y a de fortes chances que cette ravissante jeune femme et moi sommes parents éloignés.

- Vraiment ? s'enquit l'arme volante. En ce cas je vous saurais gré d'accepter mes plus plates excuses, Maîtresse. Votre famille est aussi précieuse à mes yeux que vous me l'êtes. Loin de moi l'idée de vous en défausser.

- Je l'espère bien, ma fidèle lame. Je l'espère bien !

Je m'approchai de la fenêtre sans prêter aucune attention aux dégâts engendrés dans la pièce. La fenêtre comprenait un gros trou et quelques bris de verre avaient éclaboussé le parquet.
A leur retour, mes kidnappeurs auront une ardoise très salée à payer !
Il était de mon devoir de m'en assurer et qu'ils aient la vie sauve jusqu'à cet instant précis~
Je pris un petit peu de recul... puis je m'élançai à travers la fenêtre exactement comme dans un film d'action !

Enjoy the show~!:

Brognÿ, le robuste guerrier à la hache et aux multiples couches de fourrure sur le dos, brandissait son arme lourde avec un certain panache ! Le fleuve de Dialints qui arrivait en contre-courant s'ouvrait en son centre et s'éparpillait sur les côtés. Les victimes étaient nombreuses dans les rangs ennemis mais beaucoup parmi eux - les plus malins et les plus agiles principalement - s'en sortaient indemnes.
Ralarth, le pugiliste charmeur aux gantelets de combat chauffés par la magie, fauchait les démons les plus entreprenants. Bien que fier de ses capacités, il ne s’imaginait pas pour autant capable de refroidir une meute pareille par la seule force de ses poings ; il les avait déjà bien salis, mais les monstres continuaient pourtant à affluer comme s'ils sortaient carrément d'une autre dimension !
Il fracassa cornes et cranes d'une des créatures diaboliques à l'aide d'une manchette et cria à son collègue :

- Ça va pas ! On arrivera à rien comme ça, bordel ! J'ai carrément l'impression de taper dans le même adversaire depuis des heures !

Ces petits salauds se ressemblaient tous : laids comme des poux, agiles comme des cafards et aussi odorants que des boucs !
Ils répugnaient le pugiliste. Celui-ci en avait déjà beaucoup trop défoncé avec ses poings renforcés. Entre ses doigts, l'ichor coulait à flots.
Comment allait-il faire pour nettoyer ça, hein ?
Cette pensée ajoutait à son énervement !

- Ces saletés vont vraiment finir par me faire vomir, grogna-t-il en balançant un lourd revers à l'un d'entre-eux.

Ses frappes étaient dévastatrices. Le pugiliste avait beau râlé mais plus il frappait et plus l'énergie s'accumulait dans ses artefacts contondants.
Résultat des courses : il dépassait même Brognÿ en terme de force brute !
Mais il n'y avait pas une seule donzelle à l'horizon pour l'observer. Ce qui n'était peut-être pas plus mal dans la mesure où le spectacle n'avait rien d'exaltant. Si fille il y avait, elle aurait sans doute déposé une belle galette à ses pieds en le voyant faire.
En parlant de pieds, Ralarth vit une tête s'arrêter de rouler devant les siens.
Brognÿ s'en donnait à cœur joie lui au moins...

- Arrête de geindre, gamin ! le réprimanda-t-il de sa voix bourrue. Concentre-toi sur ton boulot au lieu de penser jardinage ! On ne dirait pas mais ces diablotins sont rusés...

Même si ça ne les empêchait pas de mourir sous les coups de sa hache.
Il en découpa un avec un lourd revers, puis en déchira un autre à la verticale non sans arracher quelques pavés à l'endroit où son arme s'est abattue !
Un de ces rats entreprit d'escalader son manteau de fourrures mais Brognÿ se passa la main dans le dos, le saisit à mi-chemin et lui écrasa violemment son horrible face sur une extrémité pointue de sa hache. Le crâne explosé comme une tomate trop mûre, le corps du Dialint se figea dans une posture ridicule. Brognÿ saisit la dépouille par le pied et s'en servit comme d'une matraque avant de la balancer au loin façon boule de bowling !
Devant, les rangs ennemis s'étaient enfin éclaircis.
Ralarth vit les grandes portes de la ville et cette vision le galvanisa.
Sans trop s'approcher trop près de la hache mortelle du barbare, le Pugiliste frappait avec un entrain renouvelé ! Les os craquaient derrière le métal qui recouvrait ses phalanges et la chair explosait dans un bruit fort peu ragoûtant. Ralarth ne faisait guère attention à sa tenue : le moment où il remarquera les éclaboussures de sang qui la tachaient, sa rage fera de nouveaux ravages.
Mais pour l'heure, le duo n'en avait pas besoin ; l'impatient Pugiliste avait beau râler au départ, que l'entrée du village fut nettoyée bien plus vite qu'il ne le pensait.
Par contre, à force d'agiter les bras comme ça, ses épaules commençaient à le sentir passer...
Brognÿ, lui, avait l'air de très bien se porter. Sans doute que la différence de gabarit plaidait plus en la faveur de l'un que de l'autre. Le manche de sa hache calée contre son épaule droite, il adressa un sourire moqueur à son compagnon d'armes.

- Ne me dis pas que tu fatigues déjà, p'tit bout d'homme ? jubila-t-il. Ha ! Ça fanfaronne mais ça n'est bon qu'à écraser quelques misérables mouches, hein !

Ralarth frappa ses poings l'un contre l'autre, produisant des étincelles magiques à l'impact.
Au beau milieu de la grande allée pavée de pierre, de sang et de corps brisés, il avait l'air vraiment fâché !
Mais finalement, il éclata de rire.

- Pfa-ha-ha-ha ! T'es un bel enfoiré, Brognÿ, mais je dois bien avoué que t'as une sacrée paire de couilles. D'ailleurs, si j'avais pas reçu un coup en travers des baloches, j'aurais fait un meilleur score que toi, mon grand !

- Ah ouais ? Tu veux me faire croire que tu ne t'es toujours pas remis du sale coup de notre suspecte numéro un ? Ta-ta-ta, siffla-t-il avec sa langue entre ses dents. Ça ne prend pas avec moi, mon garçon.

La joute verbale aurait bien pu continuer encore longtemps, sauf que ses deux participants sentirent le sol trembler sous leurs pieds et s'arrêtèrent là.
Leurs regards convergèrent en direction des bois, par-delà l'encadrement de la grande porte qu'ils s'évertuaient à garder ; une ombre imposante se détachait des buissons à pas modérés, au rythme des secousses...
Plus le monstre avançait et plus les yeux des deux guerriers s'élevaient vers les hauteurs.
Ralarth se massa la nuque, subjugué par la présence inopinée de cet énorme dinosaure couvert de plumes de corbeau. Il avait l'air tout droit sorti d'un cauchemar, notamment avec ce cavalier installé sur la selle, qui ressemblait à une version ténébreuse et reptilienne de Brognÿ - avec les fourrures en moins sur les épaules. Le monstre humanoïde portait pour seul vêtement une épaisse ceinture avec un pagne vert foncé qui lui descendait jusqu'aux genoux. Toute la superficie de son corps était recouverte d'écailles lisses, hormis la partie intérieure de son visage qui elle tranchait de par sa couleur jaune. Une pierre était également incrustée entre ses deux yeux. On la différenciait à peine du reste de son faciès dans la mesure où elle en partageait la teinte. Aussi, une lame de la taille d'un couteau de chasse pendait à sa ceinture. Le manche de celle-ci paraissait presque trop petit pour ses énormes mains.
Quelle qu'elle fût exactement, cette créature dégageait une certaine aura...

- Ça, souffla Brognÿ en parlant de la monture reptilienne, on en trouve pas dans cette forêt.

- Je le pense aussi, ajouta Ralarth avant de héler le nouveau venu : Hé ! Sois gentil et fais faire demi-tour à ta monture, mon gros ! C'est pas vraiment la bonne période pour venir faire du pèlerinage.

Le cavalier qui semblait provenir d'un autre monde balayait l'endroit du regard, le faisant courir sur les murs éclaboussés de sang et les pavés souillés par la présence des cadavres Dialints. Il n'avait pas du tout l'air de se soucier des bêtises proférées par le Pugiliste.

- On dirait bien qu'il te snobe, lui sourit le combattant à la hache.

Ralarth émit un grognement de pur mécontentement.
Dépassant son collègue, il fit un pas avant et s'apprêtait à relancer le bougre quand son espèce de T-rex à plumes poussa un rugissement sonore qui le força à reculer.

- Pouah ! lâcha-t-il en brassant l'air devant son nez. C-cette gueule pue la mort !

Brognÿ n'avait pas bougé. Il lui posa une main sur l'épaule du Pugiliste et, d'un mouvement de tête, l'invita à lui laisser le champ libre.

- Délit de sale haleine, se gaussa-t-il en ramenant au sol la tête de sa hache. Laisse les adultes avoir une petite discussion entre eux, veux-tu ?

- Tch ! Ne va pas te plaindre si ça tourne mal.

Le colosse à l'épiderme d'obsidienne flatta l'encolure de son gros reptile tout en lui soufflant quelque chose à l'oreille, puis sauta de son dos. Lorsqu'il atterrit sur les pavés, certaines se fendillèrent sous ses imposants pieds griffus. Derrière-lui, le dinosaure semblait se délecter des cadavres environnants.
Les yeux du géant se posèrent sur la figure de Brognÿ.

- Les amuses bouche après lesquels courraient ma bête sont éparpillés aux quatre vents, constata-t-il de sa voix caverneuse. Je ne m’attendais pas à ce qu'ils fassent long feu de toute façon.

Brognÿ inclina légèrement la tête, paraissant tout de suite bien plus intimidant derrière la ligne de ses sourcils froncés.

- Tu ne les commandais pas, conclut-il. Ils te fuyaient et, poussés par l'énergie du désespoir, devaient à tout prix trouver refuge entre ces murs au risque de se faire dévorer. la panique les a rendu téméraires et destructeurs. (Il inspira un grand coup, prit sa hache à deux mains, et la leva dans l'axe de son nouvel ennemi.) Inutile que l'on se présente : je ne donnerai pas mon nom à un monstre que je vais tout simplement décapiter !

Tout contracté, le grand homme à la hache dégageait lui-aussi une force qu'il ne serait pas judicieux de prendre à la légère !
Ledit monstre eut un rictus venimeux. Il ne prit même pas la peine de se mettre en garde, levant plutôt une main noire comme la nuit pour faire signe au cerbère d'oser mettre ses paroles à exécution.

- Essaye de me faire reculer pour voir, l'invita-t-il.

Brognÿ le toisa durement, poussa un cri de guerre, puis se jeta sur lui !

Certains Dialints - moins peureux et plus solides sur le plan mental - avaient pour ordre de se rendre au centre du village et d'assiéger la plus grande de ses maisons, là où le maire s'était retiré, suivi par une précieuse poignée de gardes qui auraient possiblement pu sauver d'autres vies que la sienne. Nérènie et Laurenas l'avaient constaté car, au départ, les diablotins à ramures fonçaient tête baissée à travers les rues sans se soucier le moins du monde des personnes qu'ils avaient renversés en chemin.
Le chevalier se battait depuis un bon moment déjà, autant pour aider les villageois en difficulté que pour assurer une défense solide à son alliée. Celle-ci usait de sa magie curative afin de remettre sur pieds les pauvres hères agonisant dont tout le monde semblait se ficher.
Un jour ou l'autre, son trop grand cœur finirait par la perdre  - mais c'était justement par égard pour ses convictions et son humanité que Laurenas l’épaulait du mieux qu'il pût.
La prêtresse réagissait à chaque cri qu'elle entendait, plus que jamais désireuse de venir en aide à son prochain. Son endurance était à toute épreuve. Son protecteur qui lui portait armes, armure et bouclier, n'en démordait pas non plus - il le fallait bien pour espérer tenir la cadence.
Il repoussa un Dialint furieux d'un coup de bouclier, l'acheva d'un puissant coup d'estoc, puis coula un regard par-dessus son épaule. Nérènie en avait terminé avec les soins : l'homme à qui elle était venu au secours la remercia copieusement et fila se mettre à l'abri.

- C'est bon ? demanda Laurenas à la prêtresse. C'était le dernier ? Parce qu'il faut qu'on retrouve les autres, et vite !

Ces petits démons ne pouvaient pas êtres considérés comme de solides adversaires, mais plus le chevalier en tuait plus il en arrivait ! C'était comme s'il en pleuvait - Laurenas l'ignorait mais c'était bel et bien le cas. Plus pour sa vie, il craignait surtout de tomber dans une embuscade qui mettrait à mal la prêtresse.

- Oui, acquiesça cette dernière. Il le faudrait. Mais tu oublies le maire ! On ne peut pas le laisser seul avec sa garde. C'est une cible privilégiée, je te rappelle.

Laurenas fit la grimace. Elle avait raison : cet homme ne devait pas tomber ! Il avait beau être un lâche, les gens étaient suffisamment abrutis pour l'écouter. Et en période de paix, ce maire-là savait ce qu'il faisait.

- Bon, décida-t-il. On y va. Mais tu ne me quittes pas d'une semelle, on est bien d'accord ?

Nérénie se pinça les lèvres et hocha fermement la tête. Le duo reprit la route.

Ils ne se trouvaient pas loin des appartements du maire. A peine étaient-ils arrivés qu'ils virent plusieurs colonnes de flammes s'échapper de la grande maison !
 Des Dialints dansaient au beau milieu des cendres volatiles. Ils ricanaient, caracolaient, se bousculaient allègrement et brisaient des tonneaux d'huile sur la demeure déjà souffrante. A leurs pieds gisaient plusieurs cadavres - des gardes.
Celui du maire ne comptait pas parmi ceux-là, mais ce n'était plus qu'une question de temps : il y avait quelqu'un qui criait derrière les rideaux incandescents.

- Par tous les Enfers ! rugit Laurenas. Vous ne méritez aucun pardon ! Mourrez, créatures du Diable !

Les interpellés tournèrent la tête de conserve dans sa direction, le lorgnant méchamment avec leurs petits yeux noirs. Sans aucune forme de procès, le chevalier en fit de la chair à pâtée, éclatant une mâchoire avec le rebord de son bouclier et tranchant plusieurs autres diablotins exotiques avec sa fidèle épée !
Il leva les yeux juste à temps pour voir la prêtresse invoquer un bouclier sphérique autour de sa personne et pénétrer dans la maison. Les flammes léchèrent la protection magique, puis la silhouette de Nérènie disparut derrière elles.

- Bon sang ! grinça le chevalier. Ne traîne surtout pas là-dedans...

Sans disposer d'une barrière équivalente, il n'était pas en mesure de la suivre. Il ne lui restait plus qu'à espérer. Qu'à prier pour la voir revenir le plus rapidement possible avant que les fondations de la maison ne cèdent !
Impuissant, le chevalier serra les dents, son visage illuminé par le feu dansant.
Il attendit, attendit, et attendit encore... puis se rendit compte que les cris avaient cessé.
Ça y est ? Avait-elle retrouvé cet imbécile de maire ?
Laurenas guettait les fenêtres, serrant si fort la poignée de son bouclier et de son épée que ses phalanges en blanchirent. C'est alors qu'il vit, au travers de l'une d'entre-elles, une silhouette se découper à travers le rideau de flammes.

- Nérènie ? hurla le chevalier.

N'obtenant aucune réponse par-dessus le crépitement incessant des flammes, il plissa les yeux.
A première vue, les contours de sa barrière empêchaient le feu de la ronger. Rassuré, le visage de Laurenas se fendit d'un sourire de circonstances.
Puis quelque chose de lourd jaillit de cette même fenêtre et s'immobilisa à ses pieds. Un corps carbonisé, mais reconnaissable puisque le visage n'avait pas brûlé en entier.
Laurenas écarquilla les yeux, choqué.
Ce corps appartenait à la prêtresse ! Quelqu'un lui avait tranché la gorge, car une entaille béante bouillonnait sous son menton.

- NOOOOOOOOOOON !!!

Un cri terrible qui provenait du fond de son âme !
Mais un cri qui ne perturbait pas l'homme responsable de cet acte diabolique. L'homme qui était entouré de cette barrière magique que Laurenas avait entraperçue.
En levant ses yeux larmoyants, le chevalier reconnut le maire... avant que son déguisement surréaliste ne vole en éclats pour laisser place à une silhouette plus élancée.
Vêtu d'un manteau sinistre à col long et équipé de gants blancs qui tranchaient avec tout le reste, l'individu avait un visage froid dénué de sourcils. La moitié de sa face était masquée par une frange, si bien qu'on ne percevait pas l'éclat de son œil droit.

- Quelle vision déchirante, soupira l'inconnu sans avoir l'air de croire à ses propos. Pour un peu et j'en pleurerais.

- Ord...ORDUUUURE !

Laurenas enjamba le corps ravagé de la défunte prêtresse et se précipita sur le sorcier !

- Inutile.

La bulle de lumière qui l'entourait se détacha de sa silhouette, avalant à mi-chemin celle du chevalier avant de se fixer au sol. Laurenas percuta la paroi intérieure avec son bouclier, puis s'acharna dessus avec son épée sans grand succès. Prisonnier de ce sort, il hurlait comme un démon, et à sa voix se mélangeait à l'impact métallique de son épée contre la structure magique.
Un bras plié dans le dos, le faux maire s'approcha de la sphère d'un pas serein.
Il affichait un léger sourire que l'expression de ses yeux sombres rendait mauvais. D'un geste lent et calculé, il ramena sa main gauche entre lui et sa proie ; elle soupesait une lame fine souillée de sang, mais qui luisait malgré tout d'un éclat doré.

- C'est arme que je tiens-là, articula-t-il en coulant un vague regard au corps de Nérènie, est celle qui a pris la vie de cette mignonne petite créature. (Il tapota distraitement la sphère avec la pointe du couteau mystique.) Je ne l'ai pas fait souffrir si ça peut te rassurer.

Depuis sa prison, Laurenas lui hurlait des insultes à s'en déchirer les cordes vocales ! Ses joues ruisselaient de larmes de haine. Son visage n'était plus qu'un masque de souffrance et de colère !
L'homme en face de lui se régalait de ce spectacle.

- Tu envisages de venger sa mort ? Hin. Alors tu sais ce qu'il te reste à faire : viens me trouver en plein cœur de la forêt. Tu peux amener tes amis avec toi, si tu veux. Au final, dit-il en approchant un peu plus son visage de dément de la barrière, le résultat sera le même !

Il éclata d'un rire machiavélique.
Un rire qui ne dura pas néanmoins.
Une curieuse magie était en train d'opérer à même sa peau. Si le mauvais avait pu voir l'épiderme de ses doigts, il aurait vu tout un tas de motifs cabalistiques affleurer à sa surface.
Il ne pouvait bouger que les yeux. Des yeux sombres, un tantinet contrariés, qui se braquèrent aussitôt sur le responsable de cette offense : un individu aux cheveux blancs armé d'un... petit carnet ?

- Bas les pattes.

Le nouveau venu sortit une lame en Scellenite d'une poche intérieure de sa veste et la lança contre la barrière qui explosa en de multiples morceaux. Son créateur eut tout juste le temps de révoquer le sortilège d'immobilité dont il était victime et de reculer d'un bond, évitant du même coup la frappe en estoc du chevalier qui n'avait d'yeux que pour lui.

- Hum... On dirait bien que je vais devoir vous laisser, chers ennemis. Votre heure n'est pas encore venue - même si j'ai le sentiment qu'elle ne va plus tarder.

- RESTE-LA ! s'époumona Laurenas.

Il chargea de nouveau. En vain, sa cible ayant disparu dans le sol, comme aspirée par un vortex sombre ayant pris naissance juste sous ses pieds.
Hors d'haleine, les yeux exorbités, le chevalier resta un instant là à fixer la pierre nue avant de s'effondrer sur les genoux et de lâcher ses armes. Les larmes se remirent à couler sur ses joues et un cri de pur désespoir franchit ses lèvres.

Dathryth était venu à la rescousse un peu trop tardivement. Impassible, son couteau de nouveau en main, il observa un moment la dépouille de Nérènie avant de s'en détourner - il ne pouvait plus rien faire pour elle.
Laurenas, seul survivant de ce carnage à en juger par les corps qui jonchaient le sol, hurlait et pleurait à s'en vider les poumons. D'un point de vue mental, il n'était pas non plus en état de combattre...
Cette vision aurait touché le cœur de n'importe qui. Mais le Contractant ne faisait pas partie de cette catégorie-là. Pragmatique, il jugeait la situation de façon très professionnelle, sans s'encombrer de sentiments nuisibles.
Aujourd'hui, il avait perdu un membre de son équipe. Un précieux soutien en cas de blessure. Une âme généreuse et forte, capable d'invoquer la lumière et de prier les Dieux pour soigner son prochain...
Plus maintenant.
Dathryth serra le poing et s'agenouilla auprès du chevalier, qui avait baissé la tête.

- Nous la vengerons, lui assura-t-il en posant une main sur son épaule.

Laurenas tourna la tête et, les yeux rouges, répondit :

- Je tuerai ce salaud de mes propres mains !

Les toits en tuiles m'offraient une bien meilleure vue sur l'ensemble. Il faut dire que j'avais choisi l'un des plus hauts ! Ainsi, après avoir vidé une bonne partie des allées du village de ses envahisseurs sournois, de là où j'étais il m'était tout à fait possible de localiser les foyers en proie à des incendies.
En me fiant aux colonnes de fumée, j'en dénombrai une bonne dizaine. Un chiffre plutôt alarmant. Surtout que les crapules responsables de ces méfaits odorants survolaient toujours la zone en ricanant...
Ces salopiauds avaient des ailes et une couronne de flammes sur la tête alors que moi, on m'avait privé de l'usage de mon Ki et qu'il m'était donc impossible de quitter le plancher des vaches autrement qu'en escaladant les maisons.
La Caladbolg en main, je poussai un gros soupir avant d'arborer un sourire plus clinquant que le précédent.

- Bien. Passons à la phase suivante : le tir au pigeon !

J'étais déjà en train de me préparer lorsque la voix de mon épée résonna à travers mon esprit :

- Un instant, Maîtresse. Il y a quelqu'un...

Quelqu'un ? Où ça ?
Les yeux plissés et la main en visière, je balayai l'horizon du regard.
Bien plus loin, au sommet d'un toit un peu plus petit que le mien, une silhouette se tenait dans une étrange posture...

- Vous la connaissez.

C'est en apercevant l'arc qu'elle tenait à bout de bras que je compris à qui j'avais affaire : Nostell, l'éclaireuse !
Force était de constater qu'elle avait récupéré son matériel, car au-dessus de sa tête les Dialints incendiaires tombaient comme des mouches. Avec une précision chirurgicale, ses flèches les fauchaient les uns après les autres !
En la voyant faire, je me fendis d'un sourire trois fois plus éclatant que le précédent.
Changement de projet !

- Faites attention à ce qu'elle ne vous prenne pas pour cible, me glissa la Caladbolg, particulièrement méfiante.

- J'en prends bonne note, dis-je en traçant une Rune sur le dos de ma main armée. Quant à toi, Caladbolg, prépare-toi parce que ça va chauffer !

- Qu'entendez-vous par là ?

Je la brandis le plus haut possible comme si je comptais m'en servir tel un paratonnerre !
La Rune Ferhu Inversée se mit à briller comme un petit soleil. Dès cet instant, j'avais appelé à moi le feu environnant ! De l'ensemble des foyers incendiés, des colonnes de flammes s'élevèrent, subitement arrachées à leurs gibiers de bois. Elles s'étiraient comme des serpents en direction du ciel avant de changer de trajectoire et d'onduler vers de meilleurs auspices : direction la pointe de ma lame ensorcelée.

- A moi, flammes rugissantes ! m'exclamai-je aussitôt. Dansez une ultime fois...

Arrivés au-dessus de ma tête, les serpents de feu se fondirent dans un seul et même moule, circulant à travers ma lame pour se réfugier avec force crépitements à l'intérieur de ma main signée !
Peu de temps après, lorsque la plus petite flammèche fut absorbée, je ramenai la main à hauteur de mon visage, tout sourires.

- ...Puis, de par votre chaleureuse énergie, sustentez-moi~

Converti en magie pure grâce aux pouvoirs de ma Rune éteinte, le feu courrait en mon sein.
Ces maudits Diablints avaient finalement servi à quelque chose, en fin de compte !
Mon action n'avait pas échappé à Nostell. L'arc baissé mais la corde entre les doigts, celle-ci m'observait depuis son toit.
Je lui fis un petit coucou de ma main libre en lui criant énergiquement :

- Ne m'envoyez pas de flèche, SVP ! Vous et vos alliés n'avez rien à craindre de moi, je vous le garantie !

Elle lâcha sa corde et positionna sa main en porte-voix.
Je l'entendis crier :

- Derrière vous !

Derrière moi quoi ?
J'arquai les sourcils en pivotant sur mes pieds.
Effectivement : j'étais devenue la cible prioritaire d'une autre de ces créatures folles à lier !
Elle était plus grande que les autres, avec ses griffes d'obsidienne, ses ailes membraneuses et ses longues ramures qui se terminaient en fourche.
Ah ! Et celle-ci savait aussi s'exprimer.

- Nos flammes ! rugit-elle. Comment as-tu osé ?! Tu ne perds rien pour attendre, chapardeuse !

J'eus droit à un missile de toute beauté ! Dans le genre incandescent sur toute sa longueur, telle une météorite entrée en contact avec l'atmosphère terrestre. Le Démon me l'avait projeté du fin fond de son infernal gosier.
Un revers de mon épée suffit à écarter ce danger, qui s'écrasa en deux parties plus ou moins égales tout contre les tuiles alentour.
Curieusement, il n'y eut aucun incendie.
Je fis basculai mon attention sur mon assaillant renfrogné.

- Oh ! Alors c'est vous que je suis censée remercier pour ce petit requinquage ? jubilai-je. Soit ! Un grand merci pour votre contribution. D'ailleurs, maintenant que vous êtes là, autant en profiter...

L'avantage avec la Rune Isa, c'est qu'elle est très facile à tracer : un trait droit et le tour est joué !
Je n'eus aucun mal à l'activer. Depuis les airs, elle émit une lumière vaporeuse d'un violet pâle. L'instant d'après, il y eut comme un éclair. Une vive lueur, ponctuée par un cri alarmant.
Je n'avais pas quitté des yeux le démon, qui se mit à battre frénétiquement de l'aile gauche à défaut de pouvoir utiliser l'autre, coincée comme elle était dans un bloc de glace - mauve - particulièrement encombrant.

- ...Savourez ce froid mordant, cher ennemi ! En espérant très cordialement avoir calmé vos ardeurs~

Mais le vilain bougre s'accrochait toujours à la vie ; au lieu de tomber et de se fracasser en contrebas, il s'était rattrapé au bord du toit à l'aide de ses longs ongles, l'autre moitié de son corps attiré vers le sol.
Cet idiot n'avait pas l'air de savoir quand abandonner.
Je secouai gentiment la tête, la mine faussement désolée. Puis, sans crainte aucune, je m'approchai du rebord avant de m'accroupir au-dessus du vide.

- A-Aide-moi ! supplia-t-il en battant nerveusement de l'aile.

- Vous aider ? répétai-je en penchant la tête de côté. Me promettez-vous de ne plus jamais me cracher de boule de feu au visage ?

- J-Je le jure !

Je tendis la main...

- Le mensonge me rend froide comme la glace, répondis-je en dessinant la Rune Isa entre ses deux yeux ronds.

Ma magie lui givra les neurones.
Une expression de peur glacée sur son visage grimaçant, le monstre lâcha prise et s'écrasa avec fracas sur les pavés. J'y jetai un bref coup d’œil depuis mon perchoir, le temps d'aviser une mare de sang huileux se former sous son crâne morcelé, puis je hochai la tête.

- Simple comme bonjour, gloussai-je tout en me redressant dans le plus grand des calmes.

Du coin de l’œil, je remarquai que l'archère en avait presque terminé avec ses cibles volantes.
Presque ! car il restait quand même un élément particulièrement enquiquinant qu'elle n'était pas en mesure d'atteindre avec son arc : cette espèce de grosse baudruche à cornes qui flottait à haute altitude. Par endroits, elle vomissait des petits diables. Alors si personne ne se dévouait pour se débarrasser d'elle, les ennuis continueraient de pleuvoir sur nos têtes.
Perspective guère réjouissante !
Je m'échauffai poignets et cou en m'efforçant d'imaginer un moyen de l'atteindre...

Ralarth n'en croyait pas ses yeux. Il aurait dû intervenir plus tôt, parce que maintenant c'était trop tard pour faire pencher la balance du côté de Brognÿ. Celui-ci, à bout de souffle, désarmé, reposait piteusement sur les larges épaules de son terrible adversaire !
Le combat ne s'était pas éternisé. Le Pugiliste, en tant que spectateur incrédule, aurait pu le résumer en seulement quelques mots : un départ explosif pour une chute vertigineuse.

Tout était allé si vite !
Brognÿ, sa grosse hache entre les mains, avait chargé son monstre d'ennemi qui s'était contenté d'éviter les frappes les plus lourdes et de bloquer celles qui lui semblaient abordables - du point de vue de Ralarth. Le colosse aux fourrures ne s'était même pas rendu compte que son adversaire s'accordait le temps de le jauger. Pris dans le feu de l'action, occupé à faire vrombir sa puissante arme, il n'avait littéralement rien vu venir !
Mais ce fut à cet instant précis, où le monstre aux écailles sombres avait attrapé les poignets de Brognÿ, que tout avait basculé. Ralarth avait cru voir la pierre plantée au milieu du front du malabar reptilien briller d'un éclat discret avant que celui-ci n'exerce une pression forte sur les articulations du guerrier - ce au point de les faire craquer.
La suite, non moins rapide et dévastatrice, avait laissé le Pugiliste sans voix : la hache de Brognÿ, catapultée par un puissant coup de genou, s'était envolée de ses mains, puis son propriétaire s'était fait molester à coups de poing comme un pauvre gamin impuissant !
L'arme de ce dernier n'avait même pas encore touché terre qu'il se trouvait déjà perché sur les épaules robustes de son contendant, à moitié dans les vapes...

Le constat fut sans appel : cette bravade était une bérézina pour Brognÿ.
Choqué, Ralarth cria son nom, s'attirant tout de suite le regard froid et intimidant de l'entité à la pigmentation ténébreuse.

- Hmpf ! Pathétique, lâcha le colosse. Vous auriez mieux fait de vous y mettre à deux.

Avec un Body Slam à en faire trembler jusqu’aux fondations des maisons voisines, il renversa violemment Brognÿ sur le dos, soufflant sur le sol fissuré poussière, sang et divers débris corporels de Dialints dans un véritable coup de tonnerre !
Ralarth sursauta malgré lui, puis vacilla pendant deux petites secondes - le temps de retrouver contenance et d'accuser le passage des secousses.
Il serra poings et mâchoires.

- Brognÿ ! répéta-t-il. Merde, c'est pas vrai ! Relève-toi ! Tu ne peux pas perdre comme ça, couina-t-il, sa voix virant vers les aigus sous le coup de l'émotion. Tu ne lui en auras même pas collé une bonne, bordel !

Il eut droit à un vague gémissement en guise de réponse.
Le vainqueur de cet affrontement brutal baissa les yeux sur sa proie en glissant une main à sa ceinture, là où son gros couteau de chasse pendait prisonnier de son étui. Il s'en empara, s'accroupit et en logea d'un coup sec la lame transparente dans la cuisse droite du barbare, qui laissa échapper un cri retentissant.
Ralarth sentit tous les poils de sa nuque se hérisser d'horreur !
Le titan noir arracha sa lame à la cuisse du barbare qui rugissait de douleur, les mains pressées contre son membre poignardé.

- NON ! Sale enfoiré ! rugit-il. Tu vas le payer de ta putain de vie !!!

Il ne lui en fallait pas davantage pour aller à la rencontre de cet infâme démon !

Ses gantelets de combat chargés à bloc, le Pugiliste frappait des deux bras, enchaînant les percutions à un rythme endiablé. Ses poings renforcés laissaient des rubans de lumière orange dans leur sillage. Au cours de son existence, jamais Ralarth n'avait autant donné dans un seul face à face ! Jusqu'à maintenant, il avait toujours étalé ses adversaires plus ou moins rapidement et en encaissant le moins de coups possibles. Ici, après avoir vu le sort peu enviable de son collègue, la rage avait pris le pas sur tout le reste !
Il négligeait sa défense au bénéfice de sa puissance de frappe, celle-ci allant toujours croissante !

- Je vais te marteler si fort que tu pourras servir de pitance à ton foutu lézard ! OOOORAAAAAAHHH !!

Ses frappes atteignaient bel et bien sa cible ! Il sentait qu'il était en train d'ébranler sa défense. Les détonations étaient sans équivoque à l'instar des explosions lumineuses qui ponctuaient chaque impact !
Ralarth frappait juste et frappait dur - pas de doute possible !
Le corps du colosse basculait d'un côté puis de l'autre selon le sens dans lequel il réceptionnait les fulgurantes percussions. Ses lourdes jambes fléchies ne cédaient pas, mais ce n'était plus qu'une question de secondes avant que cela n'arrive.
Je vais te venger, Brognÿ ! Attends-moi, je n'en ai plus pour très longtemps !
Son adversaire n'avait pas le temps de se rebiffer, bien sûr ! Prisonnier de cette tempête, Ralarth lui prodiguait un traitement tout ce qu'il y a de plus infernal.
Emporté par son élan, le Pugiliste affichait un sourire de forcené quand - inexplicablement, tout à coup, sans prévenir ! - quelque chose d’incroyablement lourd heurta son menton, si fort qu'il eut la tête rejetée en arrière et le regard braqué sur un ciel azuré.
Dans l'incompréhension la plus totale, Ralarth cligna des yeux trois fois avant de se rendre compte qu'il avait été mis au tapis. Il était étendu sur le dos, bras écartés, victime d'une douleur sourde au niveau de sa mâchoire inférieure et des vertèbres.
Avec toutes les peines du monde, il parvint à incliner la tête de sorte à obtenir un visuel sur cette insondable force de la nature qui venait de lui coller l’uppercut du siècle - à en juger par son poing levé.
Partout sur lui où Ralarth s'était déchaîné, le haut de son corps fumait encore mais... c'était tout. Sur cette armure de muscles et d'écailles figurait une mince pellicule d'énergie jaunâtre à peine visible.
Cette vision se brouilla.
Le Pugiliste, tout vaseux, eut soudain le tournis.
Il vit tout de même le monstre s'approcher de lui. D'un pas assuré, tout droit et contracté en un seul bloc.

- Agghh, bafouilla Ralarth, ses papilles noyées sous un goût cuivré reconnaissable entre mille.

Il s'aperçut qu'il avait la bouche en sang et qu'articuler le moindre mot ne lui était plus envisageable.

- Caresses insipides, fit le titan noir en voulant parler des coups qu'il avait reçus. Ton compagnon d'armes avait au moins raison sur un point : ni lui ni toi ne méritez de connaître mon nom.

Il se tourna vers sa terrifiante monture. Celle-ci en avait presque terminé avec les restes de Dialints.
Son maître attira son attention d'un claquement de doigts.

- Kro'ch ! l'appela-t-il en lui indiquant Brognÿ d'un mouvement de menton. Je te laisse celui-là. Fais-en ce qui te plaît.

Le dinosaure à plumes entrouvrit la gueule et braqua aussitôt son attention sur le barbare.
Ralarth, qui tentait malhabilement de se redresser sur les coudes, émit quelques vagues protestations. Ses efforts furent étouffés dans l’œuf par l'intervention d'un pied massif, posé sur le haut de sa poitrine à lui en comprimer la trachée.
La gorge en feu et les yeux écarquillés, le Pugiliste comprit quel destin l'attendait : le couteau de chasse brandi par son tortionnaire menaçait de lui trouer le torse.
Ralarth s'agita comme un poisson hors de l'eau, remuant ses jambes en vain.
Il était coincé et, très bientôt, il le serait à jamais dans l'autre monde, de l'autre côté du voile.
Impuissant, effrayé, il fuit du regard la pointe du couteau en Scellenite pour lancer un regard chargé de regrets à ce Brognÿ, sur le point d'être dévoré vivant par un carnivore gargantuesque...

- Bas les pattes ! hurla une voix féminine.

Le monstre de puissance qui piétinait Ralarth leva son avant-bras droit par réflexe. Le javelot de glace projeté par la Runiste ricocha dessus et alla se perdre parmi les pavés retournés.
Les yeux froids du mastodonte rencontrèrent les pupilles violettes de Vianna, chargées d'une envie presque palpable d'en découdre. La tenue de cette dernière, assez légère à l'origine, était recouverte d'une impressionnante couche de stalactites et de stalagmites aux sombres extrémités.
Le plus inquiétant dans tout ça : la Rune « Isa » brillait au-dessus de sa poitrine !
La jeune femme était accompagnée par une autre, loin d'être aussi prometteuse de prime abord avec sa ridicule robe noire et blanche. Le colosse comprit son erreur de jugement au moment où il sentit son grand corps reculer d'un pas à l'insu de sa conscience.
Cette maudite garce était une psychique ?
Pour lui qui n'avait jamais esquissé un pas en retrait de toute sa vie, l'affront était de taille !
Il serra ses poings massifs et cessa de s’intéresser à cet homme pitoyable étendu par terre qu'il avait pourtant entrepris d'achever avec son couteau.

- Pestes que vous êtes ! grogna-t-il entre ses dents. Laissez faire la nature toute-puissante au lieu de lui tourner autour comme de vulgaires moucherons.

Il avait récupéré le contrôle total de sa carcasse blindée et s'apprêtait à châtier les nouvelles arrivantes quand un rugissement vibrant de douleur se fit entendre derrière lui.
Cela provenait de Kro'ch !
Que lui arrivait-il, à celui-là ?
Agacé, son propriétaire tourna la tête vers le dinosaure et constata qu'il avait lui aussi reculé - non pas d'un pas mais de plusieurs ! - en raison d'une flèche logée dans son œil gauche.
Qui avait osé ?!
Le visage renfrogné, son cavalier balaya vivement les toits du regard. Avec sa vision thermique, il n'eut aucun mal à localiser l'archère responsable de cette offense !
Fracassant les pavés d'un écrasement de pied en signe de mécontentement, le monstre, pris dans une colère froide, lança un regard assassin à la fille de glace.

- Ton sang et tes pouvoirs nourriront ma lame ! la menaça-t-il avant de lui foncer dessus comme un buffle.

- Vefa ! s'écria la Runiste. Demande d'assistance immédiate !

L'appelée enferma entre ses mains le médaillon qui pendait autour de son cou et se concentra au maximum, perturbant les sens du géant de par l'activité de ses pouvoirs mentaux. A ceux-là s'ajoutait le souffle glacé de la magicienne aux cheveux violets, suffisamment fort et entêtant pour freiner tant bien que mal l'avancée de leur terrible opposant !
Ce dernier voulut les faucher d'un large revers mais les deux chipies prirent judicieusement leurs distances. Un grognement sourd échappa à la bête humanoïde, qui enfonça de nouveau l'une de ses pattes à travers les pavés afin de se rétablir et modifier sa trajectoire.

- Vous n'êtes pas en mesure de me faire face, humaines, leur lança-t-il. Alors à quoi bon continuer à vous ridiculiser de la sorte ? Acceptez la fin ! Acceptez celle que je ne vais pas tarder à vous infliger !

- C'est ça ! répliqua Vianna. Tu devrais plutôt te soucier de ton propre cas, gros nigaud !

Curieusement, le malabar sentit la pression sur ses jambes s'accroître.
Encore un coup de l'autre donzelle aux écœurants dons mentaux ?
Mais ce n'était pas tout, le monde parut s'assombrir tout à coup. Comme si...
Le géant leva les yeux au-dessus de sa tête. Juste à temps pour aviser la descente imminente d'un énorme pieu de glace.

- ...Misérables, souffla-t-il.

Elles espéraient venir à bout de lui avec une charge aussi ridicule ?
Pathétique !
Fort de ses deux bras outrageusement musclés, le monstre d'obsidienne supporta le gros stalactite, braqua ses yeux de reptile sur l'archère occupée à jouer au chat et à la souris avec Kro'ch, puis lui balança le poids glacé qui s'écrasa droit sur le toit qu'elle parcourait.

- Nostell ! s'écrièrent les deux autres aventurières en la voyant se faire avaler par l’effondrement de la maison toute entière.

- Toutes des imbéciles, jubila leur assaillant. Des faibles qui estiment pouvoir défier le fort en se fiant au nombre ! Toutes les trois, vous n'êtes pas bien différentes des Dialints : vous bougez dans tous les sens et pour quel résultat ? Aucun, si ce n'est votre mort prochaine.

Il ramena son poing droit tout contre son front puis, la paume luisante d'une froide énergie, déplia ce même bras sur le duo paniqué. De ce mouvement, une onde de choc naquit, repoussant les deux femmes sur quelques mètres !
 La Ritualiste fut la première à laisser tomber un genou à terre, l'autre supportant visiblement mieux la charge d'énergie. Probablement en raison de son armure glaciale.

- N-nous ne serons pas vaincues ! assura la Runiste.

Le colosse eut un sourire de prédateur.
Ah oui ? Elle en avait de bonnes, cette petite puce !
Il fit comme elle, puisant dans les pouvoirs magiques contenus au sein de cette pierre qu'il arborait entre ses deux yeux. Le caillou mystique émit une lueur identique à la précédente. Celle-ci descendit le long du corps de son manipulateur, puis une fois parvenue à sa jambe qu'il avait levée...

- Ce sont là les paroles d'une faible ! tonna le titan.

...Produisit un tremblement de terre tel qu'on en voyait jamais dans cette région lorsqu'elle se répandit sous les pavés. Les pierres volèrent en éclats à maints endroits, soulevés par de puissants geysers d'énergie pure !
Vianna et son alliée furent toutes les deux projetées dans les airs.

- Écrasez-vous au sol comme les moucherons que vous êtes ! triompha leur assaillant.

Soudain, la poussière environnante fut comme aspirée dans une direction.
Alors qu'elles étaient rappelées par la loi de la gravité, les deux magiciennes furent inopinément  rattrapées par une paire de mains translucides. Les membres à la consistance gélatineuse avaient jailli de l'écran de fumée.
Stupéfait mais toujours énervé, le responsable de la destruction fit courir son regard le long des bras magiques. Une silhouette fit alors son apparition, avec entre les doigts de sa main droite un petit carnet ouvert auquel étaient reliés les membres malvenus.

- D-Dathryth ! dit l'une de ses sauveuses.

- Ah, te voilà enfin, toi ! fit la deuxième, pourtant non moins heureuse de le voir.

Avec délicatesse, le blanchet commanda à ses grandes mains translucides de les reposer sur le sol.
Le colosse remarqua alors rien qu'à travers le regard qu'il lui lançait que c'était lui et personne d'autre le chef de cette bande de prétendus héros.

- Désolé de vous avoir fait attendre.

- Où sont Nérènie et Laurenas ? s'enquit rapidement la Runiste.

- Vous le saurez plus tard. Pour le moment...

- ...Nous sommes confrontés à un sacré bestiau, termina Véfa.

- Il est temps de renverser la vapeur, déclara stoïquement Dathryth.

Sans quitter des yeux leur monstre d'adversaire.
Ce type s'imaginait vraiment qu'il allait faire la différence ?
A en juger par l'intensité de son regard, oui : il y croyait dur comme fer.
Amusant, pensa le colosse. Très amusant, même !

- Kro'ch ! fit-il à l'attention de sa monture qui avait le museau plongé dans les ruines croulantes de la maison. Cesse de farfouiller dans les vestiges de cette bicoque et accueille plutôt notre nouveau challenger comme il se doit. Nous allons bien voir s'il est à la hauteur du défi qu'il s'est imposé.

Le dinosaure à plumes leva son épais museau des entrailles du bâtiment, poussa un puissant rugissement puis, les babines dégoulinantes de salive, obéit aux désirs de son maître !

Après cette petite phase de tests magiques qui s'était avérée plutôt concluante - disons à quatre-vingt quinze pourcents - il était plus que temps de passer au plat de résistance ! Le dessert, lui, n'avait pas quitté son poste, perché haut, très, très haut au-dessus de nos têtes.
Je ne m'attendais pas à le voir descendre un jour ; s'il avait choisi cette altitude, c'était surtout pour se tenir hors de portée d'éventuels assaillants pendant que ses séides se déchaînaient en bas, au point de laisser libre cours à leurs pulsions destructrices.
Par chance, la Mère Pondeuse Dialint - ou MPD pour les intimes - n'en vomissait plus depuis quelques minutes déjà. Comme s'il lui fallait recharger ses batteries avant d’espérer se lancer dans une nouvelle ponte...
En me fiant à cette théorie, j'estimai avoir assez joué avec le temps dont je disposais.

- Bien ! m'exclamai-je, la Caladbolg rangée et la Rune Ferhu tracée à même la paume de ma main gauche.

Afin de me permettre de l'utiliser avec davantage de subtilité, le symbole d'Isa lui tenait compagnie, confortablement installée sur le dos de la même main !
Dans cette dernière, je frappai énergiquement du poing.

- L'heure est venue de prouver à cet ancêtre de l'aéronef qu'il est loin d'être intouchable !

Je me mis aussitôt en position - jambes fléchies et bras écartés, le regard pointant vers mon objectif.
En poussant sur mes cuisses comme s'il s'agissait de ressorts, je parvins - même sans recourir à l'usage du Ki - à franchir d'un simple bond plusieurs mètres de hauteur ! Mais comme il ne m'était guère possible de voler, voire même de compter durablement sur ma Télékinésie Zélodienne pour me hisser encore plus haut, j'appliquai ma stratégie à la lettre ; en commençant par ramener ma main infusée de magie juste sous mes pieds afin d'y matérialiser un petit cube de magie pure sur lequel prendre appui.
Même si je ne pesais pas bien lourd, mon socle de fortune qui ignorait paresseusement les lois de la gravité n'était pas prévu pour durer. Je m'en servis donc comme d'un tremplin, me propulsant encore un cran au-dessus avant d'en invoquer un autre, puis de renouveler l'opération jusqu'à un certain point.
Et ce fameux point, je finis bien entendu par l'atteindre avec un paire de jambes aussi lourdes que du plomb ! C'était un exercice autrement plus éprouvant que l'escalade de la Tour Karine.
La Mère Pondeuse Dialint, quant à elle, m'avait repérée et me tenait maintenant dans sa ligne de mire. Elle était bien trop imposante pour s'imaginer capable de me fausser compagnie, alors elle ne trouva d'autre moyen pour se débarrasser de moi qu'en m'attaquant !
Et pour ce faire, elle ne chargea pas ; la MPD m'accueillit avec un jet de salive dont la couleur n'avait rien de rassurant.

- Bah, tiens ! fis-je, outrée. Il ne manquerait plus que tu me pisses sur le front, maintenant !

Mon dernier bond, je le fis légèrement de travers, évitant ainsi cette salve fort peu ragoûtante. J'eus le temps de voir et d'entendre mon dernier cube magique fondre comme neige au soleil au contact du liquide abject - et corrosif comme je m'en étais douté.
Entre-temps, à deux doigts de me faire happer par la gravité, j'avais tiré mon épée au clair.

- A toi de jouer, ma belle : Fractio !

Par procédé magique, la Caladbolg se désarticula. Étirée comme un élastique, souple comme un fouet, elle s'enroula prestement autour de la créature bombée de sorte à la ligoter sur plusieurs tours.
Toute comprimée, la MPD poussa un affreux mugissement qui se mua en une sorte de soupir non moins écœurant.
Par le biais le canal mental que nous partagions, j'ordonnai à ma lame ensorcelée de se rétracter dans le sens inverse - c'est à dire à partir de la garde au lieu de la pointe. Je fus aussitôt ramenée auprès de ma vulgaire adversaire. Dès lors me hisser sur son dos n’était plus qu'une formalité.

- Allez, ma grande ! la motivais-je avec une bonne claque sur la croupe et un double coups de talon sur les flancs. Tout le monde descend~

Elle émit une protestation sifflante - un peu comme une cocotte minute - avant de piquer brusquement vers le bas et de se mettre à bouger dans tous les sens.
Apparemment, nous ne nous trouvions pas sur la même longueur d'onde, elle et moi...
Je voulais faire d'elle ma monture ; motivée à me désarçonner, elle se rebiffait copieusement contre mon autorité.
Pour la rappeler à l'ordre, il me fallut tirer fort sur sa bride - autrement dit la Caladbolg rallongée. A mes oreilles, le couinement de mon horrible destrier fut d'une éloquence satisfaisante. Nous étions reparties sur un bon pied. Toutefois, pas sur le long terme ! L'indisciplinée se remit à gesticuler en produisant une flopée de sons tous aussi désagréables les uns que les autres. Au risque de passer par dessus bord, je dus me débarrasser d'elle plus tôt que prévu. La lame de la Caladbolg fit son office, égorgeant l'obèse monstruosité dans un bruit de déchirure. Puis ce fut comme si on avait crevé un ballon en plein vol : selon une trajectoire chaotique, la MPD se dégonfla à toute vitesse, vidangeant sang et air pendant notre chute vertigineuse.

- Aaaaaah, non! Non, non, non ! Mayday, mayday, mayday ! On va s'écraser, on va s'écraseeeeeer !

Agrippée autant au manche de la Caladbolg qu'au cuir détendu du monstre, l'esquisse d'un nouveau cri m'échappa avant que je ne parvienne à récupérer contenance. Face à l'urgence de la situation et au crash imminent, je m'étais concentrée en vue de recourir à un sortilège salvateur...

La sphère de télékinésie dans laquelle je m'étais enfermée - avec la baudruche éclatée - heurta quelque chose de solide avant de s'écraser ailleurs, de défoncer quelques murs et de s'immobiliser quelque part.
Je n'y voyais rien !
La paroi intérieure de ma protection, d'ordinaire transparente et donc bien pratique pour anticiper le danger, était recouverte d'ichor noir. La MPD ne respirait plus, morte et molle comme une carpette. Avant de me soucier des ravages causés par notre crash, il me fallut d'abord libérer mes jambes piégées dans sa peau toute flasque puis relâcher mon contrôle sur la barrière.
Toute grimaçante, une main posée sur le front, je promenai mon regard sur les environs...

- J'ai... j'ai connu mieux comme moyen de transport, murmurai-je à moi-même.

Je me trouvais donc dans une maison ravagée par ma dégringolade. Un énorme sillon traversait le parquet sur toute sa longueur et les murs comptaient de nouveaux ornements tels des débris de meubles, des bibelots détruits, de grosses échardes et j'en passe !
Juste à côté d'un escalier aux marches usées et à la rambarde effondrée, Il y avait un mur. Et au milieu de ce mur, un trou. Un trou énorme ! Un trou avec des contours brisés devant lequel reposaient les vestiges d'une porte d'entrée et de son chambranle.
Tout en me dirigeant vers cette entrée devenue sortie, je me pinçai distraitement les lèvres d'une main - l'autre étant occupée à supporter le poids de la Caladbolg.

- Il est à craindre que mon ardoise risque d'être aussi salée que celle de notre petite troupe de héros...

Je n'aurais pas dû me moquer dans l'auberge.
Une histoire de karma, sans doute !
Encore un peu secouée par mon atterrissage d'urgence, je franchis le palier ravagé pour me montrer en plein jour. Un peu plus loin sur ma gauche, les portes de la ville se dressaient, majestueuses mais grandes ouvertes. Vestiges d'une récente boucherie, les murs et les pavés étaient peinturlurés de sang. Enfin, à ma droite il y avait du mouvement.
Dans l'ordre je reconnus : Brognÿ étalé par terre, conscient mais les mains pressées sur sa cuisse gauche sanguinolente ; Ralarth, assis sur les pavés, une main pressée contre sa bouche rougie par le sang ; Dathryth, Vianna et Véfa, tous les trois face à un gros bonhomme aux écailles sombres, lui-même épaulé par un gros dinosaure éborgné par une flèche - la hampe de celle-ci dépassait de son orbite.
Visiblement, il manquait du monde...
Ce n'était pas bon signe.
Je m’époussetais du dos de la main avant de me rendre compte que l'attention de toute cette assemblée était portée sur moi.
Forcément avec mon entrée en scène si particulière, pour ne pas dire fracassante...

- Alors ? On attend pas Ryry' pour lancer les festivités ? les taquinai-je en y allant de bon cœur. Quel culot vous avez, vous autres, franchement !~

- Un nouveau moucheron, grogna avec un certain mépris le molosse à la peau d’obsidienne. (Il eut la bonne idée de couler un regard dans le ciel, à l'endroit où flottait récemment la Mère Pondeuse Dialint.) Mais qui semble avoir eu raison d'un morceau bien plus gros que lui...

Ha ! On rigolait moins maintenant, hein ?
Je n'en étais pas peu fière, il est vrai !
Je bombai le torse en conséquence avant d'entendre la voix de Brognÿ me chatouiller le tympan. Il était d'une pâleur mortelle, le pauvre...

- La sorcière, c'est toi... Qu'est-ce que tu viens faire ici ? nous achever ?

Tout en réactivant la Rune Isa, je secouai la tête à son attention.

- Si vous vous souvenez bien, je n'ai jamais eu dans l'idée de vous chercher des poux dans la tête.

D'un mouvement de main, sans même ressentir le besoin de m'approcher j'appliquai de la glace en spray sur sa blessure. Comme il n'était pas en mesure de bouger la jambe, inutile de prévenir monsieur !

- Faites-moi plaisir en essayant d'être plus sage que vous ne l'avez été dans les bois ! Vous verrez : ce n'est pas aussi compliqué que ça en a l'air~

- Mais... je rêve où elle vient d'utiliser ma Rune ?! s'étrangla Vianna, qui avait adopté un look pittoresque avec sa robe de glace et les pics qui la recouvraient.

- J'ai cru voir la même chose, souffla Véfa, interdite.

- Digne d'une Envoûteuse, commenta Dathryth qui tenait mon carnet occulte dans sa main droite (Voleur!), tout comme je l'espérais.

Vianna braqua ses yeux sur lui.

- Dois-je comprendre que c'est toi qui l'a libérée ?

- Pas du tout, rétorqua le littéraire.

Avant que je prenne nonchalamment le relais :

- J'ai moi-même façonné ta clé - la Rune Isa - pour me débarrasser de VOS entraves, dis-je en les accusant tous les trois du regard, avant de hausser négligemment les épaules et d'ajouter comme si c'était quelque chose de bénin : C'est ce qui s'appelle « apprendre sur le fil ». Vous devriez essayer ! C'est amusant.

- Une deuxième Runiste donc, intervint le monstre musculeux d'une voix caverneuse où s'insinuait un soupçon de réjouissance. Intéressant ! Ma récolte sera riche en pouvoirs une fois que je me serai occupé de ton cas.

Tiens, tiens, tiens... Il était donc là pour ça, ce grand coquin !
Il ne ressemblait ni au Drac ni aux Dialints, mais je le soupçonnais agir de connivence avec ceux-là. D'une certaine manière, le couteau de chasse qu'il avait en sa possession le trahissait. Il était visiblement de la même nature que celui dont s'était servi Nostell - au demeurant absente, allez savoir pourquoi ? - avant que Dathryth ne me le mette sous le nez durant notre interrogatoire.

- Oh ! Dommage que je ne puisse pas satisfaire vos lubies. Les miennes sont l'exact opposé des vôtres, vous comprenez ? (Je me mis tout de suite en garde.) Voyons voir si le peu que vous avez déjà pris à mes alliés d'infortune suffira à vous donner l'ascendant !

- Hu hu hu... En voici une qui n'a pas froid aux yeux, sourit-il en frappant d'un poing dans sa main. Tu m'as l'air un peu moins fragile que les autres. D'ailleurs tu t'imagines capable de me reverser, moi, Bast, la Forteresse Mouvante, sans le soutien de ces larves ?

- Des larves ?! s'emporta Vianna. Ce butor ose nous traiter de larves ?! Il va voir ce qu'il va voir, ce gros tas de-

- Kro'ch ! tonna le colosse, ce qui fit sursauter la Runiste malgré son éclat de courage et de véhémence. Occupe-toi de cette pimbêche et de ses paires. (Son sourire était celui d'un prédateur.) Quand tu en auras fini avec eux, peut-être te laisserais-je croquer dans ce qu'il restera de ma proie !

Enthousiaste à cette idée, le dinosaure acquiesça d'un rugissement guttural.
Charmante invitation si elle en était !
Consciente que le danger s'étalait sur deux fronts, je ne perdis pas de temps : lame au poing, je fondis sur mon adversaire désigné.

Enjoy the show !~:

Contrairement à ce à quoi il s'était attendu, je ne tranchai pas dans le vif ; j’interrompis ma frappe à un pas seulement de Bast, lui offrant ainsi la possibilité fictive de me faucher d'un puissant coup de poing. Il me frôla en passant à deux centimètres seulement de ma joue. Après quoi je pus porter une botte ascendante droit sous son aisselle.
Parce que je n'étais pas dupe : il avait le cuir recouvert d’écailles sombres et ne comptait aucune blessure apparente alors qu'il s'était vraisemblablement battu contre plusieurs adversaires en même temps !
Conclusion : il devait forcément avoir la peau dure.
Alors autant frapper une zone encore plus souple que l'aine. Une partie du corps articulée, de préférence ! Les aisselles me semblaient être un très bon parti...
Malheureusement, la pointe de la Caladbolg buta simplement dans le creux de son épaule.
Pas le temps de faire la grimace : le colosse lança son autre main à ma poursuite. Il comptait très probablement me saisir par les cheveux avant de m'infliger un supplice au minimum trois fois plus douloureux !
D'un pas rotatif, j'échappai à son étreinte tout en ramenant mon bras armé vers moi. De cette façon, je parvins à contourner son buste après avoir glissé sous son bras tendu. Sans lui laisser le temps de se tourner, j’enchaînai directement avec un revers tranchant à hauteur des genoux. Mais, hélas, là encore le Caladbolg ne fit pas son office contre la solidité de ces écailles noires...
Je bondis en arrière, veillant tout de même à ce que la grande monture de mon ennemi n'en profite pas pour me croquer la tête en traître. Un bref coup d’œil vers Kro'ch m'apprit qu'il était très occupé avec ses opposants. Les sorts s'abattaient sur son plumage de corbeau, produisant un véritable chaos de bruits discordants.
Tout ceci ne me regardait pas ; j'avais un plus gros chat à fouetter.

- Pas trop déçue ? persifla Bast, manifestement très confiant en son étonnante robustesse.

- Pas le moins du monde ! répondis-je avec un sourire espiègle. Au contraire, notre bref échange m'a prouvé que nous n'avons pas fini de nous amuser, tous les deux. (Je fléchis légèrement sur mes jambes.) Seulement, je vais devoir vous dévoiler quelques-unes de mes bottes secrètes un petit peu plus tôt que prévu ! Alors si vous êtes prêt à déchanter, je vous invite à reprendre la danse~

J'esquissai un mouvement de doigts en aval tout en rengainant la Caladbolg - j'allais avoir besoin de mes deux mains pour mener mon projet à bien.
Indifférent à ma provocation, Bast fit craquer sa nuque.

- Ce serait très impoli de te faire attendre.

Soudain, la pierre logée dans son front se mit à briller. Son éclat surnaturel glissa entre ses écailles, traversant visage, cou et trapèze pour se reprendre au-delà de son épaule droite qu'il avait remuée en vu d'armer un coup. Son poing s'écrasa contre les pavés, libérant ainsi une décharge d'énergie à travers le sol qui se mit à se soulever, puis à éclater dans ma direction comme un champ de mines qu'on aurait activé !
Ne cherchant pas midi à quatorze heures, je me dépêchai de me dévier sur le côté à une distance plus que raisonnable des détonations souterraines. Sans surprise, mon grand assaillant saisit cette opportunité à bras le corps, espérant me détacher la tête des épaules à l'aide d'une puissante corde à linge ! Le bras ainsi lancé me passa au-dessus du crâne, à contrario de ce genou que je ne vis qu'au dernier moment et qui percuta mes bras croisés à la hâte.
La garde brisée, je fus projetée en arrière sur quelques mètres. Ma course s'acheva avec rudesse contre le mur d'une maison qui en fut légèrement ébranlée.

- Ouille ! mais c'est qu'il cogne fort, le larron, geignis-je, du courant dans les bras.

- Tu n'as encore rien vu ! me lança-t-il en se précipitant dans ma direction.

Lui non plus.
Dans mon sillage, le talon de ma botte avait creusé un sillon parfait - soit un grand « I » en référence à une rune bien particulière !
Pile au moment de l'activer, j'eus un sourire en me redressant.
Ce n'est pas toujours pratique d'être un poids lourd ; Bast le découvrit en glissant sur la couche de glace qui s'était condensée entre nous. Il se gamela en beauté, produisant un bruit monstre à la suite de cette chute inattendue.

- Je ne vous le fais pas dire, chantai-je avec malignité.

- M-maudite garce ! rugit-il, vexé.

Il faut croire que j'ai toujours eu un don pour attiser la colère de mes assaillants.
Dès le moment où je le vis fracasser la pierre avec ses poings, je me servis du mur derrière moi comme d'un marchepied ! J'atterris dans son dos à la suite d'un magnifique salto alliant à la fois grâce et souplesse. Bien qu'il ne s'était pas laissé hypnotiser par la beauté de cette acrobatie, je parvins malgré tout à appliquer le bout de mes doigts contre l'arrière de son crâne, juste au-dessus de sa nuque - là où se situe le cervelet.
Ensuite, nul besoin de se presser : je reculais de plusieurs pas tandis que lui s'était redressé sur un genou.

- C'est là tout ce dont tu es capable, Runiste ? ragea-t-il en se passant la main dans le cou.

- Vous faire tomber et vous gratifier d'une innocente caresse ? hasardai-je. Non. Bien sûr que non ! Ce n'est qu'un début.

- Que me chantes-tu là ?

Dans l'espoir de se relever, il prit appui sur sa jambe mais dut finalement y renoncer.
Il eut une grimace éloquente.
Ma petite combine faisait bel et bien effet !
Comme pris de vertiges, le géant porta une main à son front. Mal à l'aise, il se mit à cligner des yeux.

- Que... que m'as-tu fait ? s'enquit-il, tout perturbé. Réponds !

- Votre carapace n'est pas aussi hermétique que vous semblez le croire, Bast, expliquai-je avec détachement. En l’occurrence, elle n'empêche pas les ondes psychiques de circuler pour peu que l'on soit assez proche de vous.

A quoi bon disposer d'une force à en ébranler la terre si nos jambes ne sont plus capables de supporter notre poids ?
Lorsque le cervelet est touché, il devient autant compliqué de conserver l'équilibre que de contracter les muscles.
Je réajustai tranquillement mes gants en Tisse-Rune.

- L'heure est venue de passer aux choses sérieuses, déclarai-je solennellement. Commençons par vous ôter cette armure naturelle !

Grâce à son Symbole de Glace et de Statisme, Vianna générait barrière sur barrière avec pour dessein de gêner les déplacements du gros lézard. Elle avait essayé de passer outre son plumage de jais mais ni son chakram ni ses stalactites ne s'en étaient avérés capable. Face à ce monstre reptilien, l'usage de la force brute était à proscrire et Dathryth le savait autant que Véfa.
La Ritualiste se tenait à l'écart ; elle n'était pas faite pour se genre d'affrontement. Néanmoins, ses pouvoirs psychiques lui permettaient quand même de faire la différence car ceux-ci lui offraient la possibilité d'émousser les sens de leur ennemi commun. De là où elle se tenait, elle exerçait donc une pression constante sur le cerveau du carnivore. Tant qu'elle tenait bon, sa collègue Runiste ne risquait pas de se faire surprendre !
Le cerveau de l'équipe, lui, avait renoncé à ses bras translucides au bénéfice d'un sortilège de drainage qui lui avait prouvé maintes et maintes fois son efficacité par le passé. Pour l'invoquer, il devait inscrire quantité de lignes dans son carnet - une seule rature et il lui faudrait tout recommencer depuis le début - un horrible gâchis de papier, d'énergie et de temps en perspective !
Sa stratégie reposait donc sur Vianna, leur fer de lance. Elle avait pour consigne de ne pas s'épuiser inutilement et, jusque là, il fallait reconnaître qu'elle s'en sortait plutôt bien avec sa Rune.

- C'est par ici que ça se passe, mon gros !

Elle narguait la monstrueuse bête sans jamais paraître s'en lasser, et elle s'y prenait aussi bien avec les mots que par le biais de ses dards givrés.
Kro'ch grognait sous les assauts. Bien qu'immense par rapport aux mortels, enjamber les obstacles de glace n'était pas toujours chose évidente. Son cerveau étroit ne fonctionnait pas comme d'habitude. Le dinosaure n'était pas pleinement maître de ses mouvements comme en témoignait sa façon de se mouvoir assez laborieuse...
Enragé, il tendit subitement le cou dans l'intention de refermer ses puissantes mâchoires sur la fille aux longs cheveux violet.
Cette dernière, forte de son expérience de danseuse, l'évita avec agilité.

- Plus haut la patte, Médor ! piailla-t-elle. Ah ha ha ! C'est pas comme ça que tu vas réussir à me croquer~

Plus elle dansait et mieux sa magie glaçante œuvrait !
Son attitude enfantine prêtait à penser qu'elle considérait ceci comme un jeu. C'était probablement le cas, comme le pensait Dathryth.
Enfin bon... s'il ne la réprimandait pas, c'est que l'entrain manifeste de sa coéquipière allait dans son sens.

- Garde un peu mieux tes distance avec lui, Vianna, l'implora la Ritualiste. Je ne suis pas sûre... de pouvoir maintenir mon entrave... jusqu'à son épuisement total.

Ce commentaire avait quelque chose d'alarmant aux oreilles de la matière grise. Lui non plus ne devait pas lésiner sur les efforts ! Ça n'était surtout pas le moment de se relâcher.
Il entreprit d’accélérer la manœuvre quand Kro'ch, qui n'en pouvait plus, poussa un terrible rugissement ! Cet hurlement fut si puissant qu'il repoussa la Ritualiste, brisant du même coup son étreinte mentale. Dathryth eut moins de chance encore car la plume dont il se servait pour tracer ses symboles cabalistiques lui glissa des doigts, s'envolant si haut et si loin dans le ciel qu'il ne lui était plus possible de la récupérer. Au même moment, le périmètre de sécurité érigé par la Runiste explosa en milliers de morceaux.
Tout avait basculé en un instant !
A commencer par les deux soutiens : désarmés et déséquilibrés ; en continuant par la jeune magicienne en première ligne : renversée sur le dos et un peu sonnée ; pour finir par leur cauchemar sur deux pattes : libéré de ses chaînes et plus affamé que jamais !
En ayant les yeux rivés sur la scène, le Contractant sentit comme un gros froid lui parcourir l'échine.
Allait-il perdre sa plus précieuse alliée ?

Vianna ne pouvait plus compter sur le soutien de ses alliés.
Largement ouverte, la gueule du monstre lui apparaissait en premier plan ; si elle ne réagissait pas tout de suite, elle finirait broyée et déchiquetée entre ses crocs !
Une éclair glacial traversa son regard.

- B-brille, Isa ! Brille !!!

Se disant, la Runiste leva son chakram dans l'axe du dévoreur. Sur le dos de sa main armée, la Rune obéit instantanément au vœu de puissance de son hôte, dégageant une énergie si glaciale qu'elle en élargit drastiquement la circonférence du disque tranchant avec de larges pics !
Lorsque Kro'ch voulut claquer ses mâchoires, il s'empala ironiquement les gencives sur l'arme dentelée. Aux première loges, Vianna, encouragée par ce miracle, rampa en arrière, poussa sur ses bras et ses jambes puis, à l'aide d'une ultime impulsion magique, conjura un pieu de glace qu'elle enfonça violemment dans le seul œil valide du dinosaure !
Elle avait frappé si fort que son outil de mort lui échappa, arraché à sa poigne par le brusque et large mouvement de recul initié par l’impressionnant reptile. Kro'ch se figea de manière subite puis, les mâchoires encore coincées contre la chakram, s'effondra sur le flanc comme un arbre mort. Un spasme agita ses longues pattes arrières, puis il mourut.
Un blanc sonore plus tard à contempler le cadavre comme si elle n'en croyait pas ses yeux et Vianna, l'heureuse et victorieuse Runiste, projeta ses bras en l'air en poussant un puissant cri de joie !

- J'l'ai eu ! Je-l'ai-euuuuuuu ! Wouhouw !

- Félicitations, fit Dathryth juste après avoir repris son air stoïque.

Afin qu'elle ne se complaise pas trop longtemps dans l'orgueil de la victoire, il lui prêta sa main pour l’aider à se relever.

- Maintenant, allons prêter main forte à ton homologue, enchaîna-t-il. Elle est encore aux prises avec ce monstre de Bast.

Rappelée par les événements, Vianna ne mit pas plus de trois secondes à accepter cette main tendue.

- Allons refroidir ses ardeurs ! sourit-elle avec un petit air méchant.

Elle s’intéressa à Véfa dans l'optique d'obtenir son approbation, mais Vianna s’aperçut qu'elle fixait avec fort intérêt un point au loin.
Son visage était d'une pâleur à faire peur !

- Euh... un problème, Véfa ?

Elle était accidentellement entrée en contact avec tous les esprits des défunts Dialints ou quoi ?
Mal à l'aise au possible, la Ritualiste porta une main tremblante à sa bouche.

- C'est Nostell... Je... je sens présence ! (A la grande surprise de Vianna, la Ritualiste la saisit par les épaules.) Elle vit encore ! Sous les décombres de la maison ! Il faut... Il faut que j'aille la secourir ! Et tout de suite !

Sans s'attarder une seule seconde sur la décision de Vianna et Dathryth, Véfa bouscula sa collègue et se rua vers son objectif !

- V-Véfa, attends !

Mais il était trop tard : Bast avait repéré cette brebis qui s'était séparée de son troupeau.

- Kro'ch est... mort ? lâcha Gast, incrédule, ses yeux de reptile braqués sur le corps inanimé de son compagnon. Comment ont-ils... ? (Il s'interrompit, un brasier dans le regard.) Vous allez me le payer !

Oh ! il ne manquait plus que ça, tiens... voilà qu'il nous préparait un gros caprice.
Dommage pour lui parce qu'il n'était pas en état de se révolter ; avec l'emploi de ma dernière technique, j'avais déjà pris mes dispositions.

- A commencer par celle-là ! ajouta-t-il en avisant Véfa, la Ritualiste, que je remarquais juste à temps.

Oh, misère... misère de misère !
Son intervention n'était absolument pas prévue au programme !
Mais que cherchait-elle à faire en longeant les maisons comme si elle avait le diable à ses trousses ? Je ne comprenais pas sa réaction ! Elle ne regardait même pas en direction de l'ennemi et ne semblait pas avoir conscience que, justement, ce dernier ne la quittait plus des yeux. Dans une poignée de secondes, sans intervention de ma part il y avait de fortes chances qu'elle se convertisse en une bouillie sanguinolente !
Le front de Bast se mit à rayonner alors qu'il levait déjà son poing droit...
Pour l'avoir déjà vu faire, je me doutais des conséquences destructrices de son action. Raison pour laquelle je pris les devants en plaquant une main sur les pavés, appelant ainsi au pouvoir de la pierre philosophale dont j'avais acquis la parfaite maîtrise.
Comble de la bêtise chez cette magicienne aux tendances suicidaires, je me rendis compte d'un coup de l’œil qu'elle avait dangereusement décéléré.

- Au nom du ciel, ne vous arrêtez pas et continuez de courir !

Gorgé d'énergie, le poing du colosse était entré en collision avec la pierre. Il y eut un horrible bruit de cassure aussitôt suivi par un grondement qui se propagea sous terre !
La destruction était lancée, et c'était à moi de l'endiguer.
En opposant mes pouvoirs à ceux de la Forteresse Mouvante, je m'aperçus très vite qu'au lieu d'exploser les pavés se bombaient comme un gigantesque filet sous lequel une bête non moins immense cherchait à en déchirer les mailles.
Fort heureusement, ce léger contretemps permit à la Ritualiste de mener à bien sa cavalcade. Le sol implosa à quelques mètres de sa personne mais aucun bloc - tous renforcés par mes soins - arraché à sa croûte ne la percuta.

- Hrmm ! Vous ne vous en tirez pas aussi facilement ! Je le jure sur mon nom ! Vous allez tous pér-... !!!

Ralarth surgit face à lui et lui colla une droite fulgurante en pleine mâchoire !
La tête poussée en arrière, Bast bascula légèrement de côté, ses yeux baissés sur l'inopportun pugiliste qui continua à le gaver de coups de poings sans se contenter de ne lui toucher que le visage. Bien que blessé à la jambe, Brognÿ fit son retour peu de temps après ; il avait glissé ses bras sous les aisselles du colosse afin de lui interdire toute riposte.
Grâce à leur intervention bienvenue, je pus régler mes comptes avec cette folle à lier qui s'était lancée dans un marathon des plus saugrenu.

- Bon sang ! rugis-je. Est-ce que je pourrais savoir ce qui ne va pas bien chez vous ?!

Elle pointa vivement du doigt les vestiges d'une maison qui s'était effondrée.

- Nostell respire encore sous tout ce fouillis ! J'en suis persuadée !

- Allons bon !

Nostell ? n'était-ce pas le nom de l'archère que j'avais croisée sur les toits ?
Je fronçai le nez. Il était extrêmement dangereux de se lancer dans une opération de déblayage en plein milieu d'un combat face à une véritable machine à tuer.
Enfin... je ne comptais pas y aller de main morte avec cet exercice, de toute façon.
Un bref coup d’œil par-dessus mon épaule m'apprit que le mastodonte aux écailles d'obsidienne commençait à prendre le dessus sur son duo d'adversaires affaiblis.
Je fis signe à Véfa de s'écarter des ruines de la maison.
Elle resta là, à me regarder sans avoir l'air de comprendre...
L'imbécile !

- Grmpf... Si vous comptez la revoir, je vous suggère de vous remuer les fesses et fissa !

Parfois - comme ici, justement ! - il suffit de hausser un peu le ton pour que les autres vous obéissent sans trop poser de question. Véfa me laissa le champ libre de sorte à ce que je puisse faire usage de ma Télékinésie Zélodienne.
Son pouvoir agit d'office sur les débris de la maison, et ceux-là se soulevèrent d'eux-même comme des ballons gonflés à l'hélium !
Nostell apparut sous nos yeux. Les siens étaient fermés. Elle reposait par terre, potentiellement inconsciente. Ceci dit, à première vue, elle n'avait pas l'air si mal en point que ça - pas de filet de sang qui lui coule des cheveux ou de marques suspectes sur son corps.
J'espérais très sincèrement que mon diagnostique fait à la va-vite ne nous procurerait pas une fausse joie...
A eux seuls mes yeux exprimaient mon désir urgent mais je ne me fis pas prier pour arracher Véfa à sa fascination :

- Dépêchez-vous de la transporter à l'abri !

- O-oui ! réagit-elle enfin, ses prunelles brunes rivées dans les airs comme si elle craignait que le ciel lui tombe sur la tête à un moment ou à un autre. Merci !

Ah bah quand même !
La main levée pour maintenir un certain contrôle sur les décombres volants, je lui répondis par un resplendissant sourire. Pile à cet instant, j'entendis - et j'entraperçus - une grosse masse siffler tout près de moi !
Un coup d’œil sur le sol endommagé m'apprit sa nature : humaine, puisqu'il était question de Brognÿ que notre ennemi commun avait bouté sur plusieurs mètres de distance.

- Uuugh... Il est pas croyab', ce monstre, gémit-il.

Je roulai des yeux au ciel après avoir constaté la réouverture de sa plaie à la jambe.

- Ne vous avais-je pas demandé de rester sage ? Vous avez saboté mon travail. C'est plutôt ça qui n' « est pas croyab' » !

Il y eut l'esquisse d'un sourire sur son visage avant que les traits de ce dernier ne se détendissent.
Je sus dès lors qu'il ne m'était plus possible de compter sur une nouvelle intervention de sa part. Puis soudain une autre détonation retentit dans mon dos ! Je vis le sol se fissurer et Ralarth se fracasser le dos dessus.
Bast, qui avait manifestement su annihiler complètement les effets de ma dernière attaque mentale, évoluait dans ma direction avec une furieuse envie d'en découdre. Il avait les poings serrés, les mâchoires contractées et l'air renfrogné.

- Combien de fois vais-je devoir vous le répéter, tas de punaises ? grogna-t-il. Aucun de vous n'est en mesure de me soumettre. Je suis l'inéluctable et, dans ce monde comme dans un autre, ma force et ma défense ne connaissent par leur pareil !

- Vos chevilles vont finir par imploser sous cet insupportable chapelet d'inepties.

- Tu remets en cause mes paroles, Runiste ? Alors prouve donc le contraire par tes actes !

Décidément, il avait la mémoire courte !
Peut-être était-il temps de la lui rafraîchir ?
Voyant qu'il était en train de me charger comme un bœuf, j'en profitai pour ramener brusquement sur sa trajectoire les décombres de la maison. Ils le ralentirent à peine mais le fait est que cette action brouilla momentanément son champ de vision.
Je pus me dévier de son axe juste à temps avant d'en venir à la contre-attaque. Là encore, la pierre philosophale fit parler d'elle : d'un simple coup de talon - infusé de magie - contre les pavés, une énorme stalactite jaillit de sous terre à l'oblique, percutant le flanc de Bast si fort qu'il en eut le souffle coupé.
En entendant les pas du dernier duo encore en état de combattre, je me tournai instinctivement vers Dathryth et Vianna.

- Vous, dis-je en pointant du doigt le scribe avant d'avoir un mouvement d'yeux sur la seconde, veillez sur mistinguette du mieux que vous le pourrez ! Et vous, mistinguette, vous  allez me faire le plaisir de geler les pieds de cette sale bête à écailles à l'aide des pouvoirs de votre Rune. Des objections ? (Je ne leur laissai pas le temps de répondre.) Aucune ? A la bonne heure !

- Mais... elle ne se prend pas pour rien, cette fille !

- Fais ce qu'elle te dit, soupira Dathryth en ouvrant MON carnet d'un simple coup de poignet. En temps voulu, nous remettrons de l'ordre dans tout ce bazar hiérarchique.

Comme pour me rappeler à l'ordre, Bast poussa un cri rageur !
Je le pris de court en me projetant contre son abdomen. Malheureusement, mon poids et mon élan n'eurent point raison de son équilibre. Il me saisit par la ceinture, puis se balança en arrière après m'avoir soulevée au-dessus de sa tête !
Soutenue par l'épaisseur trompeuse de mon équipement en Tisse-Rune, je ne ressentis quasiment rien à l’atterrissage. En outre, cette projection m'avait arraché à l'étreinte de Bast et je pus me rétablir à la suite d'une simple roulade.
Le combat reprit de plus belle dans un échange de frappes rapides et précises. Ceci jusqu'à ce qu'un froid mordant colonise les appuis de mon robuste adversaire.
Interloqué, il jeta un coup d’œil à ses pieds.

- Que manigancez-vous, vermines insignifiantes ?!

J'eus tout juste le temps d'invoquer Isa à mon tour, la Rune ayant revu le jour se lever depuis la paume de ma main droite.
Son souffle glacé caressa l'épiderme blindé de Bast, ajoutant toujours plus de fraîcheur à son impressionnante carrure.

- Oui, Vianna ! C'est maintenant ou jamais ! Donne tout ce que tu as !

- T'as pas fini de me donner des ordres, oui ?! rouspéta la concernée, bien qu’elle suivait mes consignes à la lettre.

Il m'était devenu difficile de différencier les jambes de notre ennemi et le sol à ses pieds tant la glace semblait les avoir unis. On aurait dit qu'il portait un pantalon aux manches amples, et que ces dernière s’étalaient par-delà les griffes de ses orteils.

- Aaarrrh ! gronda la colosse. V-vous ne... pensez tout de même pas... M'ARRÊTER AINSIII ?!

Sans surprise, il finit par fait appel aux irrépressibles pouvoirs de sa pierre frontale.
Quelle erreur Bast commettait en se reposant sur elle dans une situation aussi extrême que celle-ci - et à plus forte raison après m'en avoir dévoilé les effets à plusieurs reprises !
Je traçai illico la Rune Ferhu - le Feu Primordial - à même le dos de ma main déjà marquée. Drastiquement, la température de mon souffle grimpa, produisant un brasier violet si infernal qu'il se mit à grignoter lentement mais sûrement les écailles fragilisées du torturé.
L'énergie destructrice dont se targuait Bast circulait dans sa chair, visible toujours par ce même éclat qu'elle produisait avant de courir vers l'extrémité élue pour en jaillir à gros torrents.
Depuis que j'avais étudié le phénomène, je ne nourrissais plus qu'un seul désir : l'interrompre brutalement en cours de route !
C'est pourquoi je tirai au clair la Caladbolg. Lancée à toute vitesse, sa pointe se fraya un sanglant chemin à travers son épaule pile à l'instant-même où l'énergie s'y était glissée.
Il y eut une pluie d'étincelles, des crépitements sourds, puis vint le moment que j'attendais avec impatience : l'explosion !
Bast eut le bras droit littéralement arraché. En conséquence de quoi il poussa un hurlement assourdissant. Le Feu primordial, lui, continuait de ronger son corps avec avidité.
Je rappelai la Caladbolg à ma main gauche, cette dernière ayant été projetée dans les airs suite à l’explosion survenue.

- Gu... Guuaaaarrrh !! Im-Impossible ! Je suis... invinc...ible !

Dégoûtée par le spectacle, Vianna avait reculé depuis un petit moment déjà. Elle gardait néanmoins sa rune active, juste au cas où Bast n'en avait pas eu assez - du moins espérais-je qu'elle voyait la chose de cette manière.
L'esprit serein, je traçai une troisième Rune sur le dos de ma main armée.

- Rien ne résiste au passage de deux températures diamétralement opposées - pas même votre carapace prétendument infaillible, expliquai-je à notre victime occupée à rôtir, avant de quitter des yeux mon dernier motif en date. Et le pire dans toute cette histoire c'est que c'est vous qui, inconsciemment, m'en avez donné l'idée.

- Qu-Quoi ?! C-Comment aurais-je... ?!

- Vous êtes le premier à avoir parlé de fragilité, si je ne m'abuse, dis-je avec un malin plaisir avant de le pointer de ma lame. Voyez maintenant comme il en faut peu pour se convertir en poupée de porcelaine !

J'en avais terminé avec le traçage. La Rune Ferhu-Inverse s'embrasa doucement. Elle ramena à elle, en passant d'abord par la lame pourpre de la Caladbolg, le Feu Primordial qui n'avait de cesse de mettre à mal l'épiderme de Bast.
Mon objectif n'était pas de le réduire en cendres.
Peut-être que le Contractant de ma chère homologue envisagerait de l'interroger ? Après tout, moi-même je ressentais le besoin de lui poser quelques questions pointilleuses sur l'organisation ennemie.
Cependant, j'avais beau me montrer prévoyante que parfois ma propre magie - ou mon propre corps ? - arrivait encore à me surprendre ; avec le rapatriement de mes flammes virulentes, une énergie d'une tout autre nature se fraya un chemin de mon catalyseur jusqu'à ma conscience.
Un peu comme ce jour où j'avais scellé accidentellement une partie de la conscience de Malvon à l'intérieur de la Caladbolg.
Alors à votre avis : qu'est-ce qui allait bien pouvoir m'arriver cette fois-ci ?
Stupéfaite, je levai les yeux sur Bast - qui ne l'était pas moins.

- Urrh... Qu'est-ce que... tu viens de me faire ?

La gemme qui ornait son front s'était mis à clignoter.
Était-ce de son fait et de celui de mon curieux pouvoir ?
Je refusais d'en approcher ma main par peur qu'un nouveau caillou magique s'y loge comme une balle - exactement comme avec Yggdrasia et sa graine, ou l'ancien et sa pierre philosophale qui dès lors faisait maintenant partie intégrante de ma personne.
Quel phénomène étrange !

- J'aimerais bien le savoir, murmurai-je comme toute réponse.

Bien qu'affaibli, il montrait toujours des signes de résistance.

- Mon... pouvoir, gémit Bast. Qu'as-tu... fait à mon... POUVOIR ?! REPONDS-MOI, LA BRUIXA !

Sacré acoustique !
Même avec une plaie béante à l'épaule, il ne manquait pas de coffre, le bougre !
J'eus un mouvement de recul. Tout autour de Bast, la glace commençait à craquer...
Mais c'est alors que, subitement, trois pointes glacées lui traversèrent la chair ! Une avait fait son apparition au niveau de son épaule gauche ; deux autres affleuraient à hauteur de cuisses.
Vianna, qui n'avait pas perdu une miette du spectacle, était responsable de cette douloureuse intervention. Son prisonnier cessa de se débattre, poussant plutôt d’abominables cris à la place.

- Était-ce vraiment nécessaire ? soupirai-je.

- Oui, réagit Dathryth. Qui sait de quoi ce monstre est encore capable ne serait-ce qu'avec un seul membre encore en état de marche ? On ne peut pas se permettre de lui laisser l'occasion de nous fausser compagnie ; il représente une véritable mine d'informations que je compte bien exploiter. (Il se tourna vers sa camarade.) Inutile que tu te salisses davantage les mains, Vianna. Je m'occupe du reste. Va plutôt porter secourir à Brognÿ. A en juger par la manière qu'il a de se déplacer, sa blessure à la jambe s'est rouverte. Et pendant que nous y sommes, profites-en pour t'enquérir de l'état de Ralarth - ça m’ennuierait de le perdre.

- Génial ! s'exclama ironiquement la Runiste. Me voilà devenue nounou maintenant ! Ne sont-ils pas assez grands pour s'occuper un peu d’eux-mêmes, franchement ? Pourquoi faut-il toujours que les hommes cherchent à savoir qui a la plus grosse ?

Visiblement, râler ne l’empêchait pas d'obéir aux ordres : elle se dirigea vers ses coéquipiers en vue de les ausculter.
Je me retrouvais donc seule en compagnie de Dathryth et Bast. Sachant que ce dernier n'avait pas l'air dans son assiette...
Prenant le temps de glisser la Caladbolg dans son fourreau, j'en profitai pour désactiver le trio de Runes dont je m'étais servie. Mon capital magique n'avait pas souffert. A vrai dire, j'éprouvais même le sentiment inverse ; l'énergie récoltée suite à la disparition de mes flammes avait produit une sorte de miracle.

- Il semblerait que nous allons avoir besoin de tes services, déclara sagement Dathryth. Je t'ai mal jugée - et mes compagnons aussi. Par ailleurs, deux d'entre-eux nous ont quittés alors...

- La Prêtresse et cet homme en armure ? hasardai-je. Que leur est-il arrivé ?

Tout en gardant un œil sur la position de ses alliés, il baissa la voix.

- La première a été tuée. L'auteur de ce meurtre n'est autre que l'investigateur de cette attaque - j'en mettrais ma main à couper. Quant au second... je le soupçonne d'avoir quitté Fort Falinn pour venger la mort de Nérènie.

- Tout seul ?

- Tout seul, affirma-t-il. La rage l'a complètement submergé. Dès que j'ai eu le dos tourné, il n’était déjà plus là. Je crains qu'on ne puisse plus faire grand-chose pour lui.

- Ne dites pas ça. Il reste tout de même un mince espoir de le ramener à la raison, non ? Il nous suffit de le retrouver avant l'adversité.

- Les bois leur appartiennent, me rappela Dathryth. Laurenas s'y est enfoncé de lui-même. Je doute que nous soyons en mesure de le secourir dans ces conditions. De plus, nous avons encore beaucoup de travail ici. A commencer par le rassemblement des blessés - combattants et civils. Ensuite, nous évaluerons si certains des nôtres sont en mesure de continuer l'aventure en territoire ennemi. Sans omettre les préparatifs en vue de ce départ, sachant que la forêt est vaste et que...

D'une main levée, j'interrompis brusquement sa réflexion.

- Qu'y a t-il ?

Je pointai Bast du doigt. Ce dernier produisait de drôles de bruits. Un peu comme un chat qui s’étouffe avec une boule de poils.

- Notre ami a un petit souci.

Dathryth tourna son regard vers lui et ses yeux s'arrondirent aussitôt.
La toux de Bast s'était intensifiée et pour cause : sa gorge avait triplé de volume ! Les écailles sur son cou s'étaient largement écartées, rendant visible une chair jaune sillonnée par d'épais vaisseaux sanguins. La peau finit par craquer dans un bruit tout à fait écœurant. Ses nouvelles plaies évacuaient le sang à gros bouillons !

- Par tous les enfers ! jura le Contractant. Que lui arrive-t-il ?!

J'étais proprement horrifiée par le spectacle qui s'offrait à nous.
Ouvrant ses mâchoires au point de se les déboîter, Bast renversa la tête en arrière et poussa un cri muet en roulant des yeux. Il pleurait des larmes de sang - il y avait de quoi, beuh ! - et son corps entier était pris de tremblements convulsifs.

- Je n'en sais fichtre rien !

Comment était-on censé arrêter la machine ? Il n'y avait ni pupitre ni bouton !
Au bout de trois petites secondes, Bast cessa subitement de remuer.
Je vis des doigts affleurer de sa gorge béante et se poser délicatement sur le rebord de ses lèvres déchirées. Puis un chapeau pointu en sortit, avec en-dessous un visage vert et ridé qui souriait largement.

- Salut, les hurluberlus ! fit une voix que j'avais appris à détester.

- Le Drac !? m'étranglai-je en bondissant en arrière.

Dathryth eut le même réflexe, à la différence près que lui avait ouvert son/mon livre et que moi j'avais tiré mon épée.
Mon Némésis du jour posa ses coudes maculés de sang sur la dentition exposée du pauvre Bast, qu'il avait tué d'une bien horrible manière...
Il nous fit un grand coucou de la main et je remarquai qu'il avait beaucoup poussé depuis notre dernière rencontre.

- Lui-même ! exulta le malin avant de se fendre d'un sourire narquois. Je ne t'aurais pas cru une seule seconde si tu m'avais dit que tu m'avais oublié, petite canaille aux cheveux mauves !~

J'adoptai immédiatement une posture de combat.

- Où est Marisa, espèce de monstre ?

Il avait l'air drôlement détendu, celui-là !
Son attitude ne me rassurait pas du tout.

- Il existe donc réellement, souffla Dathryth tout en faisant glisser sa plume entre ses doigts.

- Pas tout à fait, lui répondit le Drac en levant un index sentencieux à mon attention - l'air de dire « attends ton tour bien gentiment ! ». Le moi que vous voyez-là n'est qu'une illusion, les enfants ! Le sortilège que je viens d'utiliser est limité dans le temps alors économisez salive et efforts ; j'ai quelques petites choses à vous dire avant que mon reflet s'éteigne~

S’attendant très certainement à ce que l'on ne le croie pas, il continua sur sa lancée :

- Jetez un coup d’œil par-dessus votre épaule et jugez donc par vous-mêmes !

Avec prudence, je me prêtais au jeu.
Vianna, Ralarth et Brognÿ étaient comme statufiés. A vrai dire, c'était comme si le monde entier autour de nous l'était devenu.
Les pouvoirs de cette espèce de diable avaient quelque chose de proprement effrayant...

- Que nous veux-tu ? s'enquit froidement Dathryth.

- En premier lieu, vous féliciter - ce n'est pas donné à tout le monde de vaincre Bast ! Ce type-là est une vraie machine de guerre à lui seul, comme vous avez pu le constater. (Il me darda de ses petits yeux maléfiques où dansaient d’encore plus minuscules étoiles.) Je suis sincèrement impressionné que tu soies venue à bout de la Forteresse Mouvante, chère Ryanne Hilaris ! Et ce malgré la malédiction qui pèse sur tes épaules et qui t'empêche de manipuler ton Ki. Franchement, je te tire mon chapeau !

Juchée sur son « estrade » de chair, il le fit avec une courbette flagorneuse.
J'eus une grimace.

- La franchise et vous, ça fait deux, répliquai-je. Je me passerais volontiers de vos remerciements - ceux d'un esprit aussi tortueux que le vôtre ont bien peu de valeur.

- Oooh ! allons, ne soies pas aussi revêche, petite Envoûteuse ! s'exclama-t-il en levant haut les mains, l'air faussement navré. Ton concurrent anonyme aussi n'a pas perdu une miette de tes prouesses, sais-tu ? Lui-même n'a pas su m'expliquer comment tu es parvenue à sceller en toi une partie des pouvoirs de notre malabar ! Tu ne manques décidément pas de ressources... Que de rebondissements ! La partie sera beaucoup plus amusante que prévu !

Tout excité, il en était venu à taper dans ses mains tel un enfant heureux.
Je m'aperçus en l'écoutant que je nageais dans le même brouillard que lui et son partenaire mystérieux. Le pouvoir dont je disposais et auquel j'avais recours dans les situations les plus inattendues... moi-même je ne parvenais pas à le définir.
Il avait sans doute un lien avec mes racines. L'enseignement du Maître, lui, n'y était certainement pas pour quelque chose dans cette histoire.

- Intéressant, fit-il après avoir analysé ma réaction en se frottant pensivement le menton. Il semblerait que nous ne soyons pas les seuls à nous interroger sur cette curieuse faculté, n'est-ce pas ? (Il émit un petit rire caquetant.) Quoi qu'il en soit, profite bien de ce pouvoir embryonnaire car tu en auras grand besoin à l'avenir ! L'essence de la Rune Thurisaz que tu viens d'absorber et qui sommeillait dans la gemme frontale de ce bon vieux Bast ne te sera d'aucune utilité en l'état. Fais-moi plaisir en la poussant à germer, oui ! Mystifie-moi, l'Envoûteuse !

A quoi cela rimait de me fournir autant d'informations ? Que cherchait-il exactement venant de moi ? Qu'attendait-il de cette « partie » que nous jouions ? A quoi rimait toute cette folie ?
Aussi, je n'avais même pas conscience que Bast avait eu recours à la Rune de la Confrontation, symbole du fort et de l’épine qui réveille. Il n'avait tracé aucun signe et pourtant ce pouvoir ne lui était pas étranger...
Sans doute à cause de ce morceau de Scellenite qu'on lui avait implanté entre les deux yeux ! La Rune brillait probablement en son sein mais nul ne pouvait en définir la véritable forme derrière son carcan de cristal.
Je me sentais terriblement sotte de ne pas y avoir songé plus tôt...
Il allait falloir que je me reprenne et que je mette les bouchées doubles !
La vie d'Yggdrasia et de Marisa en dépendaient.
Au milieu de tout ce bazar de mots, Dathryth fit un pas en avant.

- Touchantes retrouvailles. Cette discussion est très poignante, je vous l'accorde. Mais si nous en venions plutôt aux faits ? J'aimerais pouvoir tirer un trait sur cette histoire... et sur votre visage, par la même occasion.

- Ha ! Très poétique, monsieur le scribe ! Je vois que l'on a pas peur de jouer sur les mots ! Et si je vous parlais plutôt de-

- Abrège ! nous fîmes en chœur.

Comme soufflé par notre autorité conjuguée, il eut un mouvement de recul exagéré. La surprise peinte sur son visage de gobelin eut vite fait de se volatiliser pour donner naissance à un sourire espiègle.

- Oh ! Oui ! Bien sûr, bien sûr ! Comme il est rare de voir deux chefs s'entendre aussi bien ! (L'air plus coquin encore, il secoua un index à notre attention.) Vous auriez pu former un jolie petit couple dans une autre vie ! (Il inclina légèrement la tête et son sourire devint mauvais.) Dommage que vous soyez parents éloignés dans celle-ci.

- Quoi ?! lâchai-je, abasourdie, non sans regarder mon prétendue ancêtre.

Il s'était tu et n'affichait aucun étonnement sur son visage de marbre.
Le Drac se couvrit la bouche d'une main pudique, ricanant derrière elle en ayant les épaules agitées de petits spasmes d'hilarité.

- Oooh ? Tu ne l'avais pas deviné, Envoûteuse ? (Il fit mine de tendre l'oreille en y portant la main, l'air de chercher à capter un son que lui seul pouvait entendre.) Tiens ! On vient de me souffler à l'oreille que je n'aurais jamais dû vous faire part de cette information au risque de chambouler le futur ! Mais c'est trop tard. Comme c'est dommage, n'est-il pas?~

Cela expliquait au moins la raison pour laquelle j'avais atterri dans cette époque et non pas une autre...
Je n'avais pas besoin de me forcer à réfléchir pour deviner l'identité de mon arrière, arrière, arrière […] grand-mère. A l'évidence, Dathryth n'était pas un coureur de jupons comme Ralarth. Et, par-dessus le marché, il semblait très proche d'une certaine personne aux cheveux longs et au tempérament de feu.
Je balayai cette pensée d'un geste de la main et brandis un poing à la place.

- Ça le sera beaucoup moins lorsque je vous aurais mis la main dessus, espèce de fouine ! Je jure de vous punir, vous et vos collaborateurs, pour vous en être pris aux miens !

- Parfait ! sourit largement le Drac en frappant dans ses mains. C’est ce que je souhaitais t'entendre dire ! Maintenant, je peux vous inviter, vous et les vôtres, dit-il en haussant les sourcils à mon attention, à nous rejoindre, moi et mes pions, au cœur de la forêt parmi les vestiges d'un temple abandonné par la civilisation depuis des éons ! (Il se tint droit, prêt à s'engouffrer comme dans un tuyau au plus profond de la gueule béante de Bast.) Essayez de ne pas trop tarder, les enfants ! Je n'aimerais pas que cette ville fasse l'objet d'un nouveau raid mené par mes petits lutins. Vous n'avez pas idée d'à quel point ils sont taquins~

Son discours terminé, il disparut par là où il était venu.
Dathryth sursauta en sentant une main se poser sur son épaule. C'était celle de Vianna. Le monde autour de nous avait donc repris son cours. Même si, à en juger par les dires de mon homologue, le temps ne s'était jamais arrêté pour quiconque d'autre que moi et son Contractant... bien plus intime avec elle que je ne l'aurais cru possible.

- Oh ! Vous pourriez me répondre quand je vous appelle ! nous réprimandait la Runiste. C'est quand même pas trop vous demander, non ? J'avais l'impression de m'adresser à des statues tellement vous étiez figés ! Est-ce qu'on peut savoir ce qui vous arrive ? (En l'absence de réponse immédiate, elle continua : ) Et qu'est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? Dites quelque chose, à la fin ! C'est angoissant d'être zieut-hmm ?!

Dathryth lui avait pris la main et, sans prévenir, avait pressé ses lèvres contre les siennes. Vianna écarquilla les yeux. Ce fut à son tour de rester raide comme une statue et de décocher un regard bizarre à son compagnon - que je regardais de la même façon, pour le coup.

- Brève entrevue avec notre ennemi dans un plan dont j'ignorais l'existence, expliqua hâtivement le Contractant avant de relâcher les épaules de Vianna. Je ne peux pas t'en dire davantage et elle non plus, ajouta-t-il en me lançant un regard entendu.

- Euh... Je... H-hein ? Qu'est-ce qui te...prr-bbbhhaaa ?

Une partie de son cerveau avait, semblait-il, disjonctée.
En évacuant un soupir, Dathryth lui prit la main en vue de l'escorter ailleurs. Il dépassa Bast et, en bon chef d'équipe, délégua :

- Ryanne - ça ne te dérange pas que je t'appelle par ton prénom, j'imagine ? - rassemble les autres. Nous avons une expédition à préparer en urgence. Dis à tous nos partenaires que je répondrai à leurs questions au cours de la prochaine réunion. Et surtout, dis-leur que le temps presse.

Je hochai la tête. Plus que mon Maître, j'avais l'impression d'entendre mon père de son vivant.

- Qu'est-ce qu'on fait de lui ? demandai-je en pointant Bast du doigt.

Il avait la tête basculée en arrière et le cou tordu selon un angle improbable. Mais sa gorge n'était plus déchirée et ses mâchoires guère plus écartées qu'avant l'éclosion fort peu ragoûtante du Drac.

- Ce qui te plaît, répondit Dathryth. Je n'ai plus besoin de lui. Sachant qu'il est mort, je n'en pisserai pas plus dru.

Charmante image ! Qui me fit sourire malgré cette déclaration de décès dont je n'avais idée.
Mon ancêtre avait l’œil, quand bien même il lui arrivait de se méprendre sur son entourage - à commencer par moi.
Il disparut en compagnie de sa future moitié - une relation pour le moins plutôt ambiguë – et je me retrouvais seule en compagnie du cadavre.

- Bon, et bien...

J'allais procéder à son incinération quand je sentis une présence dans mon dos. Rien à voir avec la Perception, ce n'était qu'une simple intuition. Avérée exacte étant donné la présence de Ralarth.

- Euh... Plaît-il ?

Il avait un épaisse lanière de tissu nouée autour de la bouche et me scrutait d'un air très peu accommodant.
Qu'est-ce j'avais fait de mal encore ?
Il me bouscula sans ménagement et décocha une lourde droite au cadavre de Bast. La glace qui le maintenait toujours debout se brisa et le corps du colosse s'écrasa lourdement sur le dos.
Furibond, le Pugiliste marcha sur la dépouille et continua son chemin en conservant les poings serrés comme deux grosses pierres.
Je positionnai mes mains en porte-voix pour lui crier :

- Un peu de respect pour les morts ce serait trop vous demander, peut-être ?

A défaut de pouvoir se rebiffer avec une réplique cinglante, il me répondit par un geste obscène sans même se retourner.
Outrée, je ramenai les poings sur les hanches.
Ah bah bravo ! Voilà qui commençait fort !

- Ne le prend pas personnellement, fit une voix dans mon dos - un vrai défilé, ma parole ! Il se comporte toujours ainsi quand il est frustré.

Brognÿ en était l'auteur. Ses bras levés reposaient derrière le cou de ses coéquipières. Il était soutenu par Véfa et Nostell, qui avait l'air d'avoir repris du poil de la bête.
Enfin une bonne nouvelle !

- Comme souvent lorsque les filles l'envoient balader, surenchérit Véfa avec un petit sourire moqueur.

- Ravie de l'apprendre, soupirai-je. Sacré caractère ! Ça fait longtemps que vous supportez ses sautes d'humeur ?

- Suffisamment pour les comprendre, répondit Nostell.

- Vous allez bien ?

- Mieux que tout à l'heure. Et mieux qu'un certaine personne, fit-elle en m'indiquant Brognÿ d'un coup d’œil. (La jambe du barbare était gelée pour bloquer l'hémorragie avec davantage d'efficacité qu'un garrot. Mais pour marcher, ça laissait un peu à désirer.) Il faut croire que mon crâne supporte bien les chutes de décombres. Ou que j'ai eu de la chance... Beaucoup de chance. (Elle hocha la tête et se fendit d'un léger sourire où je voyais percer de la reconnaissance.) Véfa m'a tout raconté. Je te dois des excuses et des remerciements, semble-t-il. Alors je te prie d'accepter les deux.

- C'est entendu ! dis-je avec un gloussement. A condition que vous vous gardiez de toute question jusqu'à ce que votre chef décide d'y répondre à la réunion à laquelle vous avez été conviés. Et si vous pouviez faire passer le mot à Ralarth, cela m'arrangerait beaucoup.

- Très bien, conclut Nostell pour le trio. A tout à l'heure, je présume ?

- J'y serai aussi, confirmai-je. A tout à l'heure !

Ils s'en allèrent par le même chemin que les trois autres.
Je les suivis du regard avant de me rendre compte de quelque chose d'inquiétant.
Le couteau de chasse en Scellenite de Bast avait disparu. Aux dernières nouvelles, il était imprégné d'énergie. Quelqu'un nous l'avait subtilisé...
Et par ce quelqu'un, j'entendais le Drac !
Ce qui signifiait qu'il était parvenu à tous nous duper - pas seulement Dathryth et moi - pendant que son sortilège d'illusion accaparait toute notre attention.
Très malin, le gobelin ! Il n'était pas reparti les mains vides.
La partie n'était pas prête de s'achever.

Je vais tous les tuer - jusqu'au dernier !
Laurenas avait beau faire cavalier seul dans sa folie meurtrière qu'elle n'en demeurait pas moins impressionnante. Après avoir vu le corps de Nérènie - la prêtresse - chuter à ses pieds, quelque chose d'irréparable s'était brisé en lui ; il avait abandonné tous ses principes dans le sombre espoir de venger sa mort.
Un millier de ces vies-là ne valent pas celle de mon amie !
Le chevalier était couvert de sang de la tête aux pieds. Si bien que son armure avait perdu son gris terne, remplacé par le rouge-brun propre aux fluides vitaux de feu ses adversaires. Dans le sillage de Laurenas, les cadavres de Dialints ne se comptaient plus. Il en avait occis énormément - à tel point qu'on ne voyait pratiquement plus la terre herbeuse sous les masses fétides étalées çà et là. A l'image des pensées vengeresses du chevalier, une ambiance lugubre s'était installée dans les bois. Le lieu ne paraissait plus aussi féerique. Il était comme hanté par la mort, devenue omniprésente.
Vous êtes tous coupables !
D'un revers de bouclier bien senti, Laurenas ébranla la défense fébrile d'un de ces maudits diablotins à ramures avant de le pourfendre d'un violent coup d'estoc. La lame du chevalier traversa le petit corps décharné en plein milieu du torse mais y resta coincé. Laurenas attira le monstre vers lui d'une traction sèche, stoppa sa course avec l'une de ses bottes en fer et prit appui sur sa clavicule afin d'arracher l'acier à la carcasse perdue.
Coupables du crime commis par votre maître !
Une créature de bas étage frappa le dos de sa cuirasse et s'acharna sur l'arrière de son casque. Le chevalier se tourna à demi, bloqua le gourdin avec le rebord de son bouclier, fit sauter l'arme rudimentaire des mains de son assaillant et lui trancha la tête en se dévissant dans l'autre sens.
Il possédait une telle rage en lui qu'il lui était impossible de la contenir !
L'homme en armure sanglante baissa la tête et serra les mâchoires.

- Je viens te chercher, créature des ténèbres, marmonna-t-il, une lueur assassine dans les yeux. (Il rejeta la tête en arrière et s'époumona : ) ALLEZ ! MONTRE-TOI, MONSTRE ! CESSE DE TE CACHER DERRIÈRE CES LARVES ET VIENS A LA RENCONTRE DE TON DESTIN !

Son cri de fou rameuta d'autres séides diaboliques.
La colère de Laurenas prit aussitôt de l'ampleur !

- HORS DE MON CHEMIN, VERMINES !

Il chargea comme un taureau, taillant dans la masse avec sa lame souillée et brisant les os de ses ennemis avec le rebord aiguisé de sa protection brachiale ! Les insectes étaient nombreux mais, dans son état, Laurenas ne ressentait plus ni la fatigue ni la douleur de ses quelques plaies.
Son esprit ne se focalisait que sur une seule et unique chose : la destruction.
Alors au diable les coups qui traversaient sa défense, cabossaient son armure ou entaillaient sa chair ! Lorsqu'il en eut fini avec ce maudit cortège, le vengeur poussa un autre cri, bien plus bestial que le précédent.

- RAAAAAAHHH !! NE ME FAIS PAS LANGUIR, FUMIER !

Il n'en avait pas conscience, mais la Rune à laquelle il était lié commençait tout juste à s'éveiller. L'essence d'Ingwaz, Symbole de la Cohérence, de la Concentration et de la Gestation, brûlait en son sein et ne demandait qu'à jaillir pour semer la mort !
Par-dessus la crasse et le sang, l'armure de Laurenas scintillait d'un feu mauvais.
Quand bien même aurait-il conservé sa langue dans sa bouche, avec ses pulsions brutales et meurtrières débordantes le chevalier n'aurait eu de cesse d'attirer à lui les suppôts du Drac comme autant de moustiques autour d'une lampe à huile.

- Je jure... Oui, je jure que pour vous autres, abominations, cette journée sera la dernière ! grogna-t-il entre ses lèvres serrées, les yeux injectés de sang.

Ses bras tremblaient de cette fureur à nulle autre pareille !
Parmi les arbres, un silence pesant s'était installé. Il fut aussitôt brisé par le craquement du sol sous les pieds de Laurenas ; des racines en émergèrent. Elles s'enroulèrent autour des appuis du chevalier qui, réactif, entreprit de les découper avec sa lame. Cette dernière finit malheureusement par se briser, son extrémité pointue profondément logée dans un de ces appendices noueux.
Ivre de rage, Laurenas saisit son bouclier à deux mains avant de l'abattre à plusieurs reprises sur ses entraves grimpantes. Il parvint à se libérer au prix d'une sérieuse blessure à la cuisse et ramassa sa lame brisée. Le vengeur fou chancela sur trois pas puis, nonobstant la douleur, continua d'avancer à grandes enjambées.
Son regard s'était durci, le rendant encore plus intimidant qu'il ne l'était déjà. Et lorsque d'autres membres noueux cherchèrent à nouveau à l'attraper, Laurenas déploya son pouvoir latent et, rien qu'avec son énergie, les anéantit purement et simplement !
Derrière lui, débris de bois et mottes de terre retombaient en tourbillonnant parmi la poussière.
Après seulement dix pas, Laurenas se figea.
Ses yeux s'écarquillèrent lorsqu'ils se posèrent sur son Némésis et quelques membres de son entourage malsain.

Parmi eux se tenait une sorte de gobelin longiforme avec un chapeau de sorcier marron vissé sur son crâne, entre ses longues oreilles pointues. Il avait un bâton dans la main et une minuscule créature rousse dans l'autre. Son sourire était large, infâme, et respirait la malice. A ses côtés se dressait un satyre, son poitrail musclé à l'air libre soutenu par deux pattes de chèvres. Entre ses cornes de bouc, il avait une impressionnante corne jaunâtre plantée au milieu du front.
Mais le plus méprisable du lot était campé bien au centre, les bras croisés sur son manteau sinistre. Il observait le chevalier avec un écœurant mélange de sadisme et de satisfaction morbide.

- Quelle aura délicieuse ! souffla-t-il à ses sinistres compères. On dirait bien que notre poisson a muté dans ces eaux dangereuses. Je sens l'énergie de sa Rune vibrer dans l'air...

- Seuls les incultes emploient cette Rune à des fins purement défensives ! caqueta le Drac. Son potentiel créateur est immense - pour peu qu'on lui laisse le temps de profiter de sa gestation, et de croître.

Son ténébreux compagnon acquiesça d'un hochement de tête.

- Mais toi aussi tu juges le fruit assez mûr. (Il tourna la tête vers le puissant satyre.) Montre-lui le pouvoir que je t'ai légué, Tor'Ibid.

Laurenas n'avait absolument aucune raison d'attendre qu'ils en aient terminé : il se ruait déjà à leur rencontre en hurlant - ce malgré son épée brisée et son bouclier fendillé !
La magie que renfermait sa Rune à demi-éveillée englobait sa silhouette armurée, déformant le paysage comme si une intense chaleur s'en dégageait.

- TON HEURE A SONNE, ORDURE !!!

Sous chacune de ses foulées, la terre se craquelait, s'enfonçait ! Très vite, le chevalier brisa la distance qui le séparait du trio et leva son bras armé pour l'abattre en plein milieu du front du chef sournois.
Mais Tor'ibid fit son intervention, pénétrant dans la garde de Laurenas de toute sa masse !
Il y eut un choc très rude entre deux énergies opposées. Des étincelles marquèrent cet affrontement, éclaboussant la terre meuble aux pieds des deux combattants. Un vent puissant se propagea dans la zone. Puis Laurenas fut projeté en arrière, son aura runique étonnamment ébranlée par la riposte du satyre !
Le chevalier se rattrapa de justesse, les mains serrées sur ses outils de mort.
Que s'est-il passé ?!
Il leva les yeux sur Tor'ibid. La corne qu'il avait sur le front étincelait d'un feu jaune.
Le vengeur retroussa les lèvres et poussa un grand cri !
Répondant à sa colère, l'énergie se remit à affluer autour de lui. Cela aurait été parfait si le pommeau qu'il tenait dans sa main gauche n'était pas tombé en miettes lors du processus...
Laurenas fut encore plus étonné de voir le métal de son armure ensanglantée se froisser comme du papier !
Il ramena brutalement les yeux sur son bouclier encore utilisable.

- S'il le faut, cracha-t-il, je vous tuerai à mains nues !

Fléchi sur ses pattes, le satyre souriait d'un air de défi.

- Très présomptueux de ta part, petit homme.

Le chevalier entreprit de lui foncer dessus - cette fois-ci en le ciblant, lui, l'obstacle à sa vengeance ! Il n'avait pas fait deux mètres qu'un arbre s'abattit sur son chemin, lui coupant la route. Laurenas recula d'un bond et constata que cet élément du décor ne s'était pas déraciné pendant sa chute ; il s'était plié selon un angle complètement improbable.
Q-qu'est-ce que c'est que ce délire ?!
Un autre arbre se courba en travers de la voie, manquant le broyer de peu.
Laurenas grimaça.
 C'était comme si la forêt elle-même refusait qu'il se lance à l'assaut de l'usurpateur et de sa vilaine troupe !

- Pourquoi ?! ragea-t-il.  Pourquoi vous mettez-vous en travers de mon chemin, maudits arbres ?!

- Tu n'as pas besoin de le savoir, fit une voix langoureuse dans son dos.

Elle appartenait à une Dryade fort séduisante dont l'intimité n'était masquée que par une pauvre feuille. Il n'eut pas le temps de se retourner pour la voir qu'une nuée de lianes aussi solides que des fils en acier jaillirent de la frondaison des arbres pour le prendre à la gorge !
Laurenas porta une main tremblante à son cou, sentant ses forces s'amenuiser pour une raison qu'il ignorait.
 Pou... pourquoi ? s'interrogea-t-il, récupérant un semblant de lucidité au moment le moins opportun.
Il ferma un œil. Dans son champ de vision réduit de moitié, le satyre réapparut, juché fièrement sur les arbres soumis à l'autorité de la Dryade.

- Quand il ne sait pas s'y faire, dans cette forêt l'homme seul est viande à nymphe, jubila-t-il.

D'un bond souple, il atterrit face au chevalier. Au moment de charger, Tor'ibid releva brusquement la tête, pointant sa corne lumineuse dans l'axe de sa cible suffocante. Elle traversa le poitrail de son armure et se logea profondément à l'intérieur de la chair que la protection gardait bien au chaud !
Cette fois-ci, Laurenas eut un hoquet inquiétant.
Le satyre se fendit d'un petit gloussement et recula d'un bon pas. Sa corne luisait maintenant de deux couleurs différentes : au jaune acide du ver luisant se mariait le vert de la végétation.

- Tu as de la chance, fit le satyre. J'aurais très bien pu te faire imploser par les pouvoirs de la Rune de la Confrontation, mais notre Maître Runiste m'a interdit de t'achever. (Son sourire était amer.) Il faut croire que même les sous-êtres dans ton genre peuvent avoir une quelconque utilité auprès des puissants...

Laurenas s'effondra sur les genoux dans un bruit de ferraille, un filet de sang suspendu à ses lèvres tombantes. Sous ses paupières lourdes, il fusillait du regard le satyre.
Celui-ci se pourlécha les lèvres.

- Oh ! J'aime ce regard. Si j'avais un penchant pour les hommes, j'aurais sans doute fait de toi l'une de mes nombreuses poupées obscènes, s'égosilla-t-il avant de lever les yeux sur sa collaboratrice nymphe : A toi de jouer, Catin Yggdrasia. Tu n'es pas sans savoir ce que désire ton nouveau propriétaire, n'est-ce pas ?

- Je me passerais volontiers de tes remarques, satyre, maugréa-t-elle d'une voix venimeuse. Au lieu de rester planté-là bêtement à me regarder travailler, je te prierai de bien vouloir apporter à notre maître l’essence runique que tu as prélevé sur cette pauvre bête à face humaine.

Tor'ibid eut un rire sans joie et fit volte-face. Par-dessus son épaule, il lui rétorqua :

- Humpf... Continue à fanfaronner tant que tu le peux encore, femelle ! Je me ferai un plaisir de profiter de tes appas une fois qu'il n'aura plus besoin de toi.

Sans attendre de réponse, il obéit aux consignes qui lui avaient été données.
Autant vous dire que l'Hamadryade n'était franchement pas pressée de croiser le chemin de sa Sœur des Bois...

Les bois avaient bien changé depuis notre dernière visite. Aux yeux de tous, ils n'apparaissaient plus aussi enchantés et féeriques. On eut dit qu'une malédiction de grande ampleur s'était abattue sur la flore entière !
Arbres et plantes portaient des couleurs ternes, mais malgré cela ils semblaient avoir subi une croissance accélérée, parfois même monstrueuse... comme cette racine mouvante qui dépassait du sol et qui empiétait sur le petit sentier que nous empruntions. Elle gesticulait dangereusement, brassant l'air dans notre direction comme pour nous interdire le passage.

- Restez où vous êtes, grogna Brognÿ en nous barrant la voie d'un bras massif avant d'empoigner son immense hache à deux têtes. Je vais la découper proprement.

- Non, fit Vianna en posant une main glacée sur le barrage de muscles. JE vais la refroidir avec ma magie !

- Que nenni, intervins-je en me glissant entre ces deux challengers. Sans vouloir me vanter, mes réserves en matière d'énergie et de magie sont plus fournies que les vôtres ! (Je brandis un index professoral sous le nez de chacun.) Par ailleurs, j'aimerais que vous vous gardiez de blesser ces bois plus qu'ils ne le sont déjà. (Je baissai les yeux sur l'appendice noueux qui claquait sourdement dans l'air à la manière d'un fouet.) L'agitation de cette racine est à l'image du désordre qui y règne - et ça, c'est l'amie proche d'une Hamadryade qui vous le dit !

Nostell poussa un soupir désabusé.

- Tu as de drôles de fréquentations. (Elle nous regarda tour à tour.) Gardez bien en tête les rôles que l'on vous a attribués pendant la réunion ; cela nous évitera d'avoir à nous faire concurrence là où l'esprit de compétition n'a pas lieu d'être.

- Hrrmm-mrrr ! bafouilla méchamment Ralarth derrière l'écharpe qui lui recouvrait les mâchoires.

Traduction approximative : « Écoutez ce qu'on vous dit un peu, bande de [Insérez une injure] ! »
Et oui : je n'avais pas jugé indispensable d'user de magie pour lui réparer la bouche ; s'il y a bien une chose que Bast, notre précédent ennemi, avait fait de bien c'était de la lui avoir entorsée.
En revanche, j'avais pris grand soin de la jambe de Brognÿ - le guerrier aux allures de bûcheron était libre de porter son poids sur une jambe comme sur l'autre !

- En parlant de ça, surenchérit Véfa en se tournant à demi vers Dathryth. C'est à toi de leur remonter les bretelles. On est chef ou on ne l'est pas.

- J'assumerai ce rôle comme vous respecterez les vôtres jusqu’à nouvel ordre, répliqua le concerné avant de m'interpeller : Fais ce que tu penses être juste. Mais ne t'attends pas à ce que nous fassions preuve de pitié en cas d'offensive sylvestre tous azimuts.

- Bien entendu ! claironnai-je.

Pendant qu'ils discutaient, j'avais déjà pris la peine de tracer la Rune Berkano. Une lueur moitié verte moitié mauve éclaboussa la racine récalcitrante, neutralisant sur le coup la folie qui la rongeait. Durant ce processus de courte durée, des informations utiles sur nos ennemis m'étaient parvenues. Je m'en doutais déjà, mais j'eus tout de même confirmation que les Nymphes habitant cette forêt étaient en grande partie responsables du mal qui s'y était propagé...
Satisfait par ma prestation, Brognÿ baissa son arme.

- Propre et efficace, sourit-il en me tapotant l'épaule d'une main d'ours. J'suis convaincu ! en ce qui concerne les arbres, dorénavant, je te laisse gérer.

- Vous m'en saurez gréée, gloussai-je en jonglant du regard entre lui et ma chère ancêtre, Vianna. En échange, vous vous occuperez des Dialints et de leurs semblables.

- Ça me convient ! s'exclama-t-elle en brandissant un poing enthousiaste à cette idée. Ces maudits diablotins à ramures ne traverseront pas nos défenses.

Toujours sur le qui-vive, les yeux réduits en deux petites fentes, Nostell fit un pas en avant et tira sur la corde de son arc où une flèche était déjà encochée.

- Quand on parle du loup...

Dans son dos, Véfa, les mains jointes sur son médaillon, occupée à sonder les environs, compléta :

- On en voit la queue. J'en perçois une bonne dizaine. Ils approchent en duos très serrés, comme s'ils...

Montaient quelque chose ? En effet : c'était bien le cas !
Six Dialints bondirent des buissons, tous installés sur le dos de curieuses bêtes noires comparables à des loups. Recouverts d'écailles, ceux-là avaient les yeux violets et des crocs aussi sombres que leur humeur ! Un entremêlement complexe de lianes leur servait à la fois de selle et de rênes, signe qu'une intelligence supérieure bien différente à celle de leurs cavaliers notoirement stupides avait travaillé en prévision de cette rencontre.

La première flèche de Nostell se logea dans la bouche grande ouverte d'un Dialint, le désarçonnant sur le coup. L'espèce de molosse qui lui servait de monture ne perdit pas courage et se rua à la rencontre de la tireuse. Il fut stoppé net par un coup de hache de notre colossal allié ! Celui-ci avait abattu sa lame sur le cou du bestiau cauchemardesque, l'enfonçant à moitié dans la terre meuble.
Constatant qu'il n'avait pas eu raison de ce monstre, Brognÿ grogna sourdement en levant son arme lourde des deux mains, puis l'écrasa de nouveau contre le sol, sectionnant de ce fait l'épais collier de sa victime aux pattes encore remuantes.

- Faites attention ! beugla-t-il à la cantonade. Ils ont le cuir charnu - du solide de chez solide !

Épaulé par Nostell et Ralarth, il se dressa bras écartés face à deux nouvelles monstruosités montées par autant de Dialints. Trois autres tandems avaient esquivé le guerrier à la hache en vue de prendre le reste de l'équipe - c'est à dire Vianna, Dathryth, Véfa et moi - en tenaille.

- Je m'en occupe ! se proposa ma brave ancêtre en zébrant l'air d'un doigt luisant de magie.

Le froid torrentiel de la Rune Isa congela sur place une unité ennemie : envahi par le givre, le Dialint s'était immobilisé le bras en l'air, une lance serrée dans son poing chétif, les jambes serrées sur son molossoïde lui-même statufié !
Dathryth avait ouvert le petit carnet occulte de mon Maître et s'en était servi pour faire apparaître deux énormes mains fantomatiques. Les doigts pliés pour ne plus former qu'une paire de poings, ils pulvérisèrent purement et simplement l’œuvre d'art de Vianna.
Entre-temps, forte de ses pouvoirs spéciaux, Véfa avait pénétré dans la psyché d'une autre de ces montures noires pour la pousser à s'en prendre à son congénère voisin. Une bataille inattendue et féroce eut alors lieu entre ceux-là tandis que les Dialints qui leur servait de cavaliers piaillaient de frustration. L'un d'eux entreprit de projeter sa lance sur mon homologue Runiste, mais je fis bon usage de la racine mouvante en dardant son extrémité pointue dans sa direction. Le javelot de fortune ricocha sur son écorce avant de se perdre dans un buisson puis, conformément à mes ordres, l'élément sylvestre s'enroula vigoureusement autour du petit démon.
Malicieuse, je levai une main entourée de volutes féeriques.

- Pas touche à la mouche ! lâchai-je en serrant le poing.

La pression imposée fut telle qu'elle fit littéralement imploser notre assaillant grimaçant !
Surprise et horrifiée, Vianna avait reculé d'un grand bond.

- W-Wow !... Hé, oh ! T'as bien failli m'éclabousser !

Je haussai les épaules.

- Ce sont les risques du métier, chantonnai-je.

Ses prunelles couleur lavande me lançaient des éclairs.

- Ne vous chamaillez pas, intervint Dathryth. Le danger n'est pas encore complètement écarté !

A l'aide de ses extensions spectrales, il infligea une écrasante manchette au Dialint restant. Celui-ci, la nuque brisée, succomba à califourchon sur son molosse qui entreprit de résister du mieux qu'il pût à la pression exercée tout contre son dos poisseux de sang.
Je saisis cette occasion en faisant de nouveau appel à ma racine ensorcelée. Elle s'entortilla autour du cou de la bête écailleuse et, suivant le mouvement de torsion initié par ma main conductrice, le lui rompit d'un coup sec !
Néanmoins, au même moment, je perçus un mouvement vif dans mon champ de vision périphérique ; le molosse survivant s'était remis du lavage de cerveau et, toutes griffes sorties, en était déjà à essayer de me plonger dessus !

- Baisse-toi ! m'ordonna Vianna.

Une main posée sur mon épaule, elle me força à descendre d'un étage. Je suivis le mouvement non sans solliciter mon esclave sylvestre pour la troisième fois déjà. Au timing près, il claqua contre les côtes écailleuses de la créature - juste assez fort pour le repousser de côté.
Le monstre se rétablit sur ses pattes griffues mais n'eut guère le temps de nous intimider d'un bon cri : d'un geste à la volée, Vianna venait de lui souffler des particules glaciales à la gueule, l'aveuglant presque instantanément !
Les mains magiques de Dathryth se refermèrent durement sur l'aberration reptilienne, la contraignant à l'immobilité.

- Merci pour votre collaboration ! claironnai-je en ponctuant ma phrase par un claquement de doigts retentissant.

Loués soient les pouvoirs de la pierre philosophale prisonnière de ma chair, parce qu'une énorme stalactite souleva la créature de terre, l'embrochant à trois mètres du sol comme un vulgaire cochon.
Brognÿ, qui en avait vraisemblablement terminé avec ses adversaires, fit fi de son poids et bondit comme un lièvre pour lui sectionner la trachée-artère d'un grand coup de hache !
Le sang monstrueux se mit à dégouliner le long de l'édifice rocailleux que j'avais invoqué.

- Tout en finesse, grimaça Vianna alors que nous nous redressions tout juste. Mais ce fut un très joli saut, ça, je veux bien te le concéder.

Fier de son geste, notre ami à la hache lui adressa un sourire carnassier en portant une grosse main à ses bijoux de famille.

- Et je suis aussi très doué pour la chevauchée !

Vianna fit mine d'avoir un haut-le-cœur.

- Dommage que tu soies un vrai mufle, éructa-t-elle.

Son attention portée ailleurs, Ralarth infligea un coup de coude entre les côtes de Brognÿ dans l’espoir d'éveiller son intérêt autrement que par une mise en garde inarticulée.
Véfa avait le regard braqué dans la direction que le pugiliste indiqué à son camarade d'un mouvement du menton.

- Une nouvelles présence... bien plus massive que les précédentes, bredouilla-t-elle, en partie fatiguée par les sorts lancés pendant l'assaut, un index tremblant levé vers l'endroit où avaient émergé les troupes vaincues, vient... à notre rencontre !

Je ne percevais toujours aucune énergie dans le coin mais quelque chose ne tournait pas rond. Une nuée de corbeaux avait pris son envol, effrayées par quelque chose qui, sans nul doute, provenait des sous-bois.
Soudain, quelque chose de lourd et de long jaillit de la frondaison !
Le projectile, presque aussi épais que le tronc d'un arbre, ciblait Nostell. Malgré sa vigilance naturelle, elle n'était pas en mesure d'échapper à la mort qui filait droit sur elle.
C'était sans compter sur l'intervention de Dathryth, dont la paire de mains fit opposition au grand épieu. Le Contractant les manipulait avec une aisance et une vivacité incroyables - comme s'il ne s'agissait rien de plus que d'une extension de ses propres mains !
Le missile longiligne s'était stoppé net, maintenu très solidement par une double poigne surnaturelle.
Nostell manqua trébucher en arrière, ses yeux encore papillonnant braqués sur ce qui avait bien failli lui coûter la vie.
Tandis que ses puissants membres fantomatiques tordaient l'épais morceau de bois jusqu'à ce qu'un craquement sec retentisse, Dathryth leva les yeux sur l'homme massive qui recouvrait le groupe entier.
Le géant extirpait laborieusement sa carcasse obèse du sous-bois dans lequel il s'était caché quand mon regard se posa dessus. Il était presque aussi grand que les arbres de cette forêt, si bien que de son point de vue celle-ci devait très certainement ressemblait à des hautes herbes. La figure de ce nouvel arrivant était comparable à celle d'un Dialint mais en beaucoup plus buriné. Il portait une sorte de lunette de visée ajustable à l’œil droit et une arbalète chargée, aussi imposante qu'une baliste, à la place de l'avant-bras, sur ce même côté.
Il souffrait d'obésité à en juger par sa panse bedonnante, mais à partir de sa taille quatre puissantes pattes écailleuses, d'un noir d'obsidienne, lui assuraient une capacité de déplacement à ne surtout pas prendre à la légère. Enfin, attaché dans son dos reposait un immense carquois rempli de larges tubes en bois.
Globalement, on aurait dit une créature hybride, croisée entre ces étranges molosses noirs vus plus tôt et le Dialint de base, sous l'influence d'un monstrueux sort de croissance.

- Je l'ai manquée - Grumph !? Pas possible ! Groumph !

- Il s'en est fallu de peu, entendis-je Nostell marmonner entre ses lèvres serrées.

Elle avait froncé les yeux et défiait du regard le mastodonte.
Dathryth, lui, était d'un calme glacial ; tout comme Vianna, parée à recourir à l'usage de sa Rune frigorifique. Plantée derrière la précédente citée, Véfa reprenait un peu de couleur. En tant que membres de la première ligne, Ralarth et Brognÿ s'étaient mis en garde.
Et moi ? Eh bien, j'étais sur le point d'exploiter la racine qui m'avait si bien servie jusqu'ici lorsque la voix du chef de notre groupuscule coupa court à mes projets bellicistes.

- Un tel adversaire n'est pas assez important pour qu'on lui oppose l'ensemble de nos forces, décida-t-il. Le Drac n'est pas stupide : il sait que cette brute décérébrée n'est pas de taille à nous liquider.

Je lui coulai un regard de biais.

- Vous pensez qu'il cherche à gagner du temps en envoyant ses sbires à l'abattoir ? (Je me souvins des dires de ce maudit diablotin.) Après nous avoir poussé à la précipitation en menaçant la ville d'un nouveau raid ? Vraiment ?

Il hocha la tête, l'air sévère.

- Il est tordu - et ça lui ressemble bien. Je ne ferai pas le jeu de l'ennemi. (Il promena brièvement son regard sur chacun d'entre-nous, puis reporta son attention sur le géant.) Ryanne, Ralarth, Brognÿ et Véfa, nous appela-t-il. Je vous ordonne de renoncer à ce combat ! Sans nul doute, le vôtre aura lieu plus loin dans cette maudite forêt...

L'heure n'étant pas aux tergiversations alors nous acquiesçâmes comme un seul homme. Nous n'avions pas de temps à perdre : deux de nos camarades étaient déjà morts ou avaient disparu ! Si jamais il existait une petite chance de les sauver, nous ne devions pas traîner.
Par ailleurs, avec Nostell à ses côtés, Dathryth et Vianna n'auraient aucun mal à suivre notre piste après qu'il se soient débarrassés de leur adversaire.
Face à nous, ce dernier réajustait son prochain tir, sa lunette alignée dans l'axe de visée.

- Grumph ! J'vous interdis de m'fausser compagnie, les cafards ! Si j'suis ici, c'est pour vous transformer en passoire ! Graourmph !

- Maintenant, Vianna ! lâcha Dathryth.

- Okaaaay ! répliqua-t-elle, visiblement très enthousiaste à l'idée de faire partie de la première équipe. (Elle tendit ses bras menus.) Isa, souffle pour moi !

Semblables à un blizzard, deux cônes où tourbillonnaient d'épais flocons de neige s'étendirent par-delà la paume de ses mains levées. Vianna avait pris soin de cibler la fameuse lunette que le monstre portait à l’œil droit, l'empêchant ainsi de tirer correctement.
Déstabilisé, il s'abstint de décocher son carreau mortel - d'autant plus qu'il avait remarqué que les mains magiques de Dathryth se tenaient prêtes à la réception.

- Grruuuh ! (Il se reçut une flèche en travers de la main qu'il avait levée devant son visage.) Ouille !... Maudites vermines !!

Ralarth, Brognÿ, Véfa et moi avions entrepris de le dépasser en le contournant prestement par la droite. Mais je sentais l'autre moitié de son regard mauvais peser sur nous.
Il nous guettait, et il n'avait qu'à tendre le bras ou se laisser tout simplement tomber sur le flanc pour nous barrer le passage - et nous écraser par la même occasion.
Je criai aux hommes de mon groupe :

- Ne lâchez pas Véfa d'une semelle !

En pivotant sur un pied pendant la course, je libérai d'un geste calculé un Sattelès influencé par l'activation de la Rune Berkano. Cette combinaison de sorts donna naissance à une sphère moussue, spongieuse et entêtante, que l'arbalétrier Dialint se reçut en pleine face !
Une explosion de faible ampleur eut lieu à même son visage marqué, ne lui infligeant... aucun dégât. En revanche, il eut droit à une belle muselière à base de fines lianes à l'effroyable élasticité !
Alors que je me détournai de lui, je l'entendais se débattre avec ma sournoise création. Et à en juger par l'intensité de ses grognements, ma chose refusait catégoriquement de lâcher prise~

- Hé hé ! Et voilà le travail ! Je vous souhaite de passer un excellent moment avec mes compagnons, vilaine bête~

Et de subir une cuisante défaite, bien entendu !
Nonobstant les bruits de bataille dans mon dos, je m'empressai de rejoindre Véfa et ses protecteurs.

Ralarth et Brognÿ s'étaient immobilisés face à un paysage qui semblait sortir tout droit d'un conte de fée. Un peu plus en retrait, Véfa, les mains jointes sur son médaillon, contemplait cet environnement d'un œil circonspect.
Le chemin que nous avions emprunté descendait en pente douce, et une végétation aussi luxuriante que colorée envahissait les lieux. La lumière du soleil perçait à très grande peine à travers les branchages, si bien que la pénombre régnerait si les champignons présents ne produisaient pas ces étranges lueurs aux nuances bleutées.
La voie n'était pas obstruée - on aurait pu y marcher côte-à-côte - mais tout ceci ne m'inspirait pas confiance...
Brognÿ renifla de mépris.

- Ça sent le piège à plein nez.

Je n'en pensais pas moins.

- En effet, dis-je en essayant de repérer une voie alternative. (Sans grand succès, hélas !) Mais je crains fort que nous ne soyons pas en mesure d'éviter cet obstacle aussi facilement que le précédent...

- Quelque chose brouille mes perceptions, déclara Véfa. J'ignore si cela provient de ces champignons ou d'un autre élément de cet environnement si peu... anodin ?

Ralarth haussa les épaules et, d'un pas nonchalant, entreprit de nous passer devant.
Je roulai des yeux au ciel. Cet individu-là était de très loin le plus insouciant de toute cette équipe - et représentait par conséquent une grosse source d'ennuis en perspective !

- Vous devriez éviter, le prévins-je tout de même non sans secouer la tête en un geste désapprobateur. Ces bois-là ne cautionnent pas notre présence.

Il choisit d'ignorer mon avertissement et, presque immédiatement, se fit attaquer par des ronces récalcitrantes sorties de nulle part ! Titubant en arrière, ses bras levés en protection devant son visage, Ralarth poussa un râle de douleur derrière son épais foulard.
Une ronce y avait laissé une trace de son passage - une déchirure dans le tissu - et aurait sans doute pu s'accrocher à la peau tendre de son cou si l'accessoire ne l'en avait pas préservée.
Pour ne rien arranger à l'humeur du pugiliste, Brognÿ éclata d'un rire gras !
Il lui tapota l'épaule en un geste qui - à tort - se voulait réconfortant.

- Allons, mon gars ! Va pas te faire écorcher vif ! Mieux vaut qu'tu laisses faire l’héritière de Dame Nature. Elle-seule semble capable de nous ouvrir le voie au beau milieu de toutes ces mauvaises herbes.

Ralarth chassa sa grosse paluche d'un roulement d'épaules et croisa les bras sur sa poitrine, l'expression fort peu amène. Et vu la façon qu'il avait de me lorgner, je me disais bien que je ne figurais pas dans ses petits papiers.
Ignorant ce guerrier au caractère de cochon, j'eus un petit sourire conciliant à l'adresse de Brognÿ.

- Bien ! Ne bougez pas d'ici avant que je vous le dise. (Je me tournai vers les ronces.) Je m'en vais tenter ma chance !

Cela faisait déjà un petit moment que la Rune Berkano chatoyait dans la paume de ma main droite. Je pris le temps de la renouveler avant de pénétrer dans ce nid de serpents, le creux de ma main présenté face à la végétation corrompue.
Éclairé par le symbole magique, le barrage de ronces se rompit aussitôt. Feuilles et branchages s'écartèrent de mon chemin jusqu'à ce que je m'enfonce six foulées plus loin dans ce biome féerique. Tout paraissait sous contrôle... sauf peut-être du côté des champignons fluorescents qui s'étaient mis à se... déhancher bizarrement ?
D'apparence calme, je haussai légèrement les sourcils en braquant ma main dans l'axe des eucaryotes pluricellulaires dansants. Je n'avais pas encore commis la bêtise de m'en approcher qu'ils se recroquevillèrent subitement sur eux-mêmes avant de déployer plusieurs nuages de spores jaunâtres !
Confuse de par leur réaction insolite, je tournai mon regard dans tous les sens.
C'est en apercevant le cercle parfait de champignons dans lequel je me tenais debout que je compris...

- B-bon sang !

Plaquant une manche de ma tenue en Tisse-Rune contre mes voies respiratoires, je fis signe aux autres de ne surtout pas me suivre. Mais ceux-là ne pouvaient déjà plus me voir à travers l'épaisse purée de poids formée par l'exhalaison conjuguée des grands champignons.

- Elle s'est loupée ?! cracha le combattant à la hache en portant le dos de sa main à sa bouche. Dans quel merdier a-t-on mis les pieds, bordel !?

Lui et ses compagnons reculaient, impuissants face à la propagation des spores.
Puis il y eut comme un coup de vent, ponctué par l'impact d'une masse contre une autre bien moins robuste. Dans son dos, Brognÿ entendit comme l'éclosion d'un cri - très bref, non achevé. Comme Ralarth, il se dévissa dans l'espoir d'en comprendre le sens.
Leurs yeux s'écarquillèrent de conserve : un satyre avait fait son apparition, et il portait en travers d'une de ses épaules le corps de Véfa, leur Ritualiste !
Au milieu du front de la bête humanoïde, entre ses deux impressionnantes ramures, une corne d'un jaune brillant éclairait son visage à l'expression lubrique.

- Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que je vous l'emprunte, j'imagine ? jubila-t-il en plaquant sa grande main sur le postérieur de son fardeau.

- Espèce d'enfoiré ! beugla Brognÿ, ses yeux révulsés de colère. Relâche-la sur-le-champ, maudite face de bouc, ou tu vas tâter du tranchant de ma hache !

- Mais bien sûr ! J'en brûle d'envie, lui sourit Tor'ibid. Toutefois, on ne jouera pas avant que mon maître ait reçu son colis - tu en devines la nature !

Bien mon bavard que son camarade, Ralarth donna l'assaut, son poing rejeté en arrière. Tor'ibid l'esquiva d'un bond de côté et, à la suite d'un autre tout aussi rapide, l’intercepta d'un bon coup de sabot en travers des côtes !
Le pugiliste chancela un instant, grimaçant sous son foulard abîmé, mais se rétablit très vite.
Brognÿ voulut saisir cette occasion pour abattre sa hache sur l'épaule du monstre où ne reposait pas le corps de sa coéquipière mais le satyre, effroyablement souple, se contorsionna. La hache ne rencontra que le vide tandis que son porteur accusa un douloureux coup de genou en travers des entrailles.
Ce maudit satyre disposait d'une puissance de frappe ahurissante alors qu'il n'était pas plus épais que lui !
Laborieusement, le regard de Brognÿ s'accrocha à cette corne peu singulière qui ornait le crâne de son adversaire inhumain.

- K-kof !... D-de la magie... ça ne peut être que ça !

Ralarth bondit de nouveau entre Brogny et Tor'ibid, mais ce dernier l'évita encore une fois avant de se faufiler dans les buissons.

- Si vous voulez vraiment récupérer cette jolie petite pouliche, il va falloir que vous m'attrapiez, les nargua-t-il. Bonne chance pour me coller au train à travers cette forêt ! Vous allez en avoir grand besoin, mes lapins~

Il fit volte-face et se mit à galoper. Brognÿ jura, encore à moitié plié en deux, une main pressée contre sa plaquette abdominale meurtrie. Ralarth le fusilla du regard et, d'un pressant mouvement de tête, lui fit signe de poursuivre le kidnappeur.
Surmontant la douleur, le guerrier aux allures de barbare se redressa et courut à la suite du pugiliste. Il lança un dernier regard dans son sillage, plus particulièrement sur ce voile de spores potentiellement toxique qui lui bloquait la vue, et annonça à la Runiste coincée derrière :

- Ce salopard de satyre a enlevé Véfa ! Tu vas devoir te débrouiller seule, gamine ! Mais je sais que tu vas y arriver. T'es une dure à cuire - comme moi. (Il eut un sourire forcé.) Essaye de ne pas pulvériser ce fils de chienne de Drac avant qu'on se retrouve !

J'entendais à peine les bruits de pas précipités de Brognÿ s'atténuer. Les spores toxiques avaient envahi la zone et ma manche, aussi ample fusse-t-elle, ne suffisait plus à m'en préserver.
Heureusement que mon cerveau fonctionnait toujours à plein régime !
L'ennemi est parvenu à diviser nos forces.
Alors qu'il espérait justement éviter rendre la tâche plus difficile au Drac et à sa maudite clique, Dathryth s'était vraisemblablement trompé - et en beauté.
Dans ce cas, c'est à moi de recoller les morceaux !
En l'absence de Ki, la magie allait faire l'affaire. Je me focalisai entièrement sur ma petite personne, imaginant alors une onde psychique assez large pour me recouvrir de la tête aux pieds. Encore une fois, les enseignements d'Elwen - une mage pourtant bien moins calée que je l'étais alors - me furent salutaires ; projetés à l'écart de ma silhouette transpirante de cette énergie répulsive, les spores diaboliques s'éparpillèrent et s'accrochèrent à la végétation malsaine.
Décontractée et bien à l'écart de ce mal paralysant, j'expirai un modeste panache de magie tout juste assez étrange pour donner l'impression que l'air devant moi se déformait sous le coup d'une importante chaleur.

- Voilà qui devrait faire l'affaire, soufflai-je pour moi-même.

Mais ça n'allait certainement pas s'arrêter là, non. Ce piège en dissimulait un autre - voire même plusieurs - ; en promenant mon regard sur la végétation alentour, je vis des créatures toutes plus étranges les unes que les autres se détacher de l'écorce des arbres. Bien que de gabarits différents, ils avaient à peu-près forme humaine et disposaient d'orifices d'un vert luminescent en guise d'yeux.
Nul besoin de Perception pour comprendre qui contrôlait cet attroupement sylvestre.
J’élevai aussitôt la voix :

- Montre-toi, Yggdrasia ! J'ignore tout de tes motivations, mais je sais que c'est toi la responsable de toute cette mise en scène !

Comme toute réponse, j'eus droit à des petits gloussements désincarnés. Ceux-là me mirent la puce à l'oreille : si mon amie était réellement derrière tout ça, elle n'agissait probablement pas toute seule.
Quelqu'un l'a sans doute influencée...
Autour de moi, les Fils de la Nature s'approchaient dangereusement, certains en titubant de façon grossière. Quelques spores s'étaient accrochées à l'écorce animée - frapper à mains nues dans un bois aussi infesté relèvait du suicide.
J'eus un soupir las.

- M'envoyer tes pantins ne servira pas tes desseins, chère Sœur des Bois, continuai-je en adoptant une posture souple et légère. Ne me force pas la main.

Mais les Fils de la Nature ne l'entendaient pas de cette oreille. Mon amie encore invisible les avait programmé pour qu'ils se jettent sur moi !
D'une simple impulsion magique au niveau de mes poings, j'invoquai deux Praesidium sous forme de gantelets. Les alvéoles mauves et translucides s’emboîtèrent autour de mes phalanges, épousant jusqu'au relief de mes mains entières.
Je m'en servis dans la seconde, explosant en morceaux l'« homme de bois » contaminé le plus proche. La frappe qui suivit ravagea le poitrail d'une autre marionnette, que je réduisis en nuage de copeaux de bois d'un grand coup de pied fouetté ! Je m'étais rétablie bien assez vite pour anticiper la prochaine attaque ; une grosse pointe à la place du bras droit, un envoyé de la forêt avait dans l'idée de creuser un vilain trou dans mon abdomen. Je saisis son moignon mortel au vol avant de répondre à son assaut par un violent coup de coude en travers de la gorge ; mais, bien consciente qu'une telle riposte n'aurait pas un impact assez conséquent sur une figure constituée essentiellement d'écorces, je dépliai la jambe droite dans son axe afin de la repousser sur ses infortunés collègues.
Un fracas de bois retentit dans cette arène végétale, ponctué par les quelques grognements sépulcrales des entités sylvestres.
Je n'avais pas le temps de jouer avec elles, aussi me fis-je un plaisir de les détruire les unes après les autres en jouant autant des poings que des pieds. Les derniers pantins qui se dressèrent face à moi détonnèrent contre leurs semblables, propulsés avec pertes et fracas sous l'emprise de ma Télékinésie Zélodienne.
Je lâchai à la cantonade :

- Cesse de jouer la montre, Yggdrasia ! Des vies sont en jeu pendant que nous tournons en rond. Et tu devrais t'en soucier autant que moi.

- Pourtant, intervint une voix souterraine, aujourd’hui, je ne m'intéresse qu'à te dérober la tienne.

Elle était bien plus proche de moi que je ne le pensais !
En sentant le sol vibrer sous mes pieds, j'eus tout juste le temps de bondir en retrait. Presque aussi large qu'un tronc, une racine avait jailli de terre pile à l'endroit où je me tenais. Sa pointe effilée était étrangement colorée, comme si on l'avait induite de... poison ?
Avec une grâce propre à sa nature de Nymphe, Yggdrasia s'extirpa de son terrier.
Elle m'adressa un sourire venimeux.

- Car après tout, c'est d'elle seule dont dépend l'avenir de mes semblables !